Génération désenchantée : les jeunes, ces grands témoins de la fin de la modernité<!-- --> | Atlantico.fr
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"La jeunesse d'aujourd'hui est porteuse d'autres types de valeurs"
"La jeunesse d'aujourd'hui est porteuse d'autres types de valeurs"
©HANS LUCAS / AFP

Idéal démocratique

Aux Etats-Unis, les jeunes de moins de 25 ans apparaissent de moins en moins attachés aux valeurs démocratiques libérales. En France également, une autre époque est en gestation, selon Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Aux Etats-Unis, les jeunes de moins de 25 ans apparaissent de moins en moins attachés aux valeurs démocratiques libérales. Ils sont ainsi moins nombreux à soutenir le droit au mariage homosexuel, par exemple. Est-ce qu'un tel phénomène existe en France ? Comment expliquer ce détachement d'une partie de notre jeunesse ?

Michel Maffesoli : En réalité, l'idéal démocratique lui-même a fait son temps. Je considère que la modernité est en train de s'achever, qu'une autre époque est en gestation, ce que j'appelle la post-modernité. L’idéal démocratique, tel qu'il a été développé par Hannah Arendt, n'attire plus du tout les jeunes générations. En revanche, cette jeunesse est porteuse d'autres types de valeurs, d’un idéal communautaire qui est en gestation. Ces jeunes générations constituent une société officieuse par rapport à la société officielle. Ces jeunes générations ne se reconnaissent plus du tout dans la société actuelle et dans les valeurs démocratiques libérales.

Quand on regarde les résultats des diverses élections en France, et le phénomène est encore plus inquiétant aux Etats-Unis, le processus d'abstention est énorme. En revanche, ce qui n’est pas dit dans les chiffres, c'est qu'il y a eu 53 % d'abstention aux dernières élections, mais il y a eu 84 % d'abstention chez les 18 - 34 ans. Ce chiffre est symptomatique. 

Le second point, en termes de chiffres, qui n’est pas souvent évoqué dans les débats concerne les non-inscrits sur les listes électorales. Si les citoyens ne prennent pas l'initiative de s'inscrire ou de se réinscrire, ils peuvent disparaître ou ne plus figurer sur ces listes électorales. Dans ce cadre-là, le pourcentage des jeunes est faramineux.

Quelles sont les conséquences concrètes sur le plan politique de cet éloignement des valeurs démocratiques libérales et même plus du coup, comme on vient de l'expliquer, d'un pan de la jeunesse ? Est-ce que toute la jeunesse est concernée ou seulement une partie ?

Cela correspond à un processus générationnel. Il peut prendre des formes diverses suivant les milieux des citoyens. Mais globalement, il y a une tendance générationnelle. Ce phénomène touche toutes les classes sociales.

Cela s'exprime au travers du non-engagement politique. Les étudiants sont par exemple moins engagés auprès de partis politiques.

Ce désengagement politique pose question. Ce n'est plus à travers ce prisme que les jeunes générations pensent la construction de la société de demain.

Je fais une distinction entre la société officielle et la société officieuse. La société officielle regroupe les soixante-huitards, les politiques, les journalistes, les experts de tous ordres qui continuent à rester sur le modèle démocratique.

La société officieuse, ces jeunes générations, ne se reconnaît plus dans les valeurs progressistes, internationalistes, individualistes, qui ont bien marqué la modernité. Cela se voit en particulier par rapport à la désaffection du politique en général.

Ces spécificités sont à prendre en compte car la question qui se pose est de savoir comment va s'organiser la société de demain précisément ?

Quelles sont les conséquences concrètes sur le plan politique de cette situation ?

La politique n'intéresse plus les citoyens. Il y a un vrai désamour, un désengagement. Par contre, de manière métaphorique, une société au noir est en train de se constituer avec des associations, des tribus d'accord. Internet aidant, des gens vont s'organiser au plus proche et non plus à partir du politique, mais d'une manière locale, localiste. Des formes d'entraide et de solidarité seront développées.

Je suis attentif à un grouillement qui est en train de se développer, qui échappe aux grandes institutions, mais qui risque de constituer la société de demain. Et ces jeunes générations sont les protagonistes de ces processus. L'école de Palo Alto en Californie évoque la proxémie, qui n'est pas de l'ordre du politique. Le politique est toujours lointain.

Cette idée de proxémie, grâce au développement technologique, est le vecteur et le terreau à partir duquel va se constituer la société de demain.

Est-ce qu'il faut s'attendre dans cette société de demain à ce qu'un fossé se creuse entre les différents groupes de la population, notamment sur le plan générationnel ?

C’est un vrai problème en effet. Le sociologue Auguste Comte, lorsqu'il définissait l'État nation, la société, la sociologie, disait en latin reductio ad unum, cela voulait dire « réduit à l'un ». C'est l'État nation. La France en est un bon exemple.

Cela concerne toujours la République, une et indivisible. Voilà une expression qui est encore utilisée par les officiels de diverses manières.

Mais au contraire, un éclatement est en train de s'opérer concernant la res publica, la chose publique qui va être une conjonction de ce que j'ai appelé les diverses tribus, des communautés. Cela correspond à une autre manière de s'organiser. Cela va s’apparenter à une espèce de mosaïque dans laquelle il y a des petites entités (des tribus, des communautés, peu importe). Un idéal communautaire est en gestation. Dans ce processus, les différents groupes vont s'ajuster les uns par rapport aux autres. Nous sommes en train d’en faire l'apprentissage actuellement. Et comme toujours, l'apprentissage, c'est douloureux. Cela entraîne des conflits très forts. Tout cela va prendre quelques décennies. Cela ne se fera pas du jour au lendemain.

Notre société est en train de faire l'apprentissage de la multiplicité. Si l’on prend la métaphore de la mosaïque, cela va constituer une espèce de cohésion, qui va tenir ensemble, mais chaque pièce de la mosaïque garde sa couleur, sa configuration, sa structure. De mon point de vue, c'est ce qui est en jeu actuellement.

Est ce qu'on peut imputer ce décalage au phénomène et au mouvement wokiste qui a infiltré plusieurs universités américaines ?

Curieusement, le wokisme semble s’essouffler et s’amoindrir aux Etats-Unis, là où il a pris naissance. Par contre, en France, le phénomène est fort. La cancel culture, ce modèle américain, est à l’œuvre. Personnellement, je ne suis pas certain que le wokisme va continuer à se développer en France. Il s’agit d’une préoccupation qui est très urbaine et très parisienne. Ce phénomène est beaucoup évoqué dans les médias. Dans d’autres régions du pays, le wokisme n’intéresse personne.

Ce phénomène n’est pas universel. Cela correspond à un combat d'arrière-garde. Les élites continuent d’en parler mais, de mon point de vue, ce phénomène n'est pas vraiment enraciné à travers le pays.

Cela n’a pas la même influence sur la jeunesse française que par rapport à la jeunesse américaine ?

Il y a quand même des îlots où le wokisme est très fort et joue encore un rôle important. Le wokisme occupe une place importante au sein des universités en France. Mais l'université en réalité n'intéresse plus grand monde. Les étudiants vont dans les grandes écoles ou vont ailleurs.

Nous avons évoqué le fait qu’un fossé se creuse entre différents groupes de la population, notamment sur le plan générationnel. On observe aujourd'hui que de plus en plus des 16 - 30 ans réfutent désormais 1948 et l'existence de l'État d'Israël, par exemple. Selon vous, quels sont les points les plus à risque qui pourraient potentiellement encore plus creuser ce fossé ?

L'imposition de la création d'un État israélien sans l'équivalent d’un État palestinien est quelque chose qui n'est plus reconnu par cette jeunesse.

De plus en plus de manifestations s’organisent en France avec un grand nombre de jeunes pour soutenir la Palestine. Lors de la marche contre l'antisémitisme, peu de jeunes étaient mobilisés dans les rues.

Il est toujours délicat de jouer au prophète. Mais d'une certaine manière, ces jeunes générations sont en décalage profond, et toutes tendances et toutes classes confondues.

Les jeunes générations ne se reconnaissent plus du tout dans ce qu'étaient les grandes valeurs de l'idéal démocratique moderne. J’ai évoqué cela dans l’un de mes précédents livres (« L'ère des soulèvements »). Je pense qu'il va y avoir de multiples soulèvements qui pourront prendre des formes très diverses. Ces soulèvements marquent cette disruption qui existe entre l'officiel et l'officieux.

Est-ce qu'il est encore possible de rallier, selon vous, cette jeunesse aux valeurs de la démocratie libérale et aux démocraties libérales ?

Non, je ne pense pas. Nous sommes en train de passer dans une autre époque. En France, les journalistes, les politiques, les intellectuels ont du mal à comprendre que ce qui est en jeu est ce que certains jeunes appellent la post-modernité.

Le bel idéal démocratique qui a marqué les XVIIᵉ, XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles sera remplacé par quelque chose d'autre qui est en gestation : l'idéal communautaire, la mosaïque. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que ces jeunes générations adhèrent aux valeurs dépassées de la modernité. 

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