Immigration : ces élites qui voudraient faire passer le débat sur l’état DU droit pour une remise en cause de l’Etat DE droit<!-- --> | Atlantico.fr
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Des députés applaudissent dans l'hémicycle après l'adoption par l'Assemblée nationale d'une motion de rejet préalable du projet de loi sur l'immigration. 11 décembre 2023
Des députés applaudissent dans l'hémicycle après l'adoption par l'Assemblée nationale d'une motion de rejet préalable du projet de loi sur l'immigration. 11 décembre 2023
©LUDOVIC MARIN / AFP

Hiérarchie des normes

Que ce soit sur l’immigration, l’Europe ou l’éducation

Jean-Eric Schoettl

Jean-Eric Schoettl

Jean-Éric Schoettl est ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel entre 1997 et 2007. Il a publié La Démocratie au péril des prétoires aux éditions Gallimard, en 2022.

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Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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Atlantico : Après le vote de la loi immigration dans sa version la plus dure, le gouvernement attend que le Conseil constitutionnel se prononce sur son contenu. Certains articles de la loi sont contraires au droit européen et devraient être censurés. Aucune réforme de la Constitution n’est pour l’instant proposée. Comment cette attitude et cette stratégie de l’exécutif et du camp du bien s’inscrit-il dans le fil de la démarche d’intimidation idéologique entamée depuis plusieurs décennies pour interdire tout débat sur l’Europe, la gestion de l’euro, l’éducation etc…?

Jean-Eric Schoettl : Par conformisme, paresse intellectuelle, préférence pour le court terme, aussi parfois par conviction, nos élites assimilent toute remise en cause de l’organisation et du fonctionnement actuels de l’Europe (qu’il s’agisse du contenu des traités ou de leur mise en œuvre par les organes de l’Union) à un attentat contre l’idée européenne elle-même. Ce n’est pourtant pas injurier l’idée européenne que de déplorer que l’Union européenne réelle (comme on parlait de socialisme réel) devienne toujours plus une « nomocratie », se bureaucratise toujours davantage, se laisse instrumentaliser par les activistes, épouse les lubies du politiquement correct, et que, en s’éloignant des peuples et en se fâchant avec les Etats, l’Union bride les souverainetés nationales, sans avoir pour autant ni la capacité, ni l’intention d’exercer, à son niveau, une volonté souveraine.

Faire rentrer l’« Etat de droit européen » dans son lit implique de substituer l’Europe des coopérations concrètes entre nations souveraines à l’Europe des institutions hors sol et des principes désincarnés. Aussi est-ce par la voie intergouvernementale et non par la voie institutionnelle que l’Europe puissance, si elle est possible, pourra se construire.

Pierre Vermeren : La ficelle est assez grosse, et de surcroît fausse, car les élites dirigeantes imputent les totalitarismes du XXe siècle à une dérive des passions populaires. Ainsi, les Allemands auraient démocratiquement élu Hitler. Sur cette base historique, on a construit l’État de droit par opposition à la démocratie, afin de protéger cette dernière des folies et des dérives du peuple. Or les élites bourgeoises n’ont jamais aimé la démocratie, et elles font tout pour la tenir à distance et la cadenasser.

Les décolonisations ont en administré une nouvelle preuve dans ce qui était le Tiers Monde après les indépendances qui ont été confisquées. Cela est d’ailleurs une des causes de la crise migratoire mondiale. Mais pour en revenir à l’Europe, Lénine a inventé le totalitarisme dans un contexte révolutionnaire de désagrégation de l’Empire russe éprouvé par trois ans de guerre mondiale qui l’ont ruiné. Puis Mussolini a fait un coup de force pour s’emparer de l’État avec le soutien des élites nationales terrorisées par le communisme. Enfin, si Hitler a été porté au pouvoir à la suite d’élections législatives, il n’a pas reçu plus du tiers des voix, et il a été porté à la tête du gouvernement avec la complicité de l’État-major et des industriels et banquiers allemands ; et enfin, il a fait un coup d’Etat reposant sur la violence la plus extrême. La démocratie n’a rien à voir avec son accession au pouvoir qui n’a rien de légal et s’est réalisée dans la violence et la terreur. C’est pourtant sur ce mythe que nous vivons depuis les années soixante-dix. Et comme la démocratie réelle est présentée comme un risque systémique, celle-ci doit être contrôlée et régulée par les élites d’une part, et par les institutions juridiques de l’autre. Toute remise en cause de leur gestion et de leurs dogmes est assimilée à du populisme, dont on annonce immédiatement les risques systémiques…

Comment les « bien-pensants » et l’exécutif tentent d’étouffer le débat à propos d’une éventuelle révision de la Constitution et de la renégociation des traités internationaux qui lient la France sur les questions migratoires en l’assimilant à un assaut anti démocratique ?

Jean-Eric Schoettl : Pour les bien-pensants, la chose est claire : si quelques déplacements de curseur législatifs dans le sens de la fermeté sont déjà assez scélérats pour justifier, à leurs yeux, la désobéissance civile (position qui est celle des départements gérés par la gauche et de la CGT), un projet de révision de la Constitution tendant à la réduction du flux migratoire, surtout s’il devait être ratifié par le peuple, est l’abomination de la désolation, le triomphe du populisme. Il mérite a fortiori qu’on sonne le tocsin de la résistance à la xénophobie. Tous les arguments seront bons pour l’étouffer dans l’œuf à force d’intimidations (c’est un Frexit, c’est un attentat contre les traditions d’accueil de la France…). 

S’agissant de nos dirigeants, il me semble que la raison majeure de leur opposition à un tel projet est tout simplement la peur de renverser la table, avec toutes les conséquences (diplomatiques, juridiques, administratives, psychologiques…) que cela entraînerait.

Pierre Vermeren : C’est la prolongation du double refus hollandais et français du traité constitutionnel européen de 2005. En votant « non » au traité constitutionnel, les Français n’ont peut-être pas imaginé ses deux conséquences : a) le traité serait quand même adopté au terme d’un tour de passe-passe constitutionnel. b) Ils ne seraient jamais plus consultés sur un sujet majeur (je veux dire politique au sens noble du terme, pas un sujet de société). Or l’immigration a pris une telle ampleur en France, en changeant la composition, l’anthropologie, la vie et la culture du peuple français, qu’elle est un sujet politique en majesté. Les Français n’ont d’ailleurs jamais été consultés à son sujet, alors que la France est en principe une démocratie. Mais la crise des gilets jaunes de 2018-2019 a démontré que le référendum était devenu pour les élites françaises un sujet tabou : pas question de laisser les citoyens français décider de leur destin, puisque les élites s’en chargent. Le RIC (Référendum d’initiative citoyenne) était pourtant la seule revendication unanime de tous les protestataires français lors de cette crise : mais rien n’y a fait ; les Français doivent se contenter de regarder les Suisses vivre dans un pays de démocratie directe. De ce fait, ce qu’on observe au sujet d’un éventuel référendum sur l’immigration n’est que la prolongation du refus antérieur. A ceci près que la sacralité du sujet migratoire rend un référendum sur ce thème encore plus inenvisageable pour nos dirigeants.

Le camp du Bien interdit-il tout débat sur l’état DU droit en l’assimilant à une attaque de l’Etat DE droit ? Comment expliquer cette hiérarchie des normes qui est à l’oeuvre au sein de l’exécutif à l’occasion du débat sur la loi immigration et son application ?

Jean-Eric Schoettl : Une remarque préalable : le Conseil constitutionnel se prononcera sur la conformité de la loi (s’agissant de la procédure législative comme du fond) à la Constitution, et non sur sa compatibilité avec le droit de l’Union européenne ou avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Il est vrai que les principes constitutionnels et ceux du droit européen peuvent se recouper (par exemple en ce qui concerne le regroupement familial) et les jurisprudences de nos cours suprêmes, nationales et supranationales, se rejoindre.

Ceci étant dit, le psychodrame que déchaîne la loi immigration, telle qu’elle a été adoptée définitivement (et telle qu’elle se présente au Conseil constitutionnel) est hautement symptomatique de l’irrationalité passionnelle des débats français autour de la question de l’immigration.

Cette loi ne comporte aucune mesure drastique tendant à la réduction significative des flux migratoires. Il faudrait pour cela une révision constitutionnelle levant toute une série d’obstacles constitutionnels et de droit européen. 

En revanche, à l’intérieur de l’espace des mesures « constitutionnellement et conventionnellement possibles » pour mieux gérer l’immigration, elle déplace plusieurs curseurs dans le sens de la fermeté. Il en est ainsi de dispositions figurant initialement dans le projet déposé par le gouvernement en février dernier (par exemple la possibilité, si sa présence  menace gravement l’ordre public, d’émettre une OQTF à l’encontre d’un étranger en situation irrégulière, mais relevant des catégories  protégées contre la « double peine ») et, plus encore, de dispositions introduites par le Sénat (allongement de la durée du séjour régulier pour bénéficier de certaines allocations, exercice du « droit du sol » subordonné à une manifestation de volonté de l’intéressé, déchéance de nationalité des binationaux ayant commis un homicide volontaire sur la personne d’un détenteur de l’autorité, exigences relatives  à la durée du séjour et à la connaissance de la langue en matière  du regroupement familial, amende délictuelle sanctionnant le séjour irrégulier…). 

Il n’en demeure pas moins que, même si le Conseil constitutionnel ne censurait aucun des articles contestés par la NUPES, la France resterait, comme le montre (dans une tribune du Monde du 27 décembre) Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, un des pays européens les plus ouverts à l’immigration et à la naturalisation et des plus avantageux socialement pour les étrangers.

Mais voilà : dans le domaine de l’immigration, comme dans celui de la sécurité ou de la lutte contre l’islamisme, tout déplacement du curseur, même minime, dans le sens de l’intérêt national est bloqué par un fondamentalisme droits-de-l’hommiste, minoritaire dans l’opinion, mais influent dans le monde politique, médiatique, associatif et au sein même des institutions.

Un exemple : la bien-pensance droits de l’hommiste reconnaît la marque de fabrique de l’ « extrême droite » dans l’article fixant à cinq ans - pour ceux qui ne travaillent pas - la durée de séjour régulier conditionnant l’obtention de prestations sociales non contributives. Mais l’attribution du RSA aux étrangers est, elle aussi, subordonnée à une durée de séjour régulier de cinq ans : dira-t-on que le RSA porte le sceau infâmant de la préférence nationale ?

Une certaine gauche voit une victoire de l’extrême droite dans toute tentative de mieux contrôler les entrées des étrangers sur le territoire, de conditionner la délivrance ou le renouvellement de titres de séjour à une meilleure intégration dans la société française, d’examiner plus rigoureusement les demandes d’asile ou de naturalisation, de faciliter l’éloignement des étrangers indésirables, ou même seulement de s’interroger - en termes statistiques - sur le bilan de l’immigration dans tel ou tel secteur (niveau scolaire, emploi, productivité, sécurité, services publics, logement etc).  Comme le dit Renée Fregosi (Figarovox, 27 décembre),  «faire barrage à l'extrême droite » suffit à constituer la stratégie politique de cette gauche. S’opposer à tout déplacement de curseur de la législation dans le sens de la fermeté migratoire est devenu son « marqueur » existentiel.

C’est ce fondamentalisme et non l’Etat de droit qui est le problème. Il nuit en effet à l’Etat de droit qu’il invoque à grands cris, car il conduit chacun, prenant au mot les zélotes, à se demander si l’Etat de droit est tellement rigide qu’il devient un carcan pour la démocratie (« des tas de droits tenant l’Etat à l’étroit »), une mauvaise affaire pour la Nation…

Pierre Vermeren : Je ne suis pas certain que le débat juridique soit important en l’espèce, car l’immigration est devenue en France et dans l’Union européenne (tout au moins en Europe du Nord-Ouest) à la fois un dogme et la dernière grande idéologie. Elle n’est pas, à ce titre, soumise à la critique ni discutée, ni sur le fond ni sur la forme. Elle est un bien en soi que l’Europe apporte au monde, en particulier à des pays jugés incapables de fournir les services de base à leur jeunesse, que ce soit pour cause de guerre ou pour incapacité à gouverner ou à développer leur économie. A ce titre, elle est un substitut à la colonisation : puisque les élites de ce pays ont refusé « les Lumières » de l’Europe à domicile, il faut que les pauvres ou les jeunes de ces sociétés puissent espérer découvrir cette Lumière en se déplaçant. C’est extrêmement narcissique du point de vue européen, mais on n’a jamais entendu un dirigeant européen s’effaroucher du fait que le Japon, les pays du Golfe ou la Chine n’acceptent pas d’immigration, ou la trient et la refoulent. Inconsciemment, ils sont les seuls porteurs du Bien.

Face à ces représentations inconscientes -sans parler du rachat moral de la colonisation, y compris de la part de pays n’ayant colonisé personne, comme les Scandinaves-, le débat juridique ne pèse pas lourd. Il n’est qu’un commode prétexte. Oui l’État de Droit serait l’existant, et donc le Bien, et toute sortie des principes en vigueur serait une remise en cause du dogme, donc une atteinte au sacré. De « petites » considérations juridiques ne pèsent d’aucun poids face à cette idéologie.

S’ajoutent à cela des exigences matérielles qui consolident ces croyances ; les classes bourgeoises des métropoles ont besoin de domestiques (comme les porteurs de repas à vélo ou les femmes de ménage) ; et un certain patronat a besoin à la fois de bas salaires et de salariés qui supportent des habitats collectifs indignes, voire dégradés, ou des heures de transports quotidiennes ou nocturnes pour se rendre au travail. Seuls les migrants précaires de fraîche date acceptent ce triste brouet. La loi migration en cours n’a d’ailleurs été faite que pour eux : légaliser ces clandestins au travail.

Cette stratégie et cette attitude du camp du bien et de l’exécutif ne nuisent-elles pas au débat démocratique et ne sont-elles pas en contradiction et opposées aux aspirations des citoyens ?

Jean-Eric Schoettl : En utilisant une méthode d’intégration qui n’est ni intergouvernementale, ni même fédérale (les fédérations ont plus de respect pour l’autonomie des Etats fédérés), l’Europe majore inévitablement la puissance du juge, de l’expert et des ONG, dans des domaines divers, qui peuvent être intensément régaliens. Comment les citoyens n’éprouveraient-ils pas un profond malaise devant ce déplacement de puissance souveraine vers des organes juridictionnels ou technocratiques, dont les décisions s’imposent sans recours et de façon pérenne, hors de tout débat démocratique concret, loin des peuples et de leurs représentants ?

Obscurément, l’opinion publique en conçoit un sentiment de délaissement : ses représentants nationaux ne sont plus aux commandes ; ses intérêts nationaux ne sont plus servis comme ils le devraient ou sont purement et simplement négligés ; alors que le cadre politique national relayait directement le sentiment populaire, permettant ainsi à la souveraineté populaire de s’exercer, les institutions européennes, régies par un droit et une morale abstraits, éloignées des peuples, converties à la religion de la concurrence et prétendant dépasser historiquement l’idée de nation, sont l’éteignoir de la souveraineté populaire.

Ce sentiment de délaissement (conjugué à d’autres facteurs, notamment internes, qui vont tous dans le sens d’une perception douloureuse de l’impuissance étatique) contribue fortement à la perte de crédibilité des responsables publics et, partant, à la rétraction de la Chose publique. Il sape en effet les bases de la confiance globale qu’une société - lorsqu’elle est habitée par la conviction que la souveraineté nationale préside à sa destinée - se fait à elle-même. 

Exacerbés de surcroît par l’hétérogénéité croissante des sociétés européennes contemporaines (elle-même conséquence de la philosophie d’ouverture et de libre circulation radicales qui, dans tous les domaines, sous-tend le projet européen depuis l’origine), les facteurs de désagrégation de la Res publica l’emportent sur ses facteurs de cohésion. Les conditions d’adhésion à un « Nous » national ne sont plus réunies. Le « Nous » national, le seul dont la puissance fédératrice soit avérée au niveau de la société tout entière, explose en une multitude de « moi » égocentrés ou de « nous » corporatistes ou tribaux revendiquant chacun une créance à l’égard de tous, selon un mode toujours plus véhément.

Pierre Vermeren : C’est une évidence comme le prouve tous les jours la démocratie sondagière, puisque nous avons aujourd’hui les moyens de vérifier ce que pensent les citoyens par le biais de nombreuses études d’opinion. Sur le domaine migratoire, les Français, en dépit de leur générosité bien établie après quarante ans d’immigration massive, ont clairement fait comprendre que les choses ne peuvent pas rester en l’État. On a beau jeu de dire que les Français ont élu et réélu le président Macron -ce qui est incontestable- et qu’ils le soutiennent quoiqu’il fasse. Ce serait oublier qu’entre les costumes de F. Fillon et la guerre en Ukraine, entre la criminalisation des adversaires et l’absence totale de débat de fond sur les grandes questions, les Français ont désigné un homme sans savoir ce qu’il proposait. Il n’y a d’ailleurs même pas eu de programme présenté ni a fortiori discuté lors de la dernière campagne présidentielle. La crise des gilets jaunes a montré l’inadéquation manifeste entre leurs attentes et ce qui leur était proposé. Nous en sommes toujours là : les attentes des Français ne sont pas prises en compte par le pouvoir, sauf sur des sujets de société qui ne changent rien à leur vie. Les Français veulent moins d’immigration, et on leur en propose un peu plus, quoiqu’on en pense. On fait semblant de froncer les sourcils en attendant que les juges du conseil constitutionnel -qui ont été nommés à cet effet- ramènent le droit à son état initial. C’est une comedia dell’arte, mais c’est un jeu dangereux, car on ne joue pas avec un peuple sauf à ses risques et périls.

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