Finis le droit international et la diplomatie, le monde a (re)basculé dans l’ère du pur rapport de forces. La France en prend-elle la mesure ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le grand défilé militaire du 9 mai, sur la place Rouge à Moscou
Le grand défilé militaire du 9 mai, sur la place Rouge à Moscou
©Alexander NEMENOV / AFP

Nouvelle ère

Guerre en Ukraine, conflit entre Israël et le Hamas, recours aux rapports de force et à la violence par la Chine ou la Russie ... L'époque où les conflits pouvaient se résoudre en usant du droit international et de la diplomatie semble révolue

Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences Po, président du Centre d'étude et de réflexion pour l'Action politique (CERAP), senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA), bloggeur de politique internationale sur Tenzer Strategics.

 

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Atlantico : Les ministres de la Défense de l'Union Européenne se réunissent aujourd’hui. Outre la guerre en Ukraine, il sera question du conflit entre Israël et le Hamas. Après sa sortie polémique sur la BBC où Emmanuel Macron a appelé l'Etat hébreu à ne plus tuer des civils à Gaza, quelle sera l'ambiance ? Les revirements incessants d'Emmanuel Macron sur le front diplomatique sont-ils compris par nos partenaires ? Ont-ils entamé la crédibilité de la France ?

Nicolas Tenzer : Je ne me fonderais pas sur l'entretien à la BBC, car on sait qu'il n'a reproduit qu'une partie du propos d'Emmanuel Macron pour des raisons que j'ignore. Une phrase sortie de son contexte ne définit pas la politique de la France qui, dans ce domaine particulièrement sensible, doit être exposée dans son intégralité. Le communiqué du 12 novembre 2023 après son entretien avec le président de l'Etat d'Israël et le ministre Benny Gantz exprime une vision sensiblement différente, qu'on l'approuve ou non. Autant il m'est arrivé de critiquer le "en même temps" en politique étrangère quand il s'appliquait à la Russie avant 2022, voire à la Chine, autant il me paraît en grande partie justifié dans le cas présent. Le président tient trois éléments ensemble : la nécessité d'éradiquer le Hamas et les autres groupes terroristes, l'appel à une trêve humanitaire (et non pas à un cessez-le-feu) et la poursuite d'une solution politique fondée sur deux Etats. Il manifeste aussi une claire condamnation des crimes contre l'humanité à caractère génocidaire du Hamas, où 40 Français ont perdu la vie, et la prise d'otages, dont 9 ressortissants français. Certes, il existe des désaccords au sein de l'UE, notamment entre la France et l'Allemagne, au sujet de la trêve. Mais il me semble que, sur ce dossier précis, il existe une certaine constante de la position française. Je ne crois pas qu'il y ait perte de la crédibilité de la France, comme il y a pu en avoir quand Emmanuel Macron appelait à un réengagement avec la Russie. En revanche, on est loin de pouvoir parler d'une crédibilité totale de l'UE sur ce sujet. Le vrai pouvoir en l'occurrence reste celui des Etats-Unis.

L’ancien grand reporter de guerre Didier François a indiqué sur LCI qu'il y avait une véritable offensive de la part des États totalitaires, que ce soit la Chine et la Russie, ou encore de groupes tels que le Hamas ou Daesh, avec un recours aux rapports de force et à la violence. 

Partagez-vous cette analyse ? 

Cela n’est pas récent. Dès la seconde guerre de Tchétchénie de 1999-2000, la Russie de Vladimir Poutine commet des crimes contre l'humanité, sans oublier ensuite son offensive en Géorgie quelques années plus tard. En 2008, 20 % du territoire géorgien demeure occupé par la Russie. Puis il y a eu la Syrie depuis 2011, où la Russie intervient directement de manière criminelle depuis l'automne 2015, l'invasion du Donbass et de la Crimée de 2014, transformée depuis le 24 février 2022 en guerre totale contre l'Ukraine. Nous devons également citer les persécutions incessantes de la Chine contre les Ouïghours, les menaces très fortes sur la mer de Chine du Sud, les tensions sur Taïwan ou encore la répression et la mise au pas des dissidents et des protestataires pour la liberté à Hong Kong. On pourrait élargir les conflits à ceux provoqués par les multiples groupes djihadistes dans le monde.

 Mais ces phénomènes sont aussi différents de par leur nature. Ce n’est pas exactement la même chose de voir un État se comporter comme une puissance terroriste, ce qui est le cas de la Russie, et les actions de groupes djihadistes. Aujourd'hui, on le voit, la Russie instrumentalise tous les mouvements de déstabilisation, que ce soit en Afrique ou au Moyen-Orient et on connaît ses liens privilégiés avec le Hamas. Nous assistons à des guerres horizontales de la part de Moscou. 

Sans oublier l'Azerbaïdjan...

Tout à fait. Vladimir Poutine a donné son feu vert à l'Azerbaïdjan en 2020 pour attaquer le Haut-Karabakh. Cela s'est répété en 2023. Il a voulu montrer qu’il contrôlait la situation et qu’il avait les mains libres pour attiser bon nombre de conflits. Cela fut aussi un moyen de répliquer aux volontés d'indépendance du Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, et, en particulier, l'adhésion d'Erevan au Statut de Rome sur la Cour pénale internationale qui a inculpé Poutine pour crimes de guerre. 

Piétiner le droit international, c'est le retour de la guerre ? Jusqu'où peuvent-ils aller ? Utiliser l'arme nucléaire ?   

Pour le moment, la menace nucléaire est surtout un moyen de chantage, utilisé par la Russie, la Corée du Nord ou encore l’Iran (qui est proche d’obtenir une capacité nucléaire), mais pas encore par la Chine. Il faut prendre ces menaces au sérieux, mais à ce stade, elles apparaissent comme des outils de dissuasion. Si nous tombions dans leur piège et donnions un crédit excessif à ces menaces, cela voudrait dire que n'importe quelle puissance nucléaire pourrait utiliser ce même type de chantage, notamment la Chine à  l'égard de Taïwan. 

Tous les grands concepts du droit international, notamment ce qu'on appelle le droit humanitaire international sur la protection des civils, la punition des crimes de guerre ou crimes contre l'humanité, ne sont plus respectés. On s’aperçoit également que la tentation à réviser les frontières par la force n'est pas vraiment punie. En 2014, après l'annexion illégale de la Crimée, les condamnations verbales et des sanctions très limitées ont remplacé l'action. Troisième point : les massacres de civils se poursuivent dans l’indifférence générale sans que les Etats démocratiques ne fassent usage de la Responsabilité de Protéger (R2P) consacrée par ce même droit international dans les années 2000. Ce n'est certes pas le cas uniquement en Ukraine ou en Syrie, mais aussi au Soudan, en Ethopie, en Birmanie et au Yémen notamment.

Est-ce que cela signifie que le système des Nations Unies mis en place après la seconde guerre mondiale ne marche plus ?

À vrai dire, il n'a jamais totalement fonctionné. Mais à partir du moment où vous avez des grandes puissances membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies - la Russie et la Chine - qui opposent de manière systématique leur veto à un certain nombre de résolutions (18 veros russes sur la Syrie, suivis dans une majorité de cas par Pékin) lorsqu'il y a eu des crimes de masse, ce Conseil devient totalement dysfonctionnel. D'atres instances au sein des Nations Unies deviennent dérisoires : il suffit de voir le nombre d'États totalitaires ou dictatoriaux qui siègent au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies. On s'aperçoit que des agences d'aide comme le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), l'OMS ou encore l’UNICEF sont aussi instrumentalisées par les puissances totalitaires.  

La conclusion est que les seuls types d'intervention possibles, lorsqu’une grande puissance est engagée dans des opérations d'agression, pour essayer de mettre fin aux violations du droit international, doivent se faire en dehors des Nations Unies, comme cela a été le cas en Bosnie notamment. Il aurait fallu le faire en Géorgie, en Syrie et en Ukraine.

Si le droit international est bafoué, comment les nations peuvent-elles s'entendre ? On parlait de la menace nucléaire à l’instant, est-ce qu’on joue à se faire peur ?  

Ce chantage existe, mais c’est aussi de notre faute. On baisse la tête même dans des cas où la menace nucléaire n’existe pas. Ce fut le cas lorsque Barack Obama, après les attaques chimiques de la Ghouta par le régime Assad en 2013, a refusé de réagir alors même qu’il avait parlé de ligne rouge à ne pas franchir pour le régime syrien. Il a décidé de ne rien faire, ce qui a d'ailleurs donné un signal à Poutine l'année d'après, en 2014, à propos de l'Ukraine. 

Il est impossible de trouver une solution diplomatique lorsque des grandes puissances menacent. Il faut abandonner le mantra classique : "Il n'y a de solution que diplomatique au problème". En Ukraine, il n'y a qu'une solution militaire qui permettra que les troupes russes quittent l'Ukraine, mais aussi le Bélarus, la Géorgie et la Syrie. Concernant Taïwan, là aussi, il faut qu'il y ait aussi des signaux très clairs, envoyés en particulier par les Etats-Unis, qui restent quand même la seule puissance aujourd'hui capable d'agir sur un plan mondial pour freiner les velléités de ces États.

Les Européens ont-ils les capacités de renforcer leurs moyens d'action en ce moment ?

Bâtir ou rebâtir une force conventionnelle capable d'agir en urgence en Europe prendra du temps. Cela va supposer que les opinions publiques, et c'est le devoir des gouvernements que de les alerter et d'essayer de les convaincre, acceptent qu'une plus grande partie du budget des nations européennes soit consacrée à la défense. La mise à niveau prendra sans doute vingt ans. Il existe toutefois des signaux positifs : en France, la loi de programmation militaire va dans le bon sens.

Mais si les États-Unis s’isolent davantage, notamment si Trump revient à la Maison Blanche en 2025, ce sera très compliqué pour les Européens. Si les Européens doivent remplacer les garanties par les Américains dans le cadre de l'OTAN, il faudrait porter le budget à 6 ou 7 % du PIB, ce qui correspond à une économie de guerre. Cela ne sera pas facile à faire accepter

Les menaces se multiplient. Est-ce que la France prend la mesure de ces changements et de ces bouleversements géopolitiques ? 

Un vrai changement est actuellement en cours. Le président de la République en a pris conscience, ce qui n’était pas le cas il y a encore deux ans. Tous les pays dictatoriaux ne représentent certes pas non plus des menaces équivalentes. Nous devons aussi mieux répondre aux menaces liées à la guerre de l'information et nous sommes encore loin du compte, notamment en termes de poursuites envers les nationaux qui reprennent les récits des puissances ennemies.

Par ailleurs, la France ne peut pas tout faire seule, simplement pour des raisons de moyens. Une coordination européenne est nécessaire, mais les divisions au sein de l’UE sont multiples à la fois sur le fond et en termes de choix industriels de défense : certains restent très dépendants en termes d'armement envers les Etats-Unis, ce qui posera un problème s'ils se retirent, alors que d'autres, dont le président français, essaient de construire plus de cohésion et de coopération dans l'industrie de défense au niveau européen. 

Quant aux opinions européennes, elles ont pris conscience des différentes menaces existantes. On le voit dans les sondages. Avant le 22 février 2022, personne ne savait très bien ce qu’il se passait en Ukraine, dans le Donbass notamment. Elles savent maintenant que la guerre est à nos portes et constitue une menace directe pour nous aussi.

Sur la BBC vendredi soir, le Président de la République s'est exprimé au sujet de la défense d'Israël contre le Hamas. Emmanuel Macron a expliqué qu'il était "inacceptable pour la France qu'une démocratie agressée, fût-elle victime du massacre massif de populations civiles, conduise des bombardements contre son agresseur qui occasionnent des victimes civiles"

La vision affirmée par Emmanuel Macron ne risque-t-elle pas de miner la crédibilité de la dissuasion nucléaire française ?  La France risque-t-elle d'être identifiée par nos ennemis comme le maillon faible de la dissuasion nucléaire occidentale ?

Compte tenu des autres éléments de l'entretien, je ne crois pas que les propos méritent autant de critiques car ils ne sont pas unilatéraux. On peut espérer que les opérations au sol causeront moins de victimes que les bombardements. Sur ce point particulier, je ne vois pas en quoi la dissuasion nucléaire soit en cause. Celle-ci concerne d'abord le territoire français et, potentiellement, européen, dans la mesure où une menace sur d'autres pays européens, membres ou non de l'Union européenne - je pense en particulier à l'Ukraine ou à la Moldavie - serait aussi une menace pour nous. Nous ne sommes heureusement pas toutefois dans l'hypothèse d'une riposte nucléaire qui, si elle devait un jour survenir, prendrait place dans un conflit de nature complètement différente.

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