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L’UE prise au piège de ses incohérences : quand David Cameron tape là où ça fait mal en exigeant la fin des allocations pour les travailleurs immigrés européens
©Reuters

Bras de fer sur le Brexit

Parmi les demandes de la Grande-Bretagne pour renégocier son adhésion à l'UE, celle de la fin des allocations pour les travailleurs européens est la plus sensible. Elle révèle pourtant les défauts de conception de l'Union, en voulant concilier mobilité des citoyens sans monnaie unique.

Alain Wallon

Alain Wallon

Alain Wallon a été chef d'unité à la DG Traduction de la Commission européenne, après avoir créé et dirigé le secteur des drogues synthétiques à l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, agence de l'UE sise à Lisbonne. C'est aussi un ancien journaliste, chef dans les années 1980 du desk Etranger du quotidien Libération. Alain Wallon est diplômé en anthropologie sociale de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIème section devenue ultérieurement l'Ehess.

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Atlantico : Après avoir rencontré Angela Merkel vendredi dernier, David Cameron s'est entretenu lundi soir avec François Hollande en vue d'un sommet européen sur les termes d'adhésion de la Grande-Bretagne à l'Union européenne. La demande la plus controversée de Cameron dans la renégociation de son statut en Europe concerne la fin des allocations et des aides sociales pour les travailleurs immigrés européens. Qu'est-ce que cela peut représenter pour le projet européen en soi ?

Alain Wallon : Le projet de texte actuellement en discussion entre David Cameron et Bruxelles ne prévoit pas la fin des allocations et des aides sociales pour ces travailleurs, mais un mécanisme de sauvegarde, baptisé "frein d’urgence" par les médias britanniques, qui pourrait être déclenché pour une durée de 4 ans maximum. Il consisterait, non pour le seul Royaume-Uni, contrairement à ce que demandait Cameron, mais pour tout pays de l’Union qui prétendrait devoir en bénéficier, à faire d’abord la démonstration qu’un flux migratoire "exceptionnellement élevé et sur une période relativement longue" de ressortissants d’autres Etats membres de l’UE menace sérieusement son propre système national de sécurité et d’aide sociale. Dans ce cas, dûment vérifié par les services de la Commission, des mesures restrictives pourraient être alors prises afin de réduire l’effet attractif des prestations et aides sociales et ce "de façon proportionnée au but poursuivi". Il ne pourra s’agir en aucun cas d’un blocage discriminant la nationalité, ce qu’interdisent les Traités, mais de rétrécir, si l’on peut dire, la largeur du guichet d’accès à ces prestations.

Rappelons que ces mesures, si elles sont adoptées, concerneraient les travailleurs ayant la nationalité d’un des Etats membres de l’Union européenne et non des migrants venus de pays tiers hors de l’Union. La mouture actuelle du texte exclut que ces mesures puissent s’appliquer rétroactivement à des travailleurs déjà installés dans le pays d’accueil. Ayant eu le document en débat sous les yeux, je peux vous dire que les services juridiques de la Commission et du Conseil ont travaillé et travaillent terme à terme, virgule après virgule, pour que ce type de proposition reste dans le cadre des Traités et ne soient l’objet que d’amendements à des règlements du Conseil, donc à du droit dérivé. Car si un protocole est finalement adopté par le Conseil, c’est-à-dire les Etats membres, à l’issue de sa réunion des 18 et 19 février – et rien n’est moins sûr à voir l’obstination du Premier britannique à jouer les durs aux yeux de son aile conservatrice la plus eurosceptique – il aurait la même valeur contraignante que les Traités auxquels il serait annexé. Le projet de départ de David Cameron était donc sur ce chapitre absolument inacceptable car il introduisait un risque élevé de discrimination, incompatible avec le socle le plus central des traités européens.

Tout se passe comme si on voulait donner à David Cameron un argumentaire, assorti de quelques mesures ou promesses de mesures pour l’après-référendum sur le "Brexit" afin de lui donner assez de billes pour le remporter et garder le Royaume-Uni dans l’Europe, mais sans dépasser la ligne rouge fixée par les Traités quant au périmètre et au fonctionnement du marché unique. N’oubliez pas qu’il n’y a pas ou très peu d’harmonisation européenne dans le domaine social, qui reste globalement de la compétence des Etats. Par ailleurs, à part le Danemark, qui annonce vouloir tout accepter des propositions britanniques, tous les autres Etats membres sont, à des degrés divers, très peu enclins à céder à cette pression qui, soit les met en porte-à-faux vis-à-vis de leurs ressortissants dont des dizaines de milliers ou plus travaillent en Grande-Bretagne, soit met en danger les bases mêmes du marché unique en les détricotant maille après maille. La France fait partie de ces derniers, sur le thème : "Oui pour garder les Anglais dans l’Europe unie, mais pas à tout prix". Ainsi, le projet européen, même bousculé par ces manœuvres très électoralistes, pour ne pas parler de chantage, du Premier britannique, n’est pas menacé par ce seul épisode et ses conséquences, qu’on peut espérer limitées. En revanche, il l’est par les effets possibles de contagion d’égoïsmes nationaux, de défense obsessionnelle de son pré carré alors que la situation, dans et hors de l’Europe n’a jamais nécessité autant de coordination, de solidarités renforcées et de vision de long terme.

La Grande-Bretagne est intégrée au marché unique, au traité de libre circulation des ressortissants européens, mais pas à l'euro... Quelles incohérences dans l'élaboration de l'Union européenne, quels vices de conception cette situation peut-elle révéler ?

La création de l’Europe s’est faite autour de "solidarités de fait", selon la formule de Jean Monnet, d’abord avec la CECA en 1951 : rien de plus concret à l’époque que du charbon, ressource de base pour la reconstruction industrielle dans des pays dévastés par la guerre. Le marché commun, à son tour, ne s’est pas construit d’un coup. Il s’est agi d’abord de constituer une union douanière et d’établir une zone de libre-échange entre les six pays fondateurs de la CEE et les pays et territoires d’outre-mer, prévoyant déjà d’y associer d’autres pays tiers. De Gaulle convaincra alors Adenauer, au départ réticent, de réaliser le marché commun, sans zone de libre-échange. L’union douanière s’est mise en place et la première proposition de marché commun agricole par la Commission s’est faite à l’automne 1959. La France en sera ensuite la principale force d’impulsion, De Gaulle brandissant en 1964 la menace du retrait français de la CEE si l’organisation du marché agricole prenait trop du retard. Les derniers tarifs douaniers intérieurs seront supprimés au 1er juillet 1968. Dès octobre 1962, la Commission européenne déposait un programme d’action pour la deuxième étape du marché commun : accélérer le processus d’union douanière, et aussi réaliser l’union monétaire avant la fin de 1970. La demande d’adhésion de la Grande-Bretagne, qui date de juillet 1961, fut alors jugée trop précoce, eu égard au stade de la construction européenne à l’époque : incompatibilité de la mise en œuvre du marché commun agricole avec la libre importation des produits agricoles issus des pays du Commonwealth que veulent les Britanniques, risque de voir se diluer ou disparaître les perspectives d’une Communauté plus politique que souhaitait alors la France, soucieuse d’indépendance pour l’Europe face aux Etats-Unis. Le blocage des négociations avec les Britanniques à l’été 1963 par le général de Gaulle apportera donc un délai bienvenu ! Il faudra une deuxième puis une troisième candidature de la Grande-Bretagne pour que son adhésion à l’Europe devienne effective en janvier 1973. Mais un an plus tard, l’arrivée au pouvoir du travailliste Harold Wilson conduisait à une renégociation du traité d’adhésion… déjà soutenu par la menace d’un référendum populaire sur la CEE !

Sur le plan de l’union monétaire, les étapes ont été pleines de péripéties qu’il serait trop long de décrire ici. Disons simplement que ce projet, qui annonçait dès 1971 une monnaie unique pour… 1981, a connu beaucoup de péripéties et de désillusions, faute d’accord suffisant entre ministres des finances de la période et sous les coups de boutoir d’un système monétaire international moribond. C’est un Président de la Commission britannique, Roy Jenkins, qui eut l’idée du SME, le système monétaire européen, dont les devises prenaient comme référence un panier moyen nommé l’ECU (European Currency Unit). Plus tard, la Commission Delors allait pousser les feux pour la mise en place de la monnaie unique, l’euro. Jamais les Britanniques n’ont ignoré ce processus. Au contraire, ils l’ont surveillé comme le lait sur le feu, attentifs à ce que rien du nouveau système ne vienne interférer avec les intérêts puissants de la City, première place financière mondiale, et ont toujours affirmé leur volonté de principe de garder leur souveraineté monétaire. Aujourd’hui, Cameron voudrait faire adopter la livre comme une des monnaies officielles de la zone euro. C’est évidemment inenvisageable, à moins de renoncer à parfaire l’Union économique et monétaire et de faire de l’Europe une simple zone de libre-échange.

L'Union européenne a-t-elle toujours les moyens d'agir ? Que peut-elle proposer aujourd'hui ?

Elle a encore les moyens d’agir. L’Union européenne est, de fait, constituée aujourd’hui de deux cercles : l’un composé par les Etats fondateurs et ceux qui sont également membres de la zone euro et de l’espace Schengen. Et un deuxième cercle, celui des autres Etats membres de l’UE mais qui, comme le Royaume-Uni ou le Danemark - ce dernier membre de l’espace Schengen - ont opté très clairement pour rester en dehors de la zone euro. D’autres pays, non-membres aujourd’hui de la zone euro, n’ont pas fait un choix définitif et gardent de fait vocation à la rejoindre un jour. La dynamique de construction de l’Union économique et monétaire reste forte, malgré les difficultés rencontrées et plus ou moins bien surmontées avec la crise de la dette, à l’instar d’une colonne vertébrale essentielle au grand corps européen. Faire face aux défis actuels demande qu’une impulsion politique majeure soit donnée. La mise en œuvre de coopérations renforcées entre les Etats du premier cercle, incluant progressivement voire d’emblée des Etats du second cercle, est à la fois possible et nécessaire. La réunion le 9 février à Rome des ministres des Affaires étrangères des 6 pays fondateurs de l’Europe unie a peut-être permis un rapprochement, sinon des visions respectives de l’avenir européen, au moins des points de vue sur les tâches communes actuelles incontournables. Une fois levée l’hypothèque de son référendum sur le "Brexit", le Royaume-Uni retrouvera une place sans doute modifiée au fur et à mesure de la consolidation des mécanismes de gouvernance économique et monétaire de la zone euro, dont il devra lui-même clarifier les contours.

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