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Le Premier ministre ukrainien Volodymyr Groysman s'entretenant avec le président du Conseil de l'Union européenne Donald Tusk avant une réunion au Conseil européen à Bruxelles, le 17 décembre 2018.
Le Premier ministre ukrainien Volodymyr Groysman s'entretenant avec le président du Conseil de l'Union européenne Donald Tusk avant une réunion au Conseil européen à Bruxelles, le 17 décembre 2018.
©STEPHANIE LECOCQ / POOL / AFP

L'Union ne fait pas la force

Les divisions de l’UE sur le dossier ukrainien mettent en lumière le décalage entre les grands discours sur une plus grande intégration politique et la réalité politique et géopolitique d’aujourd’hui.

Bruno Alomar

Bruno Alomar

Bruno Alomar, économiste, auteur de La Réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Ed.Ecole de Guerre – 2018).

 
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Guillaume Klossa

Guillaume Klossa

Penseur et acteur du projet européen, dirigeant et essayiste, Guillaume Klossa a fondé le think tank européen EuropaNova, le programme des « European Young Leaders » et dirigé l’Union européenne de Radiotélévision / eurovision. Proche du président Juncker, il a été conseiller spécial chargé de l’intelligence artificielle du vice-président Commission européenne Andrus Ansip après avoir été conseiller de Jean-Pierre Jouyet durant la dernière présidence française de l’Union européenne et sherpa du groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe (Conseil européen) pendant la dernière grande crise économique et financière. Il est coprésident du mouvement civique transnational Civico Europa à l’origine de l’appel du 9 mai 2016 pour une Renaissance européenne et de la consultation WeEuropeans (38 millions de citoyens touchés dans 27 pays et en 25 langues). Il enseigne ou a enseigné à Sciences-Po Paris, au Collège d’Europe, à HEC et à l’ENA.

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Atlantico : Dans le conflit Ukrainien, l’Union européenne semble cantonnée au rôle de spectatrice dans les échanges diplomatiques entre les Etats-Unis et la Russie. Pouvait-il en être autrement dès lors que l’Union n’est pas une fédération ?

Guillaume Klossa : Dans les faits, l’architecture de sécurité de l’Union européenne s’inscrit dans le cadre de l’OTAN et est garantie par les Américains depuis 1954 et l’échec de la Communauté Européenne de Défense du fait des Français. Ceci explique le rôle clé des Américains dans cette crise. Si l’Union européenne était une puissance militaire et diplomatique véritable dotée d’une armée et capable d’assurer sa défense propre, elle serait au premier plan. D’après les eurobaromètres, les citoyens de la plupart des Etats membres souhaitent une défense européenne unifiée, ce n’est pas encore le choix de nos dirigeants.

Par ailleurs, ce n’est pas parce que nous ne sommes pas une puissance fédérale que nous sommes de simples spectateurs. Les Britanniques, les Australiens, qui s’alignent désormais systématiquement sur les positions américaines, sont désormais des spectateurs, certainement pas nous.

Ce sont les Européens qui ont fait pression, dans l’intérêt collectif, pour que les Américains se réengagent plus en Europe après le vide de la période Trump et d’autre part, nous avons un poids significatif sur les positions américaines. Le président américain avait laissé entendre le caractère acceptable d’une incursion mineure de la Russie en territoire ukrainien, ce qui était une erreur tactique. Il a immédiatement rectifié sa position sous pression de l’UE.

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Par ailleurs, l’Union européenne, sous la double responsabilité du président du Conseil européen et du haut-représentant, étudie tous les scénarios et les actions possibles en cas d’attaque, ce qui prépare les conditions d’un consensus entre membres de l’UE et nourrit un dialogue équilibré avec le partenaire américain. Sans cette unité, nous serions inaudibles. Enfin des discussions entre Russes et Européens ont repris ces derniers jours dans le cadre du « format Normandie » qui réunit Français, Allemands, Russes et Ukrainiens pour garantir les accords de Minsk et contribuer à créer les conditions d’une désescalade.

Bruno Alomar : L’UE n’a pas de vision commune sur la Russie. Elle ne peut pas en avoir avec des pays de l’Est européen sortis d’un demi-siècle de joug soviétique – entendez « russe »  - un pays comme l’Allemagne dont l’équation énergétique ne tient pas sans Moscou, un pays comme la France dont les rapports avec la Russie oscillent entre la quasi hystérie au nom des valeurs et la résurgence de questions d’intérêts attisées par le vieux fond d’anti américanisme qui fait notre singularité.  

Dans un tel contexte, il ne peut y avoir d’action concertée au travers de l’UE qui tienne la route. La question russe est donc traitée au travers des diplomaties qui seules existent : les diplomaties nationales. La question est plutôt : est-ce si grave que cela ?  

Atlantico : Ne sommes-nous pas cantonnés à suivre les Américains comme le font les Britanniques et les Australiens ?

Guillaume Klossa : Il est clair qu’en quittant l’Union européenne, les Britanniques qui étaient en situation de faire valoir leurs choix et priorités dans le cadre de l’UE, ne sont plus en mesure de le faire dans le cadre de l’Alliance de fait qui rassemble les pays anglo-saxons autour des Etats-Unis, le rapport d’influence leur est défavorable. Plutôt que d’exercer leur souveraineté de manière partagée dans le cadre de l’Union européenne, ils ont fait le choix de la confier aux Etats-Unis en s’alignant systématiquement derrière les décisions de Washington, même les mauvaises et sans capacité de les réorienter, c’est leur choix, ce n’est pas le nôtre. 

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Bruno Alomar : Il n’y a pas de politique qui ne s’appuie sur des réalités, aurait dit le Général de Gaule. La réalité est que les Etats membres, par leur histoire, leur géographie, ont des intérêts trop divergents pour que l’on puisse concevoir une défense et une diplomatie communes. 

C’est cette réalité que les ardents défenseurs de l’intégration européenne au-delà de ce qu’elle a toujours été, c’est-à-dire une organisation internationale non souveraine à caractère économique, ont prétendu ignorer quand ils ont créé le Service européen d’action extérieur en 2008 (SEAE). Mais comment prétendre avoir une diplomatie européenne…alors même que les divergences fondamentales entre européens qui se sont faites jour avec la Seconde guerre d’Irak quelques années plus tôt ont montré que les intérêts des européens n’étaient pas les mêmes ? Et aujourd’hui comment prétendre à une diplomatie qui unirait la Bulgarie, le Portugal, l’Irlande et l’Estonie ?  


Atlantico : Croire qu’il est possible d’avoir une Union européenne plus intégrée sur les plans de la défense, des relations internationales, de l’économie, etc. Est-ce désormais illusoire au vu de la situation politique ? Quels sont les points forts de l’intégration et quels sont ses points faibles ?

Guillaume Klossa : D’abord soyons clairs, l’Union européenne n’a pas encore fait le choix d’être une grande puissance en matière géopolitique, de sécurité ou de défense, c’est le grand débat démocratique qui doit s’ouvrir. Si les Européens répondent par la positive, il faudra que l’Union s’organise avec les Etats-Unis pour organiser une période de transition qui permettra aux Européens de reprendre en main leur sécurité et leur défense. Les Américains n’y sont pas hostiles, mais ils ont besoin de sentir une vraie volonté européenne qui doit se fonder d’abord sur une confiance mutuelle entre les 27 sur ces sujets.

Pour le reste, l’Union européenne est l’intégration d’Etats la plus poussée et la plus avancée menée de manière démocratique et pacifique dans le monde et dans l’Histoire, c’est remarquable. L’Union européenne est une grande puissance commerciale, elle reste la plus grande puissance industrielle pour les produits et machines à haute densité technologique, c’est la première puissance normative mondiale, c’est aussi le premier marché mondial. C’est une source d’inspiration en matière démocratique et de développement durable. Tout cela n’avait rien d’évident il y a 70 ans. L’intégration européenne a en fait contribué à refaire des Européens un acteur clé de la mondialisation alors que deux guerres mondiales auraient pu les mettre totalement à la marge, ce n’est pas rien. Maintenant force est de constater qu’en matière géopolitique et numérique, beaucoup reste à faire, c’est le défi des générations qui sont ou arrivent au pouvoir aujourd’hui. Nous pensons trop petits et trop lentement et passons trop de temps à régler nos querelles gauloises plus que d’imaginer un avenir démocratique souhaitable et nous donner les moyens de le mettre en œuvre, il faut changer notre logiciel. Nous avons les talents et les ressources pour le faire.


Atlantico :Si les avancées en matière de défense et de sécurité ne vont pas de soi, n’y a-t-il moyen d’avancée en matière de politique étrangère ? Y-a-t-il une mesure concrète qui permette de créer un sursaut ? L’envie est-elle là chez les États membres ?

Guillaume Klossa : Le traité de Lisbonne permet de faire de l’Union une puissance géopolitique du moins dans le domaine de la politique étrangère. C’est en fait assez simple, il suffit qu’à l’unanimité, les Etats membres décident que leurs décisions de politique étrangère s’effectuent à la majorité qualifiée. Jean-Claude Juncker alors président de la Commission l’avait rappelé peu avant la fin de son mandat. Manfred Weber, le président du groupe PPE, qui rassemble les partis chrétiens démocratiques et la droite modérée, a refait cette proposition à l’occasion de l’audition sur les priorités de la PFUE du président de la République française au Parlement européen à Strasbourg le 19 janvier dernier. Jusqu’à présent, les Français n’ont jamais répondu à cette proposition, de peur que cela réduise la puissance diplomatique de la France et donc ont empêché la transformation de l’Union en puissance diplomatique.

Je pense que ce sujet mérite un vrai débat. Il n’est pas évident que le passage à la majorité qualifiée en politique étrangère diminue l’impact de la diplomatie française. En fait, ces dernières années, nos décisions diplomatiques, quand elle ne bénéficiait pas du soutien européen, ont eu peu d’effet. Et souvent, ce soutien n’a pu être obtenu à cause de la règle de l’unanimité qui fait qu’un petit Etat peut bloquer une décision collective. L’intérêt national français est très clairement le développement d’une diplomatie européenne plus forte et plus agile qui soutienne mieux nos intérêts quitte à faire plus de pédagogie avec nos partenaires européens, ce qui n’a pas été notre point fort ces dernières années, et à faire des compromis pour mieux prendre en compte les leurs.

Atlantico : Concrètement, au-delà de la majorité qualifiée, comment développer une vraie puissance diplomatique européenne ?

Guillaume Klossa : C’est un sujet sur lequel j’avais travaillé en 2007 et 2008 à l’occasion de la dernière Présidence française du Conseil de l’Union. Il faut faire aujourd’hui ce que nous avions en tête en 2008 : se donner les moyens d’avoir une diplomatie européenne efficace et bien coordonnée avec celles des Etats membres ; se doter d’une véritable capacité d’analyse, de prospective et d’anticipation géopolitique et développer une stratégie à moyen-long terme fondée sur différents scénarios ; envoyer nos meilleurs diplomates dans le corps diplomatique européen et créer des formations conjointes ; renouer avec une vision du monde fondée sur la realpolitik et non les émotions ; et enfin éviter les silos, aujourd’hui la diplomatie doit prendre en compte les enjeux numériques, le développement durable, le commerce, la démographie, les migrations et pas seulement les enjeux géopolitiques traditionnels de guerre et paix.

Atlantico : Vous parlez d’un retour à la realpolitik, que voulez-vous dire ? 

Guillaume Klossa : Je crois d’abord qu’on ne peut avoir dans la durée de soft power sans hard power, et donc qu’il faudrait avoir à terme une politique étrangère puissante, dotée d’un soft power culturel, normatif et linguistique réel et une défense européenne crédible, les deux vont de pair.

Ensuite, on parle souvent de naïveté européenne à raison, mais on pourrait dire de même des Américains. D’ailleurs, souvent ceux qui parlent de naïveté européenne, agissent également souvent de manière naïve, souvent guidés par leurs émotions et le récit national dans lequel ils ont été éduqués. Nos Etats membres, et la France ne fait pas exception, et nos alliés mettent trop d’émotions dans leurs décisions politiques, alors que les Russes n’en mettent aucune et ont un talent pour se créer des alliés dans nos pays en touchant leur fibre émotionnelle et en renvoyant à un passé idéalisé de la relation avec la Russie tout en mettant en avant des intérêts économiques ou énergétiques très concrets. Ils savent jouer sur nos interdépendances, force est de constater que nous devons apprendre à faire de même dans un monde fondé sur les rapports de force mais aussi à nous émanciper de ces interdépendances quand elles deviennent trop fortes. Collectivement, à l’échelle des 27, nous en avons les moyens, c’est notre force et c’est une carte majeure que nous devons apprendre à mieux jouer.

Atlantico : Sans réel moteur politique ou avancée, l’Union européenne n’est-elle qu’un projet zombie ? Peut-elle se réveiller ? L’envie est-elle là chez les États membres ? 

Bruno Alomar : Je ne suis pas certain de cela. Ce qui est sûr c’est que l’UE, qui est à l’origine un marché avec une frontière extérieure, essaie depuis 30 ans d’investir les champs régaliens. Elle a d’ailleurs eu certains succès économiques. Ceux qui veulent à tout prix lui donner des compétences fédérales dans le domaine régalien voudraient nous faire croire au « tout ou rien ». Mais rien ne prouve qu’une situation intermédiaire dans laquelle les questions régaliennes resteraient pour l’essentiel nationales, cependant que certaines questions économiques – pas toutes – seraient fédéralisées, est inconcevable. Je pense plutôt que c’est bien ainsi que l’UE devrait évoluer. Car si les bénéfices du marché unique existent bien – au moins en partie – la plus-value communautaire en matière de défense ou de diplomatie est beaucoup moins évidente, et surtout difficile à obtenir. En un mot comme en mille : contrairement à ce que semblent penser les élites françaises notamment, l’UE, comme le pensaient les Britanniques, est peut-être déjà largement achevée… 

Croyez-vous que la guerre soit inéluctable ?

Guillaume Klossa : La guerre n’est pas inéluctable. A nous Européens de jouer au mieux les nombreuses cartes à disposition et de renouer avec la realpolitik.



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