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Jérôme Cordelier : « Le rôle des chrétiens dans la reconstruction de la France durant les années d’après-guerre a été sous-évalué »
©CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Décisif

Jérôme Cordelier publie « Après la nuit : Ces chrétiens qui ont reconstruit la France et l'Europe (1945-1954) » aux éditions Calmann-Lévy.

Jérôme Cordelier

Jérôme Cordelier

Jérôme Cordelier est grand reporter au Point. Il a écrit la biographie du Père Ceyrac intitulée Une vie pour les autres : L'aventure du Père Ceyrac.

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Atlantico : Vous publiez « Après la nuit : Ces chrétiens qui ont reconstruit la France et l'Europe (1945-1954) » aux éditions Calmann-Lévy. Comment les Chrétiens ont-ils joué un rôle déterminant lors de l’après-guerre ? Ce rôle des chrétiens a-t-il été sous-évalué ou oublié ? 

Jérôme Cordelier : Le rôle des chrétiens dans les années d’après-guerre a effectivement été sous-évalué. C’est un pan oublié de l’histoire. A ma connaissance, il n'existe pas de livres qui aient traité dans son amplitude du rôle des chrétiens durant cette période. Il y a eu évidemment des livres politiques, notamment ceux de Jean-Marie Mayeur sur l’histoire de la IIIe et de la IVe République, lequel s'est aussi penché sur l’histoire des démocrates-chrétiens et du MRP, ou encore les travaux de l’historien Jean-Dominique Durand. Mais, à ma connaissance, il n'y a pas eu de livre qui embrasse de façon large le rôle et l'influence des chrétiens dans le champ politique mais aussi dans le champ économique et social, dans le champ intellectuel et même, si j’ose dire, civilisationnel. Cette période est assez courte mais fut très fructueuse d'abord pour la France puisqu’il s’agit d’une période de reconstruction, ensuite pour l'Europe. Dans ce vaste mouvement, qui est un mouvement à la fois politique, mais aussi culturel et donc spirituel, les chrétiens tiennent une place prépondérante.

En quoi ces années ont-elles été décisives pour la reconstruction politique, économique et sociale du pays ? En quoi l’alliance entre le spirituel et le politique a pu permettre cette reconstruction ?

Ces années ont été décisives parce qu’il fallait remettre la France debout sur le plan matériel, mais aussi sur le plan spirituel. Il fallait redonner une âme au peuple. Chaque nation devait se remettre debout, mais aussi apprendre à construire une nouvelle communauté de valeurs, en tendant vers un horizon commun. Les chrétiens, parce qu'ils ont un sens du spirituel, de quelque chose qui les dépasse, étaient les mieux disposés à agir de la sorte. Parmi les fondateurs de l'Europe, trois chrétiens sont chrétiens, sur quatre, puisque Jean Monnet ne l'était pas, à la différence d’Adenauer, Schuman et de Gasperi l'étaient. Il n’y avait que des chrétiens qui pouvaient remettre ainsi l'Europe sur pied parce qu'ils ont une vision de l'homme et de la politique qui surpasse les intérêts individuels et qui va même au-delà de l'intérêt général. Ils considèrent qu'il y a quelque chose qui transcende l'humanité. Si Konrad Adenauer n'avait pas été au pouvoir en Allemagne, le pays ne se serait pas rétabli et réintégré aussi rapidement dans le concert des nations, dans la reconstruction, la réconciliation franco-allemande et ensuite la construction européenne. Les fonts baptismaux de l'Europe, la Communauté européenne du charbon et de l'acier, ont été installés cinq ans après la fin de la guerre. Si les dirigeants de l’époque n’avaient pas su conjuguer le spirituel et le temporel, le mouvement n’aurait sans doute pas été aussi rapide.

Quelle était pour ces chrétiens leur idée de la France et leur vision de l’humanité ? Avaient-ils le sens de l’histoire ?

Ils avaient effectivement le sens de l'histoire. Ils s'étaient forgés au feu du combat, dans la Résistance. Ce combat d'après-guerre s’inscrit dans la continuité de la lutte contre les nazis, dans laquelle les chrétiens furent parmi les premiers, sinon les premiers, à s'engager que ce soit en France, mais aussi en Allemagne dès 1933, les protestants de l'église confessante autour de Karl Barth et de Dietrich Bonhoeffer ou les catholiques de la Rose blanche défiant Hitler. Evidemment, d'autres individus venus d'autres horizons ont aussi eu un rôle important durant cette période. Mais les chrétiens l’ont imprégné comme ils vont marquer la période de l’après-guerre avec leur vision de la société et de l'homme qui est au-dessus des contingences individuelles.

Comment ces grands résistants ont-il pu bâtir les fondations de l’Europe ? Leur engagement humaniste, leurs efforts, leur foi sont-ils au cœur de cette réussite ?

L’une des personnalités majeures s'appelle l'abbé Franz Stock. Helmut Kohl considérait, cela m'a été rapporté par l'un de ses conseillers Joachim Bitterlich, que l'abbé Franz Stock avait été un des premiers artisans de la réconciliation franco-allemande. Cet aumônier allemand a accompagné les Résistants au poteau d'exécution au Mont Valérien. Il a ensuite créé le séminaire des barbelés, près de Chartres, pour essayer de revivifier spirituellement l'Europe et en particulier l'Allemagne. Cette sève chrétienne va irriguer  tous les rouages, pas seulement politiques, mais aussi économiques, sociaux, culturels. La bataille des esprits est fondamentale. Les chrétiens vont aussi la mener dans ces années de reconstruction.

Vous avez eu la chance dans le cadre de votre enquête de rencontrer ces figures de l’histoire de France ? Quels enseignements et leçons tirez-vous de leur force de l’engagement ?

J'ai eu, en effet, la chance de bien connaître l'abbé Pierre, de rencontrer Geneviève de Gaulle-Anthonioz, d'avoir une relation privilégiée avec cette grande résistante qu'est Jacqueline Fleury-Marié, d'avoir connu Odile de Vasselot, ou encore Bénédicte de Francqueville, la dernière fille vivante aussi du maréchal Leclerc, et aussi la petite fille de Marc Sangnier. J'ai eu le privilège de rencontrer ces personnalités qui m'ont donné un témoignage vivant sur cette partie déterminante pour l’histoire de France. Soulignons que le rôle des femmes a été minimisé. Beaucoup de femmes chrétiennes combattantes qui se sont engagées et ont ensuite participé à la reconstruction ont été oubliées. Il est fascinant de voir cette irrigation, cette sève chrétienne qui a irrigué tous les champs politiques, économiques, mais aussi sociaux. L'après-guerre est aussi le moment où se créent Emmaüs, ATD Quart Monde, le Secours Catholique. C’est également le temps de grandes revues chrétiennes. Des journaux prennent leur envol comme Pèlerin, La Croix. Il y a aussi les grands quotidiens régionaux, Ouest-France, La Voix du Nord. D’autres titres de presse sont aussi inspirés par les valeurs chrétiennes comme Le Monde d'Hubert Beuve-Méry ou Le Figaro, avec comme pilier François Mauriac. Le rôle des chrétiens ne se borne pas uniquement à celui des démocrates chrétiens du MRP et au fait qu'ils soient des piliers de la IVe République, ce qui leur sera reproché d'ailleurs par De Gaulle plus tard, au moment de créer la Ve République.

Qu’est-ce qu’a apporté la démocratie chrétienne à la France ?

La démocratie chrétienne prend ses racines en Europe, avec l’Italie et l’Allemagne. Cette démocratie chrétienne s’inscrit dans le prolongement d'autres engagements, notamment celui du mouvement Le Sillon de Marc Sangnier qui répond à la doctrine sociale de l'Eglise du XIXᵉ siècle et qui est né et a grandi en France. Tous les courants de la démocratie chrétienne s’inscrivent dans ce prolongement et dans cette perspective. Le MRP s’est éteint en 1967. Mais son héritage demeure. Même s'il est cantonné aux soubassements de la vie politique, il est perceptible chez François Bayrou, Jacques Delors, Laurent Berger… D'autres hommes politiques sont les fruits de cette tradition chrétienne, de Laurent Wauquiez, à Marine Tondelier, en passant par David Lisnard, François-Xavier Bellamy, Bruno Retailleau, Gérard Larcher. Cette tradition reste ancrée dans les soubassements de la vie politique.

Quel héritage ont laissé ces figures de l’histoire de France ? Quelles sont les leçons et les enseignements pour notre société d’aujourd’hui ? Comment s’inspirer de ces destins et de leurs engagements ?

Ces destins apportent un éclairage assez important pour la vie politique et sociale actuelle. Ces personnalités se sont engagées pour le bien commun, en conjuguant le temporel et le spirituel. À notre époque, il y a une peur du spirituel. Le spirituel est considéré comme une force un peu obscure qui risque d'emporter tout le monde. Mais le spirituel peut aussi être une boussole. Le spirituel a été une boussole pour ces individus, pour le général de Gaulle, pour le maréchal Leclerc, pour Georges Bidault, pour Pierre-Henri Teitgen, pour François de Menthon, Edmond Michelet, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, et tant d’autres.

 "Après la nuit : Ces chrétiens qui ont reconstruit la France et l'Europe (1945-1954)" a été publié aux éditions Calmann-Lévy.

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