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L'étatisation de l'ordre politique et social, ou la production d'un monde ou personne ne commande ni n'obéit
©Flickr

Bonnes feuilles

La doctrine des droits de l'homme est devenue l'unique référence légitime pour ordonner le monde humain et orienter la vie sociale et individuelle. Dès lors, la loi politique n'a plus d'autre raison d'être que de garantir les droits humains, toujours plus étendus. Extrait de "La loi naturelle et les droits de l'homme" de Pierre Manent, aux éditions PUF (1/2).

Pierre Manent

Pierre Manent

Normalien, agrégé de Philosophie (Hypokhâgne au Lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, enseignement de Louis Jugnet), il est depuis 1992 directeur d'études à l'EHESS et aujourd'hui au Centre de recherches politiques Raymond Aron et professeur associé à Boston College (Massachusetts, États-Unis). Pierre Manent est notamment l'auteur de l'ouvrage Situation de la France aux éditions Desclée de Brouwer (2015).

 

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Dans la pénombre morale de l'État, le citoyen désapprend à obéir et plus encore à commander. Il désapprend ensemble les deux modalités de l'action humaine, spécialement la modalité principale, celle du commandement. L'empire de l'État est la cause d'un étiolement continu de l'action humaine, et inséparablement d'un obscurcissement croissant de la compréhension que nous avons de celle-ci.

Il est tentant d'essayer d'imaginer le terme du processus d'étatisation de l'ordre politique et social, l'effet ultime de cette institution énigmatique qui, se voulant à la fois souverain absolu et docile instrument, ni ne commande ni n'obéit vraiment. L'État commande sans raison spécifique à tous ceux qui voudraient commander pour quelque raison que ce soit. L'État réprime ou contient les prétendants au commandement sans prétendre commander positivement lui-même, en déclinant même officiellement de commander lui-même, puisqu'il « laisse libres » les citoyens libres et égaux. L'immense machine est occupée à vider le monde social de tout commandement, à produire un monde sans commandement, ou sans autre commandement que celui de l'État, qui ne commande pas à proprement parler. À produire un monde humain où personne ne commande ni n'obéisse, où chacun soit pour ainsi dire ramené à la condition d'avant l'action, avant que celle-ci ne dispose d'une règle pour s'orienter et se concrétiser, règle qui est la condition de la distinction entre celui qui commande et celui qui obéit. Le commandement en effet n'a de sens dans le monde humain que parce que celui qui commande, ou prétend au commandement, discerne plus nettement la règle de l'action et s'oriente plus résolument selon elle que n'en sont capables ceux qui dès lors sont amenés à obéir. Ultimement c'est cette règle de l'action que la grande machine n'a de cesse d'abaisser, d'humilier et finalement d'effacer autant qu'il est possible.

Ainsi, sous la pression de l'État, l'être humain est ramené à la condition d'avant l'action, ou, comme nous disons d'un mot dont la vacuité désigne exactement la forme vide qui est ainsi produite, à la condition d'individu. Celui-ci se définit abstraitement comme l'être qui a des droits, et s'éprouve concrètement dans l'expérience du corps propre souffrant ou jouissant, dans la passivité du corps propre souffrant ou jouissant. Ainsi l'État moderne repose-t‐il sur un droit naturel qui est posé et produit par l'État, et auquel la « société moderne », ou la « démocratie », se conforme de plus en plus au fur et à mesure du déploiement de l'État. Au terme de sa course l'État moderne produit un état social qui se rapproche asymptotiquement de l'état de nature que sa construction présupposait. L'homme que l'on dira « moderne » ou « démocratique » se pose et se produit selon une norme qui a l'autorité de la nature – les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits – mais une nature posée et produite par l'artifice le plus puissant jamais conçu et construit par les hommes.

Extrait de "La loi naturelle et les droits de l'homme" de Pierre Manent, aux éditions PUF

"La loi naturelle et les droits de l'homme" de Pierre Manent

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