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La littérature et le "Roi des siècles"
©FRANCOIS GUILLOT / AFP

Atlantico Litterati

Pascal Quignard publie le onzième volume de son « Dernier royaume » : «  L’homme aux trois lettres » (Grasset). Le sommet de cette rentrée littéraire 2020.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Auteur du « Salon du Wurtemberg » (Folio/1986), des « Escaliers de Chambord » (Folio/1989), ainsi que « Tous les matins du monde » (Folio/ 1991, adapté au cinéma par Alain Corneau), Pascal Quignard a conçu une œuvre parmi les plus importantes de la scène littéraire contemporaine. Prix Goncourt, Grand Prix de l’Académie française, sujet de nombreux colloques, ateliers et séminaires, Pascal Quignard publie ces jours-ci le onzième volume du cycle littéraire qu’il a créé en 2002: « Dernier Royaume » : il s’agit de « L’homme aux trois lettres »( Grasset). « Le tome VIII de Dernier Royaume, « Vie secrète » se consacrait à laquestion "Qu'est-ce que l'amour ?" le tome IX, « Mourir de penser », était consacré à la question "Qu'est-ce que penser ?" le tome X, « L'Enfant d'Ingolstadt », posait la question "Qu'est-ce que la peinture ?" Le tome XI de « Dernier royaume » :« L'homme aux trois lettres », c'est mon"Qu'est-ce que la littérature », précise Pascal Quignard.

« L’homme aux trois lettres », telle est la périphrase que les Romains utilisaient pour nommer le voleur. Le nom du voleur en latin était fur (…), la pensée, la mort, le bonheur, l’amour, le désir, le rêve, l’extase, surgissent au cours du temps comme un voleur dans la nuit ». Et encore : « Sicut fur in nocte".Car dans les royaumes du temps, c’était elle, la mort, jadis, qui était le seul roi. Elle l'est restée. La mort est le Roi des siècles, le Rex saeculorum qui vient visiter les demeures des hommes et retirer son butin au monde comme un "fur furtif" (…)au coeur de la nuit « . « L’homme aux trois lettres », c’ est le regard que porte Pascal Quignard sur une existence consacrée à la littérature ( décrite le plus souvent sous l’angle de la lecture, car « écrire c’est se souvenir de tout ce que l’on a lu ».Le onzième volume du « Dernier Royaume »- qui devrait obtenir un grand succès en librairie- semble être la suite du précédent Quignard : « La Réponse à Lord Chandos » (Galilée/ 14 €). Une « Réponse » imaginaire à la lettre – imaginaire elle aussi- que publia jadis et naguère l’écrivain allemand Hugo Von Hofmannsthal ( 1874 – 1929), pour annoncer- via son personnage Chandos- sa faillite intellectuelle et son intention d’arrêter d’écrire : « Les mots… des tourbillons, voilà ce qu’ils sont, à travers eux, on atteint le vide ». (« La lettre de Lord Chandos par Hugo von Hofmannsthal, ( Poche/ Rivages).

Au printemps dernier, en pleine crise sanitaire, Pascal Quignard eut donc l’idée de contredire ce lettré désespéré en le rassurant.Hofmannsthal avait tort de ne plus croire en lui ni en la littérature. Selon Quignard, le pouvoir des mots se déploie toujours au service de l’humain en l’homme contre le néant (« Réponse à Lord Chandos » par Pascal Quignard/ éditions Galilée/88 pages/14 euros/). Une profession de foi que l’auteur a consolidée dans le volume XI de Dernier Royaume, car rien ne saurait être plus important que la question de la survie de l’écriture.

Le voleur c’est « fur » en latin, soit 3 lettres, le voleur ou la mort, c’est notre destin d’ « Humains trop humains ». Or, dit Pascal Quignard dans ce onzième volume du « Dernier Royaume », la littérature peut et doit voler « le voleur » pour que l’art soit plus fort que la mort. Le premier tome de « Dernier Royaume », les « Ombres errantes » avaient valu à Pascal Quignard le Goncourt. « L’homme aux trois lettres » semble résumer à lui seul cette somme littéraire qu’est «  Dernier Royaume ». « La littérature aime une voix qui ne sonne plus dans l’espace mais qui s’entend au fond de l’âme ».Chaque tome de cette cosmogonie de l’imaginaire quignardien s’insère en un tout parfaitement unifié, par la volonté du Maître de Maison, ce bâtisseur- fondateur d’un ensemble littéraire à nul autre pareil. Pascal Quignard est notre meilleur styliste, le rythme chez lui exprime une pensée parmi les plus profondes qui soient aujourd’hui. Les onze volumes qui semblaient à première vue hétérogènes forment un tout unifié par la vision de l’auteur ; sa psyché, son inspiration, sa vie d’artiste fabriquent cet infini ne ressemblant à rien de ce qui existait avant lui, et qui devient universel à force de singularité. Un imaginaire d’érudit- sensuel (cf.« La jouissance d’écrire ») fait le reste, mettant en relief la force conceptuelle de l’ensemble, et la qualité exceptionnelle du détail. Des milliers voire des millions de « meilleurs ouvriers de France » n’auraient rien pu construire de si beau. C’est la cathédrale des mots.« Il en va des humains qui lisent comme des oiseaux qui migrent dans le chant qu’ils élèvent ». La littérature polymorphe d’hier forme aujourd’hui une sorte de continuum philosophique. Le récit fictionnel se marie aux contes et paraboles bibliques approfondissant le thème développé par Quignard, aidé en cette entreprise par le Christ en personne, les saints et martyres, l’antiquité gréco-romaine, la psychanalyse ( les écrits de Freud puis de Lacan), une vision libre et décomplexée de la sexualité, tous récits métaphoriques qui forment une matrice fictionnelle renforçant à la fois le thème de chaque volume et l’homogénéité de l’ensemble. Il s’agit au final d’ un univers baroque, telle la musique composée par l’auteur, qui a l’oreille aussi fine au piano qu’il l’a à l’écoute de ses mots. La littérature, c’est de la musique. Les onze tomes de « Dernier Royaume, » par la grâce du volume XI , « L’homme aux trois Lettres », deviennent les planètes d’un cosmos prodigieux. La littérature brille. Les volumes se complètent en une réverbération savante, il s’agit d’une esthétique éclairante, car ces formes disparates sont accordées, et parlent notre langue pour nous confier un secret. Le voleur perdra. Murmures de la phrase : la liseuse absorbe sa science dans le silence, le bonheur peut surgir, ce diamant de l’instant.« Cette régression énigmatique définit la lecture ».

« Dernier Royaume » apparaît dans toute sa splendeur : « L’homme aux trois lettres » braque une lampe sur les œuvres précédentes et nous voyons les volumes à venir.« Il y a un sens muet que chaque livre montre. A silent sense. Il faut peut être réfléchir plus avant à ce « sens muet  ». Pascal Quignard a consacré vingt ans à ce Grand Œuvre qu’est Dernier Royaume. Il a pour ce faire démissionné de toutes ses fonctions dans la vie « normale ». Il a tout quitté, absolument tout ce qui faisait sa vie d’avant. L’auteur voulait plus ou moins consciemment cette fresque immense, concept parfaitement abouti d’une forme géniale de la pensée. Une sorte de Recherche du Temps Perdu et Retrouvé du XXI siècle..« Il arrive que le silence des tableaux ajoute son silence au silence des livres ». Et aussi :« Les contes sont les rêves collectifs qui nous mettent en contact avec l’archaïque. Conter, narrer, rêver, sont des expériences analogues à lire, traduire, écrire. » Nous autres, lecteurs, admirons. Cette pensée à l’œuvre dans chaque mot, chaque phrase, donne a chaque volume son épaisseur et sa direction, toutes choses qui font de Pascal Quignard le Proust du XXIème siècle. Un Proust dont le profil semble opposé à celui de l’auteur de la Recherche, faux mondain observateur génial de ses contemporains, quand Pascal Quignard est, quant à lui, ce vrai Robinson à l’écart du monde. Un « sauvage » hyper- civilisé se consacrant à la fabrique de ce rêve éveillé qu’est sa littérature. « J’appelle solitude la foule (…)J’appelle « solitude maximale » une foule d’hommes étrangers à l’art littéraire ». Les planètes-livres de la galaxie « Dernier Royaume » sont disposées savamment, la machinerie quignardienne est en place, le lecteur glisse au cœur d’un monde qui crée une vie plus vraie que l’autre. La vie imite l’art, Oscar Wilde avait raison. «  La lecture est un vol sans bruit » chuchote Quignard. Et encore :«  Ce qui caractérise la société secrète de ceux qui lisent, c’est la solitude de chacun. » Surgissent en cet été indien les formes d’un ensemble stellaire sans équivalent : l’univers quignardien. « J’ai écrit pour survivre, j’ai écrit pour parler en me taisant. » Très ancrée sur la notion de « fragments narratifs » ( comme ils existent chez Roland Barthes et Maurice Blanchot, autres spécialistes de l’écriture fragmentaire  (cf. « le récit a pourhistoire l’acte de narrer »),la forme de L’homme aux trois lettres est parfaite. Enfin, pour ce qui est du style, l’on ne saurait évoquer les écrits de Quignard sans évoquer son usage du court-circuit. Un procédé qu’il a dû apprendre chez Lacan, que dis-je : un impératif catégorique. Les associations, les similitudes de situations, de sensations, font que nous passons d’une époque à l’autre en zappant la chronologie. Pour ce qui est des couleurs, l’auteur connaît l’alphabet de Rimbaud.

La littérature de Pascal Quignard, c’est l’éclair dans la nuit. Tout prend feu. Ecrire comme Pascal Quignard le fait, c’est forcément devenir un peu plus fort et plus sauvage chaque jour. Le lecteur est contaminé, il se renforce en douce.

Refermer ce livre fort, puissant, altier, c’est comme sortir d’une forêt. On est régénéré, quoique bouleversé. Sur cet échiquier du Verbe -d’une lecture toujours fluide, il faut le souligner -règnent les écritures sacrées, l’antiquité, l’inconscient, la grammaire, l’étymologie, les contes, la psychanalyse, les rêves et une certaine éthique : nos racines. Notre culture.L’Europe, en somme.

En quittant « l’Homme aux trois lettres »,j’ai songé au lecteur découvrant Pascal Quignard avec ce tome XI de « Dernier Royaume . J’ai imaginé son plaisir de lecture. Il voulait poursuivre en s’appropriant l’œuvre de Pascal Quignard ( merci Folio). Le veinard !

L’homme aux trois lettres/Pascal Quignard/192 pages/18 euros

La Bibliothèque nationale de France organise une exposition « Pascal Quignard » du 30 septembre au 30 novembre.

Renseignements et réservations :

https://www.bnf.fr/sites/default/files/2020-07/CP_Quignard_v2.pdf

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