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La métamorphose du conservatisme européen sous l’effet du Brexit
©DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Londres, 
Le 2 février 2020

Mon cher ami, 

L’impact le plus important du Brexit

Eh bien, c’est fait. Ces deux derniers matins, je me suis réveillé en me demandant si j’étais dans un rêve ou dans la réalité. Après trois ans et demi, le Brexit est entré en vigueur. Et il se réalise dans de bonnes conditions: le gouvernement de Boris Johnson est en position de force au moment d’entamer les négociations avec l’UE. On peut même dire que la panique règne à Bruxelles. Vendredi, votre président n’avait vraiment pas l’air dans son assiette, quand il a commencé par expliquer que la campagne du Brexit, en 2016, a relevé du mensonge et de la manipulation, avant de promettre aux Britanniques qu’ils restaient vos amis. Et puis Donald Tusk, qui encourage les Ecossais à prendre leur indépendance ! Michel Barnier, lui, apparaît raide et figé sur toutes les images que l’on a de lui. On dirait des enfants criant très fort « Je n’ai pas peur ! » pour se rassurer eux-mêmes. 

Avant de vous écrire, je réfléchissais qu’il se passe quelque chose, cependant de beaucoup plus important que les états d’âmes de technocrates continentaux ! Le parti conservateur britannique est devenu le nouveau pôle du conservatisme européen. Jusqu’à présent, ce rôle était occupé par la démocratie chrétienne allemande. Mais rien de plus symbolique que le passage de flambeau involontaire de Madame Merkel à Boris Johnson. Il aura fallu quatre ans, mais il vaut la peine de prendre la mesure de ce qui s’est passé. 

2015: Angela Merkel bascule définitivement hors du conservatisme

En septembre 2015, Angela Merkel prenait, de façon solitaire, la décision d’ouvrir sans restriction les frontières aux réfugiés des conflits du Moyen-Orient et d’Afrique. Cet avis fut pris contre les recommandations de la police des frontières et contre la volonté de son partenaire de coalition, les chrétiens-sociaux bavarois. En quelques mois, plus d’un million de personnes entrèrent en Allemagne. Un certain nombre étaient de vrais réfugiés; d’autres profitaient de l’effet d’aubaine. Il y eut aussi ces terroristes qui passèrent au milieu des autres avant de commettre des attentats sur le sol français en novembre 2015. Mais ce n’est pas de France que vint une réaction. Les dirigeants de votre pays sont bien trop engoncés dans une vision béate de « l’amitié franco-allemande » pour avoir un sursaut. C’est en Grande-Bretagne qu’il s’est passé quelque chose de décisif. 

Quand on regarde de près le résultat du référendum sur le Brexit, neuf mois plus tard, on s’aperçoit que c’est sans aucun doute le thème de l’immigration qui a fait basculer le vote vers la sortie de l’Union Européenne. Angela Merkel ne s’en est sans doute jamais rendu compte mais elle est la première responsable du vote britannique en faveur de la sortie de l’Union Européenne. C’est durant sa période à la Chancellerie que la démocratie-chrétienne allemande a changé de nature. Venue de l’Allemagne de l’Est très sécularisée, Angela Merkel est représentative d’un protestantisme vidé de sa substance spirituelle, qu’il est impossible de différencier du progressisme. Elle a fait évoluer son parti vers la gauche: d’abord en s’installant à la place du SPD; puis en voulant s’allier aux Verts, avec la décision, brusque elle aussi, de sortir de l’industrie nucléaire civil; enfin par sa décision sur l’immigration. Le résultat ne s’est pas fait attendre: il a émergé, à la droite de la CDU et de la CSU, un parti dénommé «Alternative pour l’Allemagne ». Ce parti est cependant trop ambigu dans son rapport au passé nazi (beaucoup de ses cadres reviennent à la vieille thèse d’une société allemande indemne de la compromission avec un mouvement totalitaire) pour pouvoir construire un nouveau conservatisme. 

Ce conservatisme britannique, si ancien et si neuf ! 

C’est chez nous, en Grande-Bretagne, que le conservatisme du XXIè siècle est en train d’apparaître. Vous me direz que ce conservatisme est aussi ancien que Benjamin Disraëli l’Ancien. Boris Johnson n’a -t-il pas réhabilité le « One Nation Conservatism »? En fait, il faut bien mesurer que le conservatisme britannique avait décliné, en tant que modèle, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avec Winston Churchill, il s’était identifié au patriotisme britannique le plus héroïque. Et puis vint la reconstruction, le ralliement à la vision du Welfare State. Le parti conservateur y perdit son originalité; qu’est-ce qui le distinguait du travaillisme? Enoch Powell avertit des dangers de l’immigration de masse qui commençait; mais il fut rabroué par tous les bien-pensants; tout comme on ne le laissa pas exprimer ses craintes sur l’adhésion à la CEE. Dix ans plus tard, Margaret Thatcher revigora le parti en le rendant libéral en économie. la Dame de Fer, méthodiste convaincue, gardait l’image de l’éthique protestante du capitalisme cher à Max Weber; mais elle ne réussit pas à conjuguer durablement souverainisme et libéralisme économique. Elle fut trahie par son propre parti, qui se rallia au néolibéralisme mondialiste après l’avoir chassée du pouvoir. Les conservateurs britanniques se rallièrent en fait à l’Europe des chrétiens-démocrates allemands. Comme ils ne pouvaient pas aller aussi loin que ce que proposait Helmut Kohl, ils gardèrent un pied en dehors, en n’entrant pas dans l’euro. Et puis, ils se laissèrent dépasser par les travaillistes de Tony Blair en matière de zèle européen. En 1997, les conservateurs britanniques perdirent le pouvoir pour treize ans. 

Précisément, ce qui les a revigorés, ce sont les avancées toujours plus marquées vers le fédéralisme européen. Lorsque les Français rejetèrent le Traité Constitutionnel Européen, les Britanniques furent d’autant plus frustrés d’un référendum que Nicolas Sarkozy, élu en 2007, et Angela Merkel, substituèrent le Traité de Lisbonne au TCE. Gordon Brown, successeur de Tony Blair, perdit le pouvoir en 2010, pour avoir traité de « beauf » une vieille militante travailliste qui lui parlait d’immigration. Arrivé au pouvoir, David Cameron n’eut pas d’autre choix que de tenir compte des inquiétudes des électeurs britanniques à la fois concernant l’immigration venue de l’Union Européenne et concernant la souveraineté britannique. Le décor du référendum était en place. Et il fut réélu en 2015 en promettant l’organisation d’un référendum. 

Déclin de la démocratie-chrétienne, avènement du conservatisme populaire

La vieille démocratie-chrétienne du continent européen avait prôné la construction européenne dans un objectif de paix, après les deux guerres mondiales. Est-il possible, cependant, d’adhérer encore à cette construction européenne quand, d’une part, elle s’est fait le vecteur d’une immigration de masse, en particulier originaire de pays qui ne respectent pas la distinction de la religion et de la politique; et quand, d’autre part, le Parlement européen est la caisse d’amplification de toutes les dérives sociétales? Tous les chrétiens-démocrates allemands qui ne se sont pas opposés à Angela Merkel tandis qu’elle dérivait avec le mainstream progressiste, se sont faits les fossoyeurs d’un conservatisme allemand qui avait encore, sous Helmut Kohl, sa cohérence. 

Oh! Je ne veux pas dire que le tournant du conservatisme britannique soit dénué d’ambiguïtés. L’écologisme de Boris emprunte plus volontiers les termes d’une version que ceux du regretté Roger Scruton. Le même Boris n’est pas au clair sur les questions sociétales. Mais il a fourni le noyau minimal réclamé par les électeurs britanniques prêts à voter conservateurs: le rétablissement de la souveraineté et le contrôle de l’immigration. Le nouveau gouvernement britannique peut de plus s’adosser au conservatisme national de Donald Trump. Le monde anglo-saxon redevient pleinement conservateur. Et c’est bien pourquoi un basculement va se produire en Europe ! Non seulement le nouveau conservatisme anglo-américain rencontre un écho en Europe centrale ou en Italie; mais il a pour lui l’immense avantage d’allier souverainisme et défense des libertés. 

Mon cher ami, nous n’en sommes qu’au début de la mutation du conservatisme européen. Mais, comme disait Aristote: « Le commencement est la moitié du tout! ». 

Amitiés fidèles 

Benjamin Disraëli

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