Fuite des cerveaux : ces boulets au pied que traîne la recherche française<!-- --> | Atlantico.fr
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Les Français Pierre Agostini et Anne L'Huillier, lauréats du prix Nobel de physique, sont désormais rattachés à une université étrangère, respectivement aux États-Unis et en Suède.
Les Français Pierre Agostini et Anne L'Huillier, lauréats du prix Nobel de physique, sont désormais rattachés à une université étrangère, respectivement aux États-Unis et en Suède.
©Jonathan NACKSTRAND / AFP

Dommageable

Un trio de chercheurs, dans lequel figurent deux Français, s'est vu décerner mardi 3 octobre le prix Nobel de physique. Ces deux Français travaillent à l’étranger.

Jacques Barou

Jacques Barou

Jacques Barou est Docteur en anthropologie et chargé de recherche CNRS. Il enseigne à l’université de Grenoble les politiques d’immigration et d’intégration en Europe. Son dernier ouvrage est La Planète des migrants : Circulations migratoires et constitution de diasporas à l’aube du XXIe siècle (éditions PUG).

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Atlantico : Un trio de chercheurs, dans lequel figurent deux Français, s'est vu décerner mardi 3 octobre le prix Nobel de physique. Ces deux Français travaillent à l’étranger. Pourquoi ces chercheurs quittent la France pour faire carrière ? Pourquoi cette fuite des cerveaux ?

Jacques Barou : Il est important de relativiser les choses. Seulement 1,5% des Français partent faire leur carrière à l’étranger, ce qui est deux fois moins qu’au Royaume-Uni et moins qu’en Italie. Aujourd’hui, les chercheurs partent principalement à l’étranger pour des raisons professionnelles. Aux États-Unis, les salaires sont souvent plus attractifs, mais ce qui compte le plus, ce sont les conditions de travail. Ainsi, 55% des post-doctorants partent à l’étranger, dont 30% aux États-Unis. Le pays a trouvé comment attirer des chercheurs étrangers, notamment d’Inde, d’Europe ou d’Afrique. Les conditions de travail y sont bien plus favorables qu’en France, où la lourdeur administrative, notamment pour l’obtention de crédits, est un obstacle réputé.

Selon le classement de Shanghai 2023, seules quatre universités françaises figurent dans le top 100 mondial. La France a-t-elle encore de grands pôles d’excellence capables d’attirer les meilleurs talents ?

Nous avons souvent tendance à nous lamenter sur le déclin de la France. Cependant, il existe de nombreux pôles d’excellence dans le pays, tels que Paris-Saclay et l’université de Grenoble. Si des améliorations sont possibles, nous ne peinons pas à recruter. Nous attirons également de nombreux francophones du Liban, du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Bien que peu d’Américains viennent en France en raison de leurs laboratoires bien équipés et de leurs gros financements, bon nombre de leurs élites, maîtrisant le français, choisissent de faire leur doctorat en France.

Cette année, le prix Nobel de physique a été décerné à deux Français, l’un basé aux États-Unis et l’autre en Suède. Pourtant, l’an dernier, le prix Nobel de physique a été décerné à Alain Aspect, qui a fait toute sa carrière en France. Il est très connu pour ses travaux, qui ont attiré de nombreux chercheurs étrangers à ses côtés.

La société française n’est-elle pas assez libérale pour permettre à ces chercheurs d’aller au bout de leurs projets ? Qu’est-ce qui bloque ?

Les universités manquent de personnel, notamment pour gérer l’intendance et les crédits de recherche. Obtenir un crédit demande beaucoup de temps, même pour les chercheurs reconnus, en raison des nombreux documents administratifs à remplir. De plus, bien que les universités aient leurs propres crédits de recherche, cela ne suffit généralement pas. Au fil des années, on encourage les universités à se tourner vers le privé et à chercher des accords, mais cela est mal perçu en France. Certaines personnes estiment que cela trahit la vocation de la recherche, tandis que d’autres, plus pragmatiques, voient cela comme un moyen de la servir. Ces problématiques n’existent pas aux États-Unis, où la tradition est plus libérale. De plus, en France, certaines recherches, comme celles sur les statistiques ethniques, ne sont pas encouragées.

Ce problème de fuite des cerveaux, est-ce qu’il intéresse les politiques ?

C'est un enjeu crucial qui requiert l'attention des politiques. Les individus hautement qualifiés sont indispensables au bon fonctionnement d'un pays et au bien-être de ses habitants. La question de la fuite des cerveaux est donc très sensible. Certains pays, comme l'Inde, ont mis en place des politiques pour décourager cette fuite dès leur indépendance, allant jusqu'à la perte de la nationalité pour les émigrants. Cependant, l'Inde a compris que cette fuite pourrait aussi être bénéfique, permettant aux chercheurs d'acquérir diverses compétences. Le gouvernement indien a donc pris des mesures pour encourager leur retour, transformant ainsi la « fuite des cerveaux » en « circulation des cerveaux ». Cette approche est soutenue par des organisations telles que l'Organisation Internationale pour les Migrations, basée à Genève.

Comment retenir ces personnes hautement qualifiées ? Comment leur donner envie de rester et d’évoluer en France ?

Pour retenir ces talents, il est essentiel d'améliorer leurs conditions de travail en accordant davantage de crédits pour leurs recherches. La mise en place de chaires itinérantes, qui leur permettent d'exercer à l'étranger pendant quelques années, peut également être bénéfique. La flexibilité, la mobilité et la fluidité sont nécessaires pour permettre à tous de trouver leur compte dans ce processus.

D'après un rapport du Sénat datant de 1999-2000, il s'agit d'un flux mal recensé, mais son accélération ne fait aucun doute. Comment mesure-t-on ce phénomène 20 ans plus tard ? A-t-on une idée du nombre de chercheurs qui quittent le pays chaque année ?

À ma connaissance, il n'y a pas eu d'enquêtes récentes spécifiques à ce sujet en France. Cependant, des enquêtes menées aux États-Unis, à la demande de l'Ambassade de France, ont révélé une augmentation du nombre de chercheurs français partant outre-Atlantique au cours des deux dernières décennies. Parmi eux, on retrouve des individus très qualifiés, issus d'institutions prestigieuses telles que Polytechnique et Normale Sup, principalement dans les domaines de la biologie, de l'économie et des mathématiques, des profils recherchés aux États-Unis. Ces enquêtes soulignent également que les chercheurs français ne sont pas fermés à l'idée de revenir en France. Pour les encourager à rester, une plus grande flexibilité sur le marché de l'emploi serait nécessaire. En effet, 75% d'entre eux estiment pouvoir trouver un emploi facilement aux États-Unis, tandis que seulement 30% pensent pouvoir en faire de même en France.

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