Habiter le temps : l’économie à l’épreuve du développement durable. Sur "Durer", de Pierre Caye<!-- --> | Atlantico.fr
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Durer propose une approche globale du système productif et décrit les outils nécessaires à sa transformation.
Durer propose une approche globale du système productif et décrit les outils nécessaires à sa transformation.
©RAYMOND ROIG / AFP

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Depuis 50 ans, l’écologie est à l’ordre du jour des politiques publiques. Pour quels résultats ? Chacun aspire désormais, aussi bien à droite qu’à gauche, à « changer de modèle ». Mais les meilleures intentions suffisent-elles ? Dans "Durer", Pierre Caye propose une approche globale du système productif et décrit les outils nécessaires à sa transformation.

Norbert Hillaire

Norbert Hillaire

Essayiste, artiste-chercheur, Norbert Hillaire est professeur émérite de l’université de Nice  (sciences de l’art et des nouveaux médias, digital studies) et directeur de recherches associé à Paris 1 Panthéon-Sorbonne (laboratoire Art & Flux). Il préside l’association Les murs ont des idées, spécialisée dans le design des espaces collectifs du futur. Son ouvrage l’art numérique, co-écrit avec Edmond Couchot (Flammarion 2005), fait aujourd’hui référence. Dernières publications, L’art dans le Tout Numérique,  Manucius (2015). La fin de la Modernité sans fin, l’Harmattan (2013), à paraître, L’art de la réparation, Scala, 2018.

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Depuis 50 ans, l’écologie est à l’ordre du jour des politiques publiques. Pour quels résultats ? Chacun aspire désormais, aussi bien à droite qu’à gauche, à « changer de modèle ». Mais les meilleures intentions suffisent-elles ? Or, pour la première fois depuis Marx, un livre, Durer, propose une approche globale du système productif et décrit les outils nécessaires à sa transformation.

Il importe certes que notre développement soit durable et respecte les générations futures. Encore faut-il que les hommes soient en mesure de construire la durée à travers leurs modes mêmes de production !

Sous le couvert du temps, les principaux facteurs de production, le capital, le travail, la technique s’en trouvent profondément transformés : pour durer, le capital devient le patrimoine, le travail se consacre à la maintenance, en même temps que la technique nous sert d’enveloppe protectrice. L’économie accède désormais à sa dimension morale et politique la plus haute et la plus digne, loin des idéologies dominantes de l’innovation, de la disruption et de la destruction créatrice.

Dans un contexte marqué par une crise sans précédent depuis la deuxième guerre mondiale, il est souvent question du monde d’après, mais cette raison d’espérer dans l’avenir se heurte aux réalités d’un monde actuel qu’un petit virus ne cesse de fragiliser, en jouant aux dés avec notre aptitude à nous projeter dans le long terme.

Tout se passe comme si le système productif, dans lequel le monde globalisé nous avait habitués à vivre désormais, se retournait soudain contre nous, et, en un effet boomerang, nous renvoyait l’image en négatif de cette prétention folle à nous affranchir de l’espace et du temps sous le couvert de l’économie, dans laquelle nous vivons (le fameux tout-tout de suite, l’accélération comme principe et mode de vie) : la situation se renverse, et c’est, avec ce virus, un autre espace (ce virus se spatialise ici et là, et nous impose sa géographie transfrontalière propre ) et un autre temps (ce virus ignore les horloges qui sont les nôtres, et, se plaît aux variants, comme Bach se plaisait aux variations Goldberg) qui s’imposent désormais à notre système productif, avec les désastres économiques qui en résultent.

Ce système productif a un nom : la destruction créatrice, dont on doit le concept à Joseph Schumpeter, et Pierre Caye, l’auteur de Durer, Directeur de recherches au CNRS, en avait fait une critique approfondie dans un précédent livre (Critique de la destruction créatrice), dont ce nouveau livre, Durer, se veut le pendant constructif.

Ce système, nous dit Caye, n’est plus soutenable, car c’est la destruction (non seulement des milieux naturels et des sols, mais aussi des produits de l’industrie devenus rapidement obsolètes, et encore du patrimoine matériel et symbolique qui n’est pas entretenu au niveau où il devrait l’être) qui le définit, et que traduisent entre autres les notions de disruption ou d’obsolescence programmée. Dans ce contexte, le développement durable s’impose, même s’il n’est pas au rendez-vous que lui fixent les urgences de notre temps.

C’est qu’il en va de certains mots ou de certaines expressions comme de certains monuments que l’on finit par ne plus voir à force des les voir, car ils ne font plus sens à nos yeux. Tel est le cas justement, dans le lexique de l’écologie, du développement durable. A force d’en user à trop forte dose, le poids de l’habitude a fini par en édulcorer la signification, au point de la dissoudre dans le mainstream des consensus : cette expression flotte ainsi dans les discours et même dans les consciences, mais dans une proportion inverse aux résultats que l’on serait en droit d’attendre de sa mise en œuvre.

Il s’agit de comprendre en profondeur les raisons de ces échecs répétés et c’est là tout l’enjeu de Durer.

D’abord, l’auteur retrace la généalogie de cette formule, désormais consacrée par la littérature grise des grandes institutions internationales comme l’ONU, et figurant même dans les constitutions de certains états, mais avec une telle quantité d’objectifs à atteindre, qu’elle finit par s’y éparpiller. Cet éparpillement se traduit aussi dans la trop grande diversité de ses modèles, du commerce équitable à l’économie circulaire, en passant par l’économie environnementale, le biomimétisme, l’écosocialisme, l’écologie industrielle ou encore la smart city (liste non exhaustive).

Ensuite, en montrant que cette expression de développement durable, repose sur un malentendu, ou plutôt sur un oubli : le temps, et plus encore sa construction. C’est cet oubli qu’il s’agit de réparer en s’attaquant aux fondements même de notre système productif.

En faisant basculer l’analyse du sens et la portée de cette expression du côté de l’adjectif durable, Pierre Caye éclaire d’un jour totalement nouveau (mais ancré dans l’histoire de diverses traditions philosophiques ou de grands auteurs latins, et en particulier celle qui distingue, chez Sénèque, entre entre dilatio et dilatatio - entre la fuite du temps et sa dilatation dans un présent qui s’intensifie - ), les enjeux du développement durable - et nous montre ainsi que la question du temps est le non-dit, le refoulé, l’impensé, ou l’angle mort de la raison écologique et des politiques qui en sont la traduction.

Et cela pour une raison bien simple : c’est que le primat accordé, dans l’expression développement durable, à l’idée du développement (alors même que tout développement ne saurait se concevoir autrement que sur le mode d’une succession temporelle) a conduit progressivement à l’idée que la croissance est en mesure de s’autoréguler, d’assurer les conditions de sa propre durabilité.

Cela se traduit concrètement par un abaissement progressif des ambitions du développement durable à la seule économie environnementale, soit l’adition d’un nouveau marché à un système productif qui demeure pour l’essentiel inchangé.

Or, pour Caye, ce n’est pas le développement qui crée de la durée, mais le sens de la durée qui favorise le développement à long terme. Il s’agit donc de rien moins que de réintroduire l’idée de durée dans une science acosmique (qui ignore l’espace et du temps), l’économie, selon trois renversements de perspective, qui sont au cœur de ce livre : le patrimoine plutôt que le capital, la maintenance plutôt que la production, et la technique comme enveloppe plutôt que la disruption technologique.

Le capital devient du patrimoine

Caye nous rappelle d’abord qu’il ne peut y avoir de production qu’à certaines conditions : les services éco-systémiques que la terre elle-même rend à l’économie et dont le chiffrage donne le vertige : le dernier rapport du Giec sur « le changement climatique et les terres » estime aujourd’hui cet apport dans une fourchette comprise entre 68000 et 77000 milliards d’euros, soit « guère moins que le produit mondial brut (PMB) de 2019, de 81000 milliards d’euros ».

Et l’une des premières tâches politiques en matière de développement durable serait sans doute de prendre en considération ces chiffres dans l’allocation des facteurs de production (ce qui n’est pas le cas, dans la mesure où la terre est assimilée à du capital, dont le renouvellement, comme celui du travail, est par essence infini).

Or l’économie réputée (à tort) post-industrielle, et plus encore depuis que les NTIC l’ont investie, a longtemps prospéré sur l’illusion de l’immatériel, et sur l’ignorance de ce patrimoine en quoi consistent par exemple les terres rares pourtant nécessaires à leur développement, et, plus généralement, n’ont pratiquement pas pris en considération dans leur croissance l’épuisement des sols, la pollution, bref l’ensemble des externalités négatives qu’elle génère (ou alors, cette prise en considération s’est faite sur le seul mode de la compensation, et non de la préservation).

Le patrimoine, ce serait d’abord cet « autre » de la production, en quoi consistent les ressources naturelles, mais aussi bien matérielles et symboliques, qui conditionnent la générativité même du présent à partir du passé, et la faculté de se projeter dans l’avenir à partir de ce legs.

En ce sens, il ne saurait y avoir de développement durable sans une reconquête de notre sens de l’espace et du temps, tels qu’il s’éprouve en particulier à travers la longue durée du patrimoine. Le patrimoine, c’est, dans l’esprit de Caye, ce qui se conserve, au contraire du capital qui s’échange. Mais cette conservation, qui peut aller jusqu’à l’exigence de ne pas user de ce patrimoine, ne signifie pas stagnation : le patrimoine, au contraire, se transforme dans l’œil et dans l’esprit de ceux qui le reçoivent pour le transmettre à leur tour. Mais pour qu’il vive, c’est-à-dire pour qu’il change, il faut qu’il se conserve quand tout change si vite autour de lui. Si nous échouons à conserver ce patrimoine, ou si nous en cédons des pans entiers au commerce, le passé se transforme en une inquiétude qui, parce qu’elle assombrit l’avenir, ampute à son tour le présent de toute son intensité en l’abandonnant à l’instant, c’est-à-dire à l’ins-tans, à ce qui ne se tient pas de manière stable, comme Caye nous le rappelle : au temps de l’instantanéisme dans lequel nous enjoignent de vivre l’économie globalisée et la communication, dans la quelle il en va des événements comme des produits, l’un chassant l’autre à un rythme effréné, il faut que le patrimoine échappe à l’emprise de la marchandisation généralisée et de son tempo, pour rester vivant, comme un présent qui s’offrirait aux générations futures.

On le voit, une telle vision du patrimoine n’a rien de commémoratif : il ne s’agit pas de panthéoniser Gaïa, comme certaines prétendent panthéoniser Verlaine et Rimbaud, c’est à dire ignorer la vraie vie de leur textes dans le temps, en croyant pouvoir les figer dans une image. Il s’agit au contraire de faire du patrimoine une œuvre ouverte et vivante, comme le sont les grands textes littéraires, dont le sens se déplace au fur et à mesure que des générations nouvelles de lecteurs s’en emparent. Penser le patrimoine en termes de transmission, plutôt qu’en termes de capital à échanger, c’est ouvrir ce patrimoine à l’appropriation nouvelle qu’en feront ceux qui nous succèderont et dont nous ne savons rien. Et c’est de ce goût pour  l’inconnu du nouveau  que procède le souci patrimonial, qui est un autre nom possible de cette responsabilité envers les générations futures que nous peinons à assumer, car nous ne savons pas construire le temps.

Le travail

Ou plutôt, nous ne connaissons plus que le temps de l’innovation. Pour orchestrer dès qu’ils surgissent sur le marché la péremption des produits de l’industrie, en particulier numérique, déjà remplacés dans l’imaginaire de leurs concepteurs, par ceux qui doivent leur succéder, le principe d’innovation permanente qui gouverne le système productif exige sa complexification et son automatisation. L’analyse que propose Caye de cet accélérationnisme est particulièrement convaincante.

On a longtemps cru en effet que l’automatisation serait la réponse à la question du travail selon deux modalités : soit la thèse de la fin du travail et du chômage technologique consécutif à l’automatisation des tâches, avec ses avantages et ses inconvénients (thèse reprise en particulier par Jéremy Rifkin), soit la thèse de la destruction créatrice selon laquelle le chômage technique viendrait créer de nouveaux emplois plus qualifiés et nourrir la croissance.

Caye propose une autre thèse : il s’agit de penser la relation entre les humains et les machines, non en termes de substitution, mais en termes de complémentarité.

Car on est conduit à ce constat : plus la complexité du système productif s’accroit au fur et à mesure que l’informatique s’en empare, plus nombreux, plus fréquents sont les risques de pannes qui nécessitent une attention et un soin constants – mais cette maintenance et cet entretien, qui ne saurait être effectués que par des humains, ne sont pas assurés au niveau où ils devraient l’être (comme en témoignent les pannes à répétition de la SNCF, ou les accidents industriels de type Seveso, ou nucléaires, ou encore la gigantesque panne d’électricité qui a plongé New-York dans le chaos en 1977 ) : cela conduit notre auteur à un autre constat, c’est que, à l’heure du triomphe des technologies de programmation, de modélisation et de prédiction, jamais le monde et le systèmes productif n’auront été aussi fragiles.

Loin de conduire à un chômage technologique ou à une libération du travail par la magie de la destruction créatrice, le capitalisme de l’automatisation, de la gouvernance algorithmique et de la robotisation exige pour pouvoir fonctionner une maintenance constante, et c’est toute la question de la tenue, du maintien et de l’entretien du système productif par les humains qui est posée : c’est pourquoi le pays le plus automatisé, la Corée du sud, est aussi celui dans lequel le taux de chômage est le plus bas.

Nous sommes donc très loin d’en avoir fini avec le travail. On constate ainsi que toute une économie du travail précaire s’est développée, qui s’incarne dans la figure du « déliveriste », car elle est nécessaire au maintien et à l’entretien du système productif et nous enseigne qu’aucun dispositif automatisé ne peut se passer intégralement de la présence des humains.

La maintenance, la réparation le soin et l’entretien, ne sont donc pas la part maudite, ombreuse, de la production et de la croissance, ils en sont la condition même.

Mais le travail exigé par cette nouvelle économie de l’immatériel est relégué dans le hors champ du nouveau système productif des plateformes et des GAFA, qui, même s’il repose sur une moindre employabilité des humains, en comparaison des anciennes firmes, n’en exige pas moins une sorte de travail constant et disséminé à tous les niveaux du corps social. En somme le travail est partout, mais sous des formes diffuses et souvent invisibles ou non reconnues (jusqu’à la mutation du consumer en prosumer).

La technique

Autre constat : la primauté accordée aujourd’hui aux technologies de production, à l’efficience technologique, qui se traduit par l’hégémonie de l’informatique, conduit au déni des techniques antérieures, ou plus exactement au déni de la diversité des techniques. Pourtant, à l’intérieur même du paysage digital, c’est la diversité qui domine. L’internet des objets (IOT), que l’on nous présente parfois comme le stade avancé du capitalisme, n’est peut-être lui-même qu’une technologie parmi d’autres dans le paysage informatique (qui voit aussi la montée en puissance des bio et nanotechnologies, ou encore l’essor du web sémantique, sans parler des prophéties autour de l’ordinateur quantique). La vérité est qu’à côté, ou plutôt en retrait des technologies digitales qui occupent le devant de la scène, il y a d’autres techniques, que Caye décrit comme des techniques de reproduction, et qui fondent la possibilité même de la production : il en va ainsi, outre du droit et de l’économie, de ces « techniques de soi » que sont la lecture et l’écriture. Dès lors, il est facile de montrer que, contrairement aux idées reçues, des techniques relevant d’âges et de modalités très différentes coexistent dans notre monde le plus contemporain. De même que toute une économie traditionnelle subsiste à l’âge de la disruption technologique.

Car, au centre de gravité de ce livre, il y a un constat essentiel, que Caye tire d’une lecture approfondie et brillamment réactualisée d’André Leroi-Gourhan, ce paléontologue, immense penseur de la technique, qu’il revisite ici.

Ce constat est très simple : la technique n’est pas un supplément qui viendrait « augmenter » les capacités humaines, comme on le croit communément : l’homme est originairement, ontologiquement, un être technique. Ou plus précisément, entre l’homme, la technique et son environnement naturel, il y va d’une consubstantialité qui nécessite de les penser ensemble. Ces processus d’extériorisation de l’homme dans la technique à travers lesquels il s’est hominisé (c’est à dire qu’il a pu accéder au langage, par la libération de la face, elle même consécutive à la libération de la main), montre, si l’on suit toujours Leroi-Gourhan, la primauté de la technique sur la technologie, et en particulier la profondeur qui attache le symbolique et le technique, le langage et les outils.

Pourtant, avec l’homme augmenté du transhumanisme, la situation change. Et il semble que ce processus soit en train de s’inverser : c’est l’homme qui est désormais au service d’une technologie qui le dépasse, conçue comme un unique horizon d’attente de plus en plus extérieur à lui-même, l’homme qui se voit comme exclu de cette technique qui lui faisait une enveloppe, et dont la réalité se situe désormais au delà de lui-même, dans une sorte d’équivalence cognitive avec le vivant ou le quasi-vivant, avec la machine ou avec l’animal.

Avec cet emballement de la technologie, c’est le fonctionnement même des objets techniques et des machines, qui nous échappe, relégué dans une sorte de back-office. De même que le travail se voit relégué dans le hors champ de la maintenance, de même la technique est reléguée en tâche de fond au fur et à mesure qu’elle s’étend à l’ensemble des activités humaines sur le mode de la calculabilité..

Il y a ainsi, à l’œuvre, un nouveau partage du visible et de l’invisible qui s’est instauré dans nos sociétés, et qui repose sur la confiscation du fonctionnement des objets techniques, qui échappe à la compétence et donc au pouvoir des usagers. Au fur et à mesure de leur intégration dans des ensembles de plus en plus complexes et numérisés, certaines technologies, comme par exemple le bloc moteur d’une automobile, nous deviennent inaccessibles (à la manière d’un dispositif de poupées russes), alors même que l’on continue, dans les pays pauvres, à réparer les vieilles automobiles avec les moyens du bord. Ce processus de confiscation du fonctionnement des machines, ce mur invisible qui nous sépare de la technologie est corrélatif à l’extension et à l’hégémonie de l’informatique qui s’étend désormais à l’ensemble de nos activités, de notre environnement naturel ou construit et jusqu’à à l’intérieur de nos propres corps (ce corps augmenté promis par les transhumanistes) à travers toutes sortes de prothèses, pour former comme une seconde peau naturelle et artificielle. Ce processus s’étend d’ailleurs aussi aux images, et à tous ces dispositifs de contrôle et de surveillance, qui ont à charge de traiter les data qu’elles collectent, pour les monnayer ensuite et nous les revendre, sous forme de loisirs ou de contrats d’assurance.

Et c’est pourquoi, avec cette naturalisation de la technique, qui échappe à l’homme au fur et à mesure de son extension à l’environnement, on ne peut choisir entre le salut de la planète et celui de l’humanité (ce que la crise sanitaire que nous vivons pourrait nous inviter à penser, au prétexte que la terre survivra à la disparition de l’espèce humaine). Ou, pour le dire autrement, il n’y a pas, au regard des effets désastreux de notre mode de production actuel sur la terre, de salut possible de l’humanité en dehors d’un changement de ce système productif, sauf à se contenter des résultats cosmétiques que nous connaissons.

Un changement du système productif ? Cela peut s’entendre alors comme une apologie de la décroissance, sur le modèle que professe un certain totalitarisme vert, ou encore comme le retour au conservatisme des économies planifiées, que dénonçaient déjà les Saint-simoniens, et qui sont là pour brider la liberté d’entreprendre, et la circulation du sang-argent dans les réseaux.

Pourtant, Pierre Caye n’est pas plus un apôtre de la décroissance qu’il n’est un conservateur frileux devant le progrès :

« L’idéologie de la décroissance, écrit-il, est d’abord le symptôme d’une impuissance : faute de pouvoir transformer notre système productif, nous abandonnons tout projet de production ; faute de savoir mettre la technique au service d’une autre façon de produire, de consommer et de croître, nous tombons dans la technophobie. Rien n’est mieux fait pour maintenir le statu quo. »

La ville

Ainsi, la calculabilité s’est emparée de l’intime de nos vies comme elle s’empare de l’espace public de nos villes, sur le mode d’une gouvernance algorithmique qui concentre désormais tous les aspects de la vie urbaine et sociale, et en assure un contrôle de plus en plus fin et invisible, au fur et à mesure que l’échange marchand se l’approprie : des mobilités alternatives aux opérations commerciales orchestrées par les plates-formes, du type Black friday ou aux réseaux hôteliers sans hôtels, tels Airbnb (mais il semble que les élus locaux, ayant maintenant pris la mesure du danger, entendent inverser la tendance – avec toutefois le handicap de la pauvreté de leur culture technologique).

Cette primauté absolue accordée à l’économie et à la technologie a une conséquence dramatique, c’est que, parce qu’elle repose sur une quasi abolition des distances et des délais pour nous permettre d’accéder plus facilement aux produits et services qu’elle nous promet (jusqu’aux prouesses d’Amazon), elle appauvrit en cela même notre expérience sensible de l’espace et du temps, en particulier dans les villes – et, ce, alors même que nous aurions le plus grand besoin d’éprouver la dilatation de l’espace et du temps, pour adoucir leur contraction musculaire dans les automatismes du clic et l’hégémonie des réseaux.

C’est à la question de la ville que Caye consacre les pages les plus graves de son livre.

Parce que l’habitat est sans doute, comme en atteste l’étymologie et le double sens du mot domestication, à la fois maitrise d’un développement et habitation de la domus, de la maison. Domestiquer, c’est rendre le monde habitable. Plus précisément, Caye nous montre qu’il y a, à propos de la ville contemporaine, deux visions de la technique qui s’opposent.

Dans le premier cas, on considère la technique, et en particulier l’architecture, comme enveloppe protectrice, et même comme la source de la technique (Caye, grand spécialiste de Vitruve, est ici, dans la continuité des penseurs de la Renaissance, tels Alberti, un passionnant lecteur des architectures de Palladio, de Haussmann, mais aussi du Mouvement moderne). Pour ces derniers le projet architectural est un art, car il introduit, au delà de la gestion des flux et des matériaux nécessaires à la gestion de la ville, une science de l’espace et du temps, des pleins et des vides, qu’un Haussmann sut parfaitement maitriser au point de faire de Paris cette capitale du XIX° siècle que salua Walter Benjamin.

Mais, second cas de figure, cet art du projet architectural doit être distingué du projet de l’ingénieur, qui porte sur la gestion des flux et de l’énergie nécessaires à la ville (même si les romains furent de grands ingénieurs et de grands artistes aussi, en matière de gestion et de conduite de l’eau, comme on peut le constater avec le Pont du Gard, cet ouvrage d’art conçu pour conduire l’eau jusqu’à Nîmes).

Or, cette figure de l’ingénieur s’est imposée dans le paysage urbain, au XVIII ° et XIX° siècles, et avec les Saint-simoniens en particulier, à travers l’extériorisation des réseaux, dont le modèle était auparavant internalisé dans le corps humain, sur le territoire. Et elle s’est imposée sous la forme d’un mille-feuille de réseaux interconnectés et empilés les uns sur les autres (comme le sont les rete mirabili, ces merveilleux réseaux artériels et veineux des hommes et des animaux) au fur et à mesure des progrès des techniques et de l’industrie des réseaux : des réseaux hydrauliques aux réseaux ferrés, des réseaux routiers aux réseaux électriques, des réseaux de broadcast aux réseaux numériques et aux réseaux autoroutiers : cet entrelacs de réseaux a fini par créer une trame réticulaire, dans laquelle la pauvre architecture a fini par se dissoudre, submergeant de sa couverture multiforme l’ensemble du visible spatial de la ville.

D’autant que cet entrelacs réticulaire conditionne l’attractivité de la ville qui engendre à son tour l’extension de celle-ci au delà de ses limites, et en déstabilise en cela même les anciennes proportions (et c’est tout le problème posé par le débordement de la ville au delà d’elle même, qui conduit à sa propre auto-destruction par son étalement dans le rurbain, mais aussi le problème de la ville numérique, qui s’étend au delà d’elle même, dans les flux ubiquitaires des réseaux sociaux et des plateformes qui sont en train d’absorber l’espace public des villes réelles).

A cette situation, la smart city est supposée répondre, par le couplage de l’écologie et de la technologie (mais il ne faut pas oublier que le concept de la smart city a été orchestré par les industries du numérique et en particulier IBM). Il en résulte, aux yeux de Caye, que la place de l’architecte se voit encore plus réduite par l’apparition du paysagiste aux côtés de l’ingénieur.

Caye ne conteste pas les bienfaits des techniques et matériaux de construction plus verts, ni les nécessités des technologies, mais il entend souligner les paradoxes de la smart city, cette ville censée réguler l’espace urbain, alors même que l’entrelacs de plus en plus complexe des réseaux qui sont supposées y conduire engendre une fragmentation de la ville entre les zones les mieux desservies et les mieux connectées et celles qui le sont moins, nécessitant le recours incessant à de nouvelles innovations en vue d’assurer sa gouvernance : c’est l’architecture qui fait les frais de cette fuite en avant dans la disruption et l’innovationnisme permanents, car la ville ne se connaît d’autre cohérence que celle des flux qui la traversent et d’autre valeur que celles des espaces utilitaires et marchands qui la ponctuent. Cette perte considérable pour l’habitabilité du monde en quoi consiste cette architecture minimale de la smart city  a même un nom : l’architecture générique, selon la formule de l’inventeur de ce concept, Rem Koolhaas, soit une architecture indifférenciée, dans une ville uniformisée et atomisée dans laquelle plus rien ne se distingue.

Si l’architecture est donc bien cette technique originaire qui repose sur l’art de créer de la durée dans le développement par la différenciation même des espaces qu’elle crée, et si elle se dresse ainsi contre l’indifférenciation généralisée de l’espace et l’accélération vertigineuse du temps, elle est l’un des enjeux du développement durable, et conduit nécessairement à se poser la question de sa mise en œuvre à l’échelle des villes, et des conditions de cette gouvernance qui a fini par remplacer, en Europe du moins, l’ancien gouvernement des peuples.

Et si les pages consacrées par Caye à l’architecture et la ville sont les plus graves, parce qu’elles témoignent de cette profondeur de temps qui nous fait tant défaut, celles qu’il consacre à la gouvernance et à la souveraineté sont les plus enlevées, car c’est la profondeur du champ ouvert par ses réflexions antérieures sur la maintenance, le patrimoine, la technique ou la ville qui se dévoile alors dans toutes sa richesse et ouvre, comme aurait dit Deleuze - que l’auteur cite à la fin de son livre, de nouvelles lignes de fuite.

Notre monde voit en effet le retour de la volonté de puissance alliée à la croissance, et l’affirmation du modèle de la souveraineté, quand l’Europe a choisi le principe de la gouvernance contre celui de la souveraineté : mais si le modèle de la gouvernance paraît plus propice au développement durable que ne le sont les régimes autoritaires quand ils ambitionnent de restaurer leur souveraineté, de l’Amérique de Trump à la Chine de Xi Jinping, la gouvernance ne saurait elle aussi y réussir ; car instaurer de la durée dans le développement, cela supposerait de renverser la logique de la gouvernance au sens où celle-ci s’est instituée en nouveau dogme : la gouvernance est en effet un modèle directement issu de l’ère Reagan, relayé ensuite par les NTIC : ce modèle est, pour le dire trop vite, une machine automatique d’intégration des humains à un processus de marchandisation généralisée de la société qui les dépasse.

Cette gouvernance fonctionne au régime de l’économie standard et du court terme, et donc à rebours du long terme en quoi consiste la res publica, ou si l’on veut les institutions, mais aussi le patrimoine matériel et symbolique – bref, toutes ces choses ou ces domaines qui conditionnent la possibilité pour chacun et pour tous de s’inscrire de façon souveraine dans le temps, de faire œuvre de leur vie.

Une telle vision a l’immense mérite de nous sortir de l’éternel débat entre souverainistes et néo-libéraux, car émerge alors une autre souveraineté que celle à laquelle les populismes de tous bords aspirent ou que la Chine réalise : cette souveraineté n’est en rien une régression des sociétés de contrôle actuelles, qui sont aussi le fruit amer de la gouvernance réputée démocratique et consensuelle, vers des sociétés plus répressives ou autoritaires encore: elle serait une souveraineté non de la puissance, mais de l’intelligence du temps. Une souveraineté qui ouvrirait la voie au développement durable.

Pierre Caye, ancien élève de l’École Normale supérieure, directeur de recherche au CNRS, a consacré une part importante de ses recherches aux sources humanistes de notre culture philosophique, artistique et politique. Il est l’auteur de Critique de la destruction créatrice (Les Belles Lettres, 2015) dont Comme un nouvel Atlas (Les Belles Lettres, 2017) donne les clefs métaphysiques, et de Durer (Les Belles Lettres, 2020).

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