Stratégie
La France face à l’islamisme radical : comment gagne-t-on une guerre qui n’est pas territorialisée ?
Les autorités françaises n'hésitent plus à utiliser le mot de "guerre" pour parler de la lutte contre l'islamisme radical. Cependant, le conflit armé "traditionnel" évoque souvent l'idée d'une opposition sur un territoire défini. Les stratégies face à un ennemi tel que les terroristes qui ont frappé la France appellent d'autres réponses.
Atlantico : Selon le Premier ministre Manuel Valls, la France est en guerre contre l'islamisme radical. Comment mener dès lors "cetteguerre" face à une entité déterritorialisée, avec les moyens que nous avons, mais aussi nos contraintes, pour optimiser rapidementnotre réponse militaire face à la menace ?
Christian Malis : Comprenons d’abord que nous avons affaire à un adversaire qui réinvente un art politico-militaire, celui de la guerre révolutionnaire. Mao en fut un des principaux théoriciens et lesstratèges d’Al Qaeda s’en sont réclamés explicitement. Cependant, La territorialisation estrecherchée dès qu’on a pu dépasser le stade « terrorisme-guérilla », comme c’est le casaujourd’hui en Irak, en Afghanistan, et comme cela a failli se produire au Mali. Enfin lephénomène se double d’un véritable « réveil militaire arabe », après une éclipse séculaire. La réponse militaire dépend de la situation locale et n’est jamais purement militaire. L’optimiserrapidement à l’extérieur suppose je pense deux actions : 1. renforcer les moyens militaires enAfrique sous peine de voir l’influence de Daesh augmenter, particulièrement en Libye et auNigéria où cela ne peut réserver que des mauvaises surprises. 2. Réfléchir à nos alliances : ainsiil n’y aura pas de solution militaire en Syrie / Irak sans le concours de l’Iran et de la Russie.
A-t-on des retours d'expérience de cas similaire dans le passé, ou auprès de un de nos partenaires, face à ce type d'adversaires ? Et si oui, qu'a-t-on justement appris ?
Depuis 15 ans l’islamisme suit une courbe de progression, en termes de performance militaire,analogue à celles du Vietminh dans les années cinquante-soixante. Daesh n’est pas un « groupeterroriste » mais une véritable armée, même si son mode de combat est de manière prédominantecelui des troupes légères, à laquelle ne manque guère que la puissance aérienne. La guerred’Algérie est un précédent intéressant du fait des buts stratégiques du terrorisme : intimider maissurtout diviser les populations en communautés hostiles, obliger les forces de sécurité à ladispersion et à la saturation, susciter des réactions disproportionnées contre les populations dontl’ennemi est issu. Une nouveauté radicale actuelle est ce que j’appelle la « violence deszombies » : d’un instant à l’autre un quidam se transforme en zombie et vous poignarde.Quelques leçons à retenir ? me semblent être les suivantes. Tout d’abord un mouvementrévolutionnaire armé prospère toujours sur un ressentiment qu’il amplifie en volonté hostile pour« créer de la guerre civile » (en Indochine la revendication anticoloniale par exemple) : dès lorsle problème est fondamentalement politique, en France cela pose le problème de l’intégration.D’autre part sur le plan militaire on sait qu’il suffit à l’adversaire de « ne pas perdre » pourl’emporter, selon une formule d’Aron, pour cela il ne doit pas disposer de sanctuaire, etaujourd’hui le sanctuaire est largement électronique : il faut renforcer la surveillance et larépression sur internet. Enfin le renseignement, y compris l’intoxication de l’adversaire quand c’est possible, est la clef de voûte de l’action. « Intoxication » car la guerre en cours est aussi largement une guerre psychologique et de communication. Dans certains cas même il s’agit d’une guerre de communication appuyée par des actions militaires plus que l’inverse. Ainsi depuis le 7 janvier 2015, plusieurs annonces ont été publiées par des groupes d’attaquants (« djihadistes » ou islamistes) appelant à défigurer ou rendre indisponibles des sites institutionnels français. Ces opérations sont regroupées sous le nom « OpFrance ». Il s’agit vraiment d’attaques de bas niveau technique, pas du tout de « cyberguerre », les systèmes d’information clefs de la nation ne risquent rien. Cela montre toutefois les enjeux du « Post-Charlie » en termes de cybersécurité entrée de gamme et d’hygiène informatique pour les entreprises et les administrations, mais aussi et surtout de guerre psychologique et de communication, comme en Algérie et en Indochine. La presse en effet amplifie très excessivement, ce qui alimente le climat anxiogène et aggrave les divisions entre « communautés » dans l’intérêt de l’ennemi. Une discipline citoyenne est à susciter dans les relais d’opinion, pour éviter de faire le jeu des groupes pro-djihadistes en valorisant leurs actions et en diffusant un discours alarmiste
La France qui est une puissance militaire de premier plan à l'échelle mondiale peut mener des actions efficaces sur un territoire défini, mais semble plus vulnérable face à des ennemismal définis. Quelle importance a finalement la puissance militaire dans un conflit contre une entité sans territoire ?
Si la France n’était pas une puissance militaire et policière, l’islamisme aurait peut-être déjà créésur le territoire des enclaves sous contrôle… La puissance militaire a donc un premier rôledéfensif, « in being ». A l’extérieur la puissance militaire, au sens offensif, doit vaincrel’islamisme quand il a réussi à constituer un territoire, comme en Irak (ce qui suppose destroupes au sol qui ne peuvent guère être qu’irakiennes ou turques), ou le maintenir dans unesituation infra-étatique. Mais dans ce cas, il aura toujours recours au terrorisme et à la guérilla ;c’est inévitable. D’où la nécessité que j’évoquais plus haut, de rechercher des solutions au-delàde l’aspect purement militaire.Aujourd’hui, la France tient plus spécialement le « Poste Afrique » avec un problème d’effectifsconsidérable (4000 hommes pour 8 millions de km2, sans compter la Libye méridionale demain).A l’intérieur du territoire, la réponse doit je pense se militariser à 4 niveaux : militarisation de lapolice, bien engagée ; militarisation de certaines unités policière d’élite, car on peut envisagerdes actions beaucoup plus larges que l’affaire Charlie Hebdo, comme des prises d’otagesmassives ; création éventuelle d’une Garde Nationale, qui fait l’objet de réflexions ; scenariid’emploi des forces armées sur un mode « guerrier », au moins à titre d’option « dissuasive ».
Dans une guerre floue, si les buts de l'Etat islamique sont exprimés clairement, ceux de la France sont plus complexes à définir avec précision. Quels sont les buts d'une guerre à l'ennemi "évanescent" ? Est-ce seulement la sécurité du territoire national et de nos intérêts à l'étranger ?
Il faut distinguer buts de guerre et buts militaires. Le défi posé par un adversaire révolutionnaire comme l’islamisme radical est total, comme l’étaitcelui du communisme. La réponse ne peut être que totale : politique, économique, militaro-policière. Mais le refoulement de l’islamisme, comme but de guerre, est plus complexe à mettre en œuvreque feu le « containment » : par exemple le redressement économique au Maghreb ou en Egypte suppose des financements qui viendront plutôt de pétromonarchies wahhabites que d’Occident,compte tenu de notre situation financière. D’autre part les conflits actuels sont quasiment sansexception des guerres civiles internationalisées avec un triple cercle d’enjeux :national / interne (Sunnites-Chiites en Irak) ; régional (guerre froide Arabie / Iran, rôle Turquie);international / mondial (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne vs Russie). Cette situation donneénormément de levier aux groupes révolutionnaires du fait de la difficulté à aligner lesconstellations pour créer des coalitions et les détruire. Au plan militaire, l’application dépend aussi de la situation locale. En France il faut éviter quel’ennemi ne soit comme un « poisson dans l’eau » au sein de la population : or l’islamisme apoussé des racines dans les prisons, dans certaines mosquées, dans les populations les plusjeunes, et dans de nombreux quartiers où domine une position de culture ou de traditionmusulmane. Cela pose un problème politique redoutable puisqu’il faudra amener les autoritésmusulmanes à une certaine autocritique, selon la formule d’Abdennour Bidar, on peut parleraussi d’examen de conscience. Le but militaire est donc difficile à dissocier du but de guerre, lui-même inséparable de la solution politique du problème de l’intégration.
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