La chute du gouvernement néerlandais confirme le fossé qui se creuse partout en Europe entre le discours politico-médiatique dominant et le sentiment des classes populaires et moyennes<!-- --> | Atlantico.fr
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Mark Rutte, Premier ministre néerlandais, a annoncé le vendredi 7 juillet la démission de son gouvernement.
Mark Rutte, Premier ministre néerlandais, a annoncé le vendredi 7 juillet la démission de son gouvernement.
©Koen van Weel / ANP / AFP

Droitisation

Le Premier ministre néerlandais Mark Rutte a annoncé son retrait de la vie politique ce lundi après la démission de son gouvernement de coalition, évoquant des différends après des négociations houleuses concernant la politique d'accueil des réfugiés dans le pays.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Atlantico : Mark Rutte, le Premier ministre néerlandais, après avoir remis vendredi 7 juillet la démission de son gouvernement, vient d’annoncer son retrait de la vie politique à l’issue des prochaines élections générales anticipées. Cet événement marque la fin de 12 ans de gouvernance et fait suite à l’incapacité de l’exécutif à trouver à un accord pour restreindre l’afflux de demandeurs d’asile. Pouvait-on, selon vous, prévoir une telle situation ? Qu’est-cela annonce de la suite (la capacité des formations politiques à gouverner/entretenir des coalitions durables) ?

Christophe de Voogd : La nouvelle de ce retrait a retenti comme un coup de tonnerre ce lundi au Parlement néerlandais où était prévu un débat sur une motion de défiance à son égard. Mark Rutte a amplement démontré son habileté politique, à laquelle il doit le record historique de longévité au pouvoir dans l’histoire néerlandaise. Aucune difficulté ne semblait avoir prise sur sa crédibilité, ce qui lui a valu le surnom de « Teflon Rutte ». Mais l’actuelle coalition patinait depuis un bon moment, notamment sur la profonde crise paysanne déclenchée par l’agenda écologique maximaliste du gouvernement. Et sur le droit d’asile, l’on était arrivé au moment de vérité en raison de la nouvelle vague migratoire qui touche le pays comme toute l’Europe occidentale et qui se rapproche du tsunami de 2015. Avec près de 47 000 demandeurs d’asile en 2022, le chiffre est proportionnellement supérieur à celui de la France, et des incidents graves dans les centres d’accueil montrent que les capacités sont saturées, même si la situation n’a rien à voir avec le caractère explosif de le crise française. Or, le sujet avait été largement mis sous le tapis lors de la formation de la nouvelle coalition il y a 18 mois, qui s’était contentée de déclarations d’intention et de mesures techniques. Rutte, toujours pragmatique et sensible à la demande de l’opinion, a donc tiré la sonnette d’alarme dès avril et voulu sortir de l’ambiguïté en proposant de limiter strictement le regroupement familial des réfugiés. Mais les négociations au sein du gouvernement ont échoué car deux partenaires de la coalition se sont opposés à toute réelle restriction : le petit parti chrétien progressiste CU, héritier de la tradition du protestantisme humanitaire, et surtout le parti de « centre gauche » D66, de plus en plus multiculturaliste, sous l’influence de sa cheffe, la vice-première ministre Sigrid Kaag, ancienne haut-fonctionnaire de l’ONU, très favorable à l’accueil migratoire et à la cause du « Sud global ». Le calendrier a fait le reste : plutôt que de prolonger le débat alors que commencent les sacro-saintes vacances des « juillettistes » néerlandais (à commencer par le gouvernement), devant l’impasse, et sans doute marqué par l’usure du pouvoir, Mark Rutte a préféré jeter l’éponge, redonner la parole au peuple et annoncer son retrait de la vie politique après les prochaines élections.   

Des élections anticipées pourraient être tenues dans les mois prochains. Quelles sont, selon vous, les formations (et les grilles de lecture idéologique qui les accompagnent) les plus susceptibles de tirer leur épingle du jeu ? A l’inverse, quelles sont celles qui devraient être sanctionnées par la population ?

Les Pays-Bas, comme toute l’Europe, connaissent sur ce sujet comme sur d’autres une droitisation de l’électorat, bien retracée par les travaux de la Fondation pour l’innovation politique. Méfiance majoritaire à l’égard de l’Islam, volonté encore plus forte de limiter l’immigration et en particulier le droit d’asile (85% selon un récent sondage !) sont des constantes depuis au moins deux décennies dans l’opinion publique. Et la crise écolo-agricole de ces dernières années a débouché sur le triomphe inattendu du BBB, « le Mouvement Paysan-Citoyen », aux récentes élections provinciales et sénatoriales : ce nouvel acteur a réussi l’improbable fusion de la protestation de prospères agro-industriels menacés et de classes populaires « autochtones » (comme on dit là-bas) délaissées. Or la rhétorique du BBB articule l’ensemble des grands enjeux économiques, sociaux et sociétaux autour du divorce entre élite et citoyens, accusant la première « de sacrifier les siens » (notamment les agriculteurs) « et de préférer les autres » (les réfugiés). De son côté la gauche s’enferme comme en France dans le déni et - encore plus qu’en France- dans le wokisme, désormais hégémonique dans l’université et le monde culturel. Les récentes excuses du Premier ministre et du Roi lui-même sur l’esclavage ont été autant acclamées par les médias et les minorités que mal perçues par le Néerlandais moyen. Nul doute, à mes yeux, que les partis populistes seront globalement les gagnants des prochaines élections d’autant que le départ de Rutte va affaiblir son parti, le VVD. Toutefois, la situation reste ouverte car pas moins de 4 formations se disputent le vote populiste et l’ensemble du paysage politique néerlandais est très fragmenté. L’on peut donc s’attendre à de longues négociations avant d’avoir une nouvelle coalition. Mais la probabilité est grande qu’elle soit bien plus à droite que l’actuelle. Et l’on tient ici selon moi la raison profonde du départ de Rutte : malgré son excellent bilan économique, il n’est plus en phase avec la majorité de la population et il aurait été contraint tôt ou tard de « détricoter » sa propre politique sur des enjeux centraux.

Dans quelle mesure cette affaire peut-elle influencer l’Union européenne et des pays d’Europe de l’Ouest tels que la France ? Quelles pourraient être les conséquences concrètes ici, par exemple ?

Un changement drastique de politique migratoire à La Haye aurait sans doute des répercussions en Europe, dans la mesure où le gouvernement actuel est l’un des grands soutiens de la politique de la Commission (et l’un des grands alliés d’Emmanuel Macron). Mais je suis surtout frappé par la proximité des contextes et des enjeux et par la simultanéité des évolutions à travers toute l’Europe occidentale. Une même matrice semble se mettre en place partout, caractérisée non plus par un clivage, mais par un véritable fossé entre le discours politico-médiatique dominant et le sentiment des classes populaires et moyennes. Aux Pays-Bas comme en France, l’on observe cette inversion de la représentation où les deux-tiers des médias et du personnel politique ne reflètent (au mieux) qu’un tiers de l’opinion. Notamment sur l’immigration et l’écologie, deux sujets majeurs sur lesquels, aux Pays-Bas comme ailleurs, les peuples n’ont jamais été consultés. Ce qui, dans des démocraties anciennes, ne sauraient perdurer éternellement. Et ce qui pourrait bien se traduire dans les scrutins nationaux à venir (dès cet automne donc, aux Pays-Bas) et aux élections européennes de l’an prochain, où le très fort « volontarisme progressiste » de Bruxelles - soutenu par les plus grands pays de l’Union - notamment sur les enjeux migratoires et écologiques, pourrait bien se heurter à un profond rejet. Qu’on le déplore ou non, là n’est pas la question.

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