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Fédéralisation à marche forcée, poursuite du marasme actuel, dislocation de l’Europe de Maastricht, lequel de ces trois scénarios serait le pire ?
©DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Choisir sa voie

A la croisée des chemins, les peuples européens doivent mesurer les avantages et les risques des alternatives qui se présentent à eux.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico: En prenant en compte une perspective de moyen-long terme, comment apprécier ce qui serait pour la France le plus mauvais de ces trois scénarios ; entre une intégration-fédéralisation européenne, une poursuite du projet européen tel qu'il est, ou une dislocation européenne.

1- D'un point de vue politique, notamment à l'aune de la démocratie libérale, des institutions, et des valeurs ?

Florent Parmentier : il est tout à fait exact de dire que les démocraties libérales ont grandi dans un cadre national comme le rappellent opportunément les partisans de l’Etat-nation. De ce point de vue, en distendant le lien entre la souveraineté populaire et l’échelle de décision, pour ses détracteurs, l’Europe n’est qu’une machine à saper la démocratie. Toutefois, il est également intéressant d'observer que la permanence et l'expansion des démocraties libérales au cours du 20e siècle en Europe sont des phénomènes étroitement liés à l'existence d'une paix continentale. En d'autres termes, on peut dire que si l'Europe fait la paix (par l’enchevêtrement des intérêts des acteurs à l’échelle du continent), la paix fait également l'Europe (elle est le produit de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide) ; l’ancrage de la démocratie libérale sur le continent s’avère donc, sur le long terme, une de ses meilleures garanties. A proximité de régimes autoritaires, les démocrates tendent parfois à renier les valeurs qui sont les leurs, afin de résister à une tentation autoritaire plus forte. Ce qui était vrai du constitutionnalisme, comme l’on disait alors, l’est vrai également en matière d’Etat de droit aujourd’hui.

Le plus surprenant est sans doute le lien que l'on peut émettre entre démocratie libérale, Europe et souveraineté. En effet, contrairement à une idée répandue, l'Europe peut parfois être un vecteur de souveraineté inattendu mais bien plus réel que des fuites en avant. On le voit, le Royaume-Uni n’est pas plus souverain avec le Brexit, puisque sa marge de manœuvre est bien moins réelle qu’on ne le croit. Il n’est pas en mesure de dicter ses conditions au reste de l’Europe. Ses universités étaient les grandes gagnantes du jeu européen : pour un euro investi, les Britanniques en récupéraient trois. En fin de compte, donc, la dislocation ne garantit pas la démocratie libérale et la fédéralisation européenne doit prouver sa capacité à disposer d’une réelle légitimité populaire.

Edouard Husson: Comme je suis conservateur ou, si vous préférez, réaliste, au sens qu’a ce terme dans la philosophie médiévale, je vais commencer par vous répondre que je n’aime pas le terme de « valeurs », qui remonte à Nietzsche et qui est la porte ouverte au relativisme. Vous remarquerez que les « valeurs » portées par les individus, ne pèsent pas lourd face à LA valeur, celle du marché-roi. Il faut revenir à l’avant-Machiavel et réaffirmer, à la suite de Platon, Aristote, Cicéron ou Saint Thomas, qu’il existe de bons et de mauvais gouvernements. Le gouvernement d’un seul peut être bon (monarchie) ou nuisible (tyrannie); le gouvernement d’une élite, de même, peut être aristocratie, gouvernement des meilleurs, ou oligarchie, confiscation du pouvoir au profit d’un petit nombre; le gouvernement du peuple, la démocratie, peut dégénérer en ochlocratie, gouvernement de la foule indifférenciée. La démocratie libérale est un type de régime mixte, tel que recommandé par Aristote, qui mêle, idéalement, une part d’aristocratie (quand les représentants du peuple sont choisis parmi les meilleurs, y compris au sein d’une élite consciente de ses devoirs) et la souveraineté résidant dans le peuple. Mais nous voyons bien, dans le projet européen tel qu’il est ou tel que l’imaginent les fédéralistes, une dérive vers l’oligarchie et une tendance à écarter le contrôle des représentants par le peuple; du coup est apparu le populisme, qui est une sorte d’appel à l’ochlocratie. Faut-il pour autant souhaiter la dislocation européenne? Je crains que nous ne puissions bientôt plus décider par nous-mêmes parce que nous aurons laissé les formes du bon gouvernement se défaire. Mais l’idéal, il faudrait que la France soit porteuse d’une nouvelle subsidiarité: on réduirait le nombre de domaines qui concernent Bruxelles. Ce ne serait pas seulement pour rétablir la souveraineté nationale - le pouvoir des citoyens; il faudra aussi que le pouvoir national accepte de décentraliser, de rendre au niveau de la cité, au niveau municipal, un certain nombre de sujets qui seront mieux traités par la démocratie de proximité que par la démocratie représentative des instances nationales. C’est ainsi que l’on répondrait à la demande des Gilets Jaunes de rétablir le contrôle du peuple sur les sujets qui comptent.

2- D'un point de vue géopolitique, notamment dans le rapport de forces entre les grands ensembles actuels ?

Florent Parmentier: Le vrai défi pour la France consiste à avoir une vision articulée de sa propre stratégie, à même d'entraîner les Européens. L’Europe n’est un multiplicateur que si l’on sait où l’on va ; un Etat comme la Corée du Sud a une vision claire de ses priorités, de même que le Maroc qui s’est dotée d’une vraie vision à l’échelle du continent africain. Il n’est pas sûr que la France dispose aujourd’hui du bon logiciel au vu des évolutions du monde, et du coup, elle n’est pas en mesure d’entraîner les Européens.

On serait en droit d'attendre une politique européenne beaucoup plus active en Afrique, notamment quand on prend en compte la variable migratoire. Un dialogue avec les pays africains est nécessaire sur ce point. De même, les Européens après le Brexit doivent s'intéresser à leur dimension maritime, point crucial pour la France quand on sait qu’elle a le premier espace maritime mondial avec les Etats-Unis. Le spatial est également une autre frontière pour les Européens, comme les technologies telles que l’IA.

En somme, la France doit développer une politique autonome cohérente et à même de recueillir le soutien de ses partenaires. C’est un processus long et exigeant, et il faut espérer qu’il ne soit pas déjà trop tard pour forcer les Européens à prendre leurs responsabilités : ni les Etats-Unis, ni la Russie ne souhaitent les voir unis. C’est une nouvelle donne.

Edouard Husson: Il y a vingt ou trente ans, les partisans d’une Europe fédérale insistaient, au moins en France, sur la nécessité d’une « Europe puissance ». Au fond, c’est encore le raisonnement d’un Emmanuel Macron, qui exprime son désir de construire une souveraineté européenne, pour répondre aux défis de l’époque. La question est de savoir bien entendu, si cela fait du sens à l’époque de la troisième révolution industrielle. La révolution de l’information a consisté dans l’augmentation exponentielle des capacités de stockage, leur miniaturisation permanente, selon la loi de Moore. L’information est de plus en plus abondante et disponible à tous les niveaux. Les hiérarchies s’effondrent, remplacés par des réseaux. La taille moyenne des entreprises ne cesse de diminuer. C’est la tendance idéale, bien sûr, qu’il faut protéger. En pratique, il existe aussi la possibilité de tellement accumuler d’informations et de la faire traiter par des machines aux capacités de calcul toujours plus puissantes que l’on arrive à la constitution de géants, type Google, Amazon, Alibaba. Les big data alimentent le développement de l’intelligence artificielle et l’on imagine bien comment l’on pourrait passer de la toute puissance de Google au règne des machines. L’avenir n’est-il pas, finalement, au règne des Etats-Unis transhumanistes et de la Chine néototalitaire ? A ceci, on peut répondre de deux manières: il faut mettre fin à la très délétère politique de la concurrence, qui empêche à la fois la constitution de champions européens et la possibilité pour les Etats de répondre avec les moyens juridiques de la souveraineté et les armes politiques de la puissance. S’il est possible de mettre en place une souveraineté numérique, au niveau européen, pourquoi s’en priver, même si les débats récents sur la taxation des GAFA ne préjugent pas bien ce ce qui pourrait se passer? En tout cas, au niveau national comme au niveau européen, il est absolument possible de rétablir l’équilibre avec les géants de l’économie numérisée, à condition de le vouloir politiquement. On voit Amazon trembler sur ses bases du fait du divorce de son PDG mais aussi des plaintes croissantes concernant les mauvais traitements des personnels. Facebook connaît sa fragilité et commence à travailler sur les enjeux éthiques du traitement des données en travaillant avec des universités.....européennes. Nous voyons à la fois comme nous sommes vulnérables avec une dynamique fédéraliste européenne qui affaiblit les Etats sans leur substituer un gouvernement efficace au niveau de l’UE. D’une part il manque à l’Europe de Bruxelles beaucoup des attributs de la puissance pour ressembler à la Chine, l’Inde, la Russie ou les Etats-Unis. mais d’autre part, il n’est pas sûr que ces Etats-continents soient viables sur le moyen et long terme dans le monde post-digital. L’Europe a, dans son histoire, le secret de la créativité: le pullulement de territoires à superficie modérée, de métropoles équilibrées, de centres d’innovation répandus sur l’ensemble du continent. C’est un modèle décentralisé que nous pourrions défendre.

3- D'un point de vue économique ?

Florent Parmentier: Le fait de disposer d’un marché intérieur européen est un grand avantage pour les Européens. Il convient en outre d’intégrer le voisinage autour de ce grand marché intérieur, qui permet à l’Europe de s’affirmer comme une puissance normative.

Il est difficile de ne pas se féliciter, d'un point de vue européen, du système mis en place pour échapper aux sanctions américaines contre l'Iran à travers un instrument conçu par le Royaume-Uni la France et l'Allemagne. L’Instex correspond parfaitement aux attentes des acteurs économiques européens ; un pays européen seul n’aurait jamais pu répondre à ce défi.

En matière d'innovation, il nous faut également trouver une nouvelle approche dans un cadre sans cesse en mouvement. C'est notamment ce que propose un groupement comme celui du JEDI (Joint-European Disruptive Initiative), qui entend réhabiliter la ‘Deep tech’ en Europe. Reste à savoir si cette logique, pourtant nécessaire, sera entendu.

Edouard Husson: On ne se lassera jamais de répéter l’absurdité économique que représente le fait d’avoir constitué une zone monétaire non optimale sans union politique préalable. La politique de changes fixes dans un ensemble hétérogène a créé non seulement des divergences mais fait monter le ressentiment politique, au sein des nations (crise des Gilets Jaunes) et, dans une certaine mesure, entre elles (joutes verbales entre Emmanuel Macron et Matteo Salvini). A la fois on devrait souhaiter que l’euro soit enfin transformé en une vraie monnaie (suppression des banques centrales nationales, création de dette à l’échelle de la zone euro par une BCE qui mènerait enfin une politique au service de la croissance et de l’emploi au lieu d’être obnubilée par la lutte contre l’inflation et de se contenter d’un quantitative easing au service des banques). Mais n’avons-nous pas franchi un point de non retour? L’Allemagne est-elle capable de mettre en cause sa propre appréhension des transferts financiers au sein de la zone euro au moment où l’AfD bouleverse tout le paysage politique allemand? A l’extrême opposé, il y a le spectre d’une dislocation de la zone euro. Des scénarios intermédiaires sont-ils possibles? Contrairement à ce qu’on a dit à l’époque du débat entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, l’idée de passer d’un régime de monnaie unique à un régime de coexistence entre l’euro et des monnaies nationales n’était pas une mauvaise idée; simplement, Marine Le Pen n’avait pas pris le temps de comprendre l’idée qu’elle avançait - elle fut d’ailleurs tout à fait incapable de relever les bourdes de Macron ce soir-là, qui prétendit par exemple que le chômage était plus haut avant l’introduction de l’euro, alors qu’au contraire, le chômage a augmenté avec la disparition de la flexibilité monétaire. Mais il faut bien comprendre qu’un tel scénario - le passage à une monnaie commune - doit s’accompagner d’un changement radical de notre vision de la monnaie et du crédit. A l’ère numérique, il ne s’agira pas seulement de recréer des monnaies nationales: on peut imaginer aussi un pullulement de monnaies locales et de cryptomonnaies, privées ou non. Il faudra sans doute largement restreindre les banques centrales à leur rôle d’instances de garantie en dernier ressort. Et pour le reste, faire confiance au marché - en faisant leur place à toutes les formes nouvelles qu’est en train d’inventer l’économie de l’ère numérique: économie collaborative, circulaire, symbiotique etc....

Si l’on prend un autre exemple, celui de l’écologie, il est évident qu’il faut tourner le dos à ces grands sommets qui ne servent à rien sinon à endommager la planète en brûlant inutilement du kérosène; et à la place il s’agit de faire confiance à la capacité d’innovation de petites et moyennes entreprises enracinées dans une pratique et une expérience locale; il faut réfléchir en termes de réseaux énergétiques locaux ou régionaux, d’adaptation aux micro-climats; il s’agit aussi, de penser les villes durables au sein de leurs territoires. L’Europe pourrait exceller à cela, à condition d’abandonner le côté Gosplan des Objectifs du Développement Durable et des sommets pour sauver la planète, qui sont un énorme gâchis d’argent et d’énergie, à tous les sens du mot.

En prenant en compte l'ensemble de ces points, quel serait le scénario le plus souhaitable ?

Florent Parmentier: Il faut observer que les trois chemins proposés sont assez chimiquement purs, et que nombre de possibilités hybrides peuvent prendre place. Ainsi, le Brexit est une forme de dislocation de l’ensemble européen, mais il a également permis de montrer que 27 pays peuvent paraître plus unis que le Parlement d'un seul. Si une partie de ce résultat doit sans doute beaucoup aux talents de négociateur de Michel Barnier, cette négociation ne s’y résumer. Certains domaines d'intégration pourraient être accélérés du fait des résultats du Brexit : le Royaume-Uni ne pourra plus faire obstacle à des progrès en matière de défense.

Quelle que soit les évolutions de l’Europe, les élites françaises ne peuvent pas se dispenser d’une prise en compte des facteurs de transformation en cours, en matière technologique, géopolitique et autres. Si la France a plus à gagner à une plus grande unité européenne, elle doit avant tout se concentrer sur une vision prospective des enjeux.

Edouard Husson: Entre les partisans du statu quo ou de la dystopie d’intégration forcée, top down et les populistes, il manque, en tout cas en France, une grande force démocratique du take back control. Le parti conservateur britannique, à partir du moment où il est capable de se réunifier, comme ces derniers jours, offre une version encore un peu simpliste des défis à venir. Du point de vue français, on pourrait souhaiter l’émergence d’une force politique porteuse d’un véritable élément d’alternative: exigeant la renégociation des traités européens selon les principes de la subsidiarité et prenant l’engagement de toujours donne rla priorité à la volonté du peuple. J’imagine un effort multiple: pression sur les partenaires européens pour réduire les compétences et le nombre de domaines touchés par Bruxelles; retour aux fondamentaux de la souveraineté nationale: supériorité de la juridiction nationale, contrôle de la Commission et du Conseil européen par le parlement national; retour à la forme originelle du Parlement européen, assemblée constituée de délégués des parlements nationaux; abandon de l’utopie d’une armée européenne et rétablissement d’un service militaire national pour tous; réaffirmation des frontières nationales à chaque fois qu’il est impossible d’établir un consensus européen; retour à l’ECU (European Currency Unit) et mise en place d’un système monétaire et d’un système de crédit décentralisé. Il faudrait, par la même occasion, en France, supprimer des niveaux de décision (on ne peut pas garder l’empilement régions, métropoles, départements, communautés de communes, communes etc....); le critère de suppression serait la capacité des citoyens à participer aux instances des niveaux conservés. Dans tout le cas, le take back control français signifiera un transfert non seulement du niveau européen au niveau national mais aussi du niveau national au niveau local.

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