Euromasochisme : ce piège du resserrement monétaire excessif dans lequel la BCE enferme l’Europe<!-- --> | Atlantico.fr
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La BCE risque de plomber sévèrement la zone euro.
La BCE risque de plomber sévèrement la zone euro.
©Capture écran France TV

Atterrissage douloureux

Les conséquences de la hausse des taux importante opérée par la BCE pourraient progressivement s’aggraver jusqu’en 2024 et mener à une contraction de la production de l’ordre de 3,8%.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Lucrezia Reichlin

Lucrezia Reichlin

Lucrezia Reichlin, ancienne directrice de la recherche à la Banque centrale européenne, est professeur d'économie à la London Business School et membre du conseil d'administration de l'International Financial Reporting Standards Foundation.

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Atlantico :Dans votre article "ECB Monetary Tightening Risks", vous évoquez les risques liés au resserrement monétaire de la BCE. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste ce resserrement monétaire et pourquoi il suscite des inquiétudes ?

Lucrezia Reichlin : Le resserrement monétaire vise à réduire la demande de biens et de services par une augmentation des taux d'intérêt afin de ralentir l'inflation. Un certain resserrement a été nécessaire pour ralentir l'inflation, en particulier la composante de l'inflation qui est due à une demande excessive. Cependant, une grande partie de l'inflation dans la zone euro a été causée par des facteurs d'offre tels que l'énergie et les contraintes de la chaîne d'approvisionnement dues à Covid. Ces facteurs se transmettent lentement et leur effet persiste même lorsque les chocs initiaux s'estompent. Les augmentations de taux d'intérêt n'ont pas beaucoup d'effet sur ce type d'inflation. Un resserrement excessif peut donc nuire à l'économie sans ralentir l'inflation de manière significative. Les conditions de crédit se sont considérablement détériorées dans la zone euro et le secteur manufacturier ralentit alors que l'inflation globale diminue. C'est pourquoi je pense qu'il est temps de faire une pause.  

Atlantico :Vous mettez en garde contre une augmentation prématurée des taux d'intérêt par la BCE. Quels sont les facteurs qui pourraient inciter la BCE à opter pour cette approche et quels en seraient les effets potentiels sur l'économie de la zone euro ?

Lucrezia Reichlin : Je n'ai pas mis en garde contre une augmentation prématurée, mais contre la poursuite de cette augmentation. Après avoir récemment augmenté le taux d'intérêt de 25 points de base, je pense que la BCE devrait maintenant faire une pause. Il est évident qu'il faut continuer à surveiller les données afin d'évaluer les progrès de la désinflation. Les politiques agissent dans un environnement incertain et il y a des risques d'en faire trop mais aussi d'en faire trop peu. Comme je l'ai dit précédemment, les risques d'un resserrement excessif sont désormais importants, notamment parce que nous n'avons pas encore ressenti l'effet des hausses de taux d'intérêt déjà mises en œuvre. La politique monétaire affecte l'économie avec un certain retard.

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Atlantico : Bloomberg a mené une étude pour voir dans quelle mesure la hausse des taux d'intérêt allait nuire à la croissance de la zone euro. Quels en sont les résultats ?

Michel Ruimy : Si les économistes de Bloomberg anticipent un « atterrissage en douceur » (soft landing) de l’activité économique des Etats-Unis, la crise, qui touche actuellement la zone euro, assombrirait les perspectives de la région.

Les 9 relèvements des taux d’intérêt directeurs effectués ces derniers mois par la Banque centrale européenne - BCE - (425 points de base) conjugués à la volonté de réduire les dépenses publiques après les mesures budgétaires de soutien initiées lors de la pandémie du coronavirus et lors de la hausse récente des prix de l’énergie conduiraient, à terme, à une forte réduction de l’activité économique dans la zone euro. 

Les conséquences des hausses des coûts d’emprunt, qui ont commencé l’année dernière, pourraient progressivement s’aggraver jusqu’en 2024 et mener à une contraction de la production de l’ordre de 3,8%. En fonction de l’évolution des prix de l’énergie, la disparition des mesures de soutien pourrait faire grimper ce chiffre à près de 5%.

Rappelons que la zone euro a déjà évité la récession, l’hiver dernier, et a rebondi légèrement au cours du deuxième trimestre 2023 (+0,3%) avec des résultats inégaux : l’activité de l’Allemagne a stagné (+0,1%), celle de l’Italie s’est contractée (-0,3%) alors que celle de la France et de l’Espagne ont enregistré des performances plus robustes (respectivement +0,5% et +0,4%).

Atlantico : Par quoi s’expliquent ces données ?

Michel Ruimy : L’économie européenne pourrait connaître une deuxième partie d’année difficile. 

Certes, le taux d’inflation annuel dans la zone euro a poursuivi sa baisse en juillet, tombant à 5,3% après 5,5% en juin et 6,1% en mai, à la faveur d'une nouvelle forte décrue des prix de l’énergie (-6,1%, après un repli de 5,6% en juin). Mais, la hausse des prix à la consommation reste particulièrement élevée dans le secteur alimentaire avec une flambée de 10,8% (en léger ralentissement après 11,6% en juin), et les tarifs continuent de se renchérir nettement dans les biens industriels hors énergie (+5,0%, contre 5,5% en juin) et dans les services (+5,6%, contre 5,4% en juin).

Mais, malgré les perspectives d’une pause dans la remontée des taux directeurs, la situation risque de se dégrader davantage : l’inflation se maintient très au-delà de l’objectif de 2% que s’est fixé l'institution. Or, le durcissement de la politique monétaire de la BCE pèse nettement sur l’activité économique, en réduisant la demande de crédits, ce qui entrave les investissements des entreprises et la consommation des ménages.

Atlantico : « Au cours des 12 prochains mois, nous allons vivre une période où nous aurons à la fois l'effet maximal du resserrement monétaire et un resserrement budgétaire » a déclaré Gregory Claeys, membre du groupe de réflexion Bruegel, basé à Bruxelles.A quel point le choc va-t-il être douloureux ?

Michel Ruimy : Pendant près de 4 ans, les gouvernements ont eu, du fait de la suspension temporaire des règles de gestion budgétaire de l’Union européenne - UE -, toute latitude pour injecter des liquidités dans l’économie afin d’amortir les chocs de la pandémie du Covid-19 et de la crise énergétique. 

Or, cette trêve prendra fin prochainement même si les négociations sur un nouveau cadre des finances publiques sont toujours en cours. Les ministres des finances de la zone euro ont convenu récemment qu’un assainissement budgétaire progressif et réaliste était justifié. Le résultat imposera vraisemblablement, a minima, de nouveaux critères restrictifs. 

Dans ce contexte, la question est de savoir si l’économie européenne est suffisamment robuste voire résiliente pour maintenir la pression actuelle - resserrement monétaire et consolidation budgétaire - sans provoquer une récession préjudiciable. Tel est le dilemme auquel sont confrontés la BCE et les ministères des finances, alors qu’aucun des deux camps n’affronte ouvertement cette perspective.

Dans la pire des situations, les impacts pourraient dépasser ceux observés lors du cycle de resserrement précédent, avant les crises financières mondiales, et rivaliser avec les retombées de la crise des dettes souveraines il y a dix ans.

Atlantico : La communication de la BCE est un élément clé pour influencer les marchés et les attentes économiques. Comment évaluez-vous aujourd'hui la communication de la BCE sur ses intentions en matière de politique monétaire ? Y a-t-il des critiques ou des suggestions pour l'améliorer ?

Lucrezia Reichlin : La BCE a maintenant abandonné la "forward guidance" et a fait savoir que les décisions dépendaient des données. J'aimerais un peu plus de transparence sur l'analyse qui conduit aux décisions et sur la manière dont elle évalue les arbitrages entre la stabilité des prix et les autres objectifs.

Atlantico : La question des réformes structurelles dans la zone euro est également abordée dans l'article. Quels sont les domaines qui nécessitent des réformes et comment celles-ci pourraient-elles compléter la politique monétaire de la BCE ?

Lucrezia Reichlin : L'article faisait référence à la réforme du cadre fiscal, et non à la réforme structurelle. Il est important que les gouvernements parviennent à un accord sur cette réforme. La Commission a présenté une proposition très innovante et j'espère que la flexibilité qu'elle implique sur la voie de la réduction de la dette sera maintenue. Ce n'est pas encore clair.

Atlantico : La situation économique de la zone euro est contrastée, certains pays étant en difficulté, d'autres connaissant une croissance plus forte. Comment la BCE équilibre-t-elle les différents besoins économiques des différents pays lorsqu'elle prend des décisions sur sa politique monétaire ?

Lucrezia Reichlin : La BCE doit considérer la zone euro dans son ensemble. Cette fois-ci, l'économie qui a le plus de difficultés est l'Allemagne, mais cela n'est pertinent que dans la mesure où cela constitue un risque de ralentissement dans d'autres pays. L'économie italienne, par exemple, est fortement liée à l'Allemagne et il est difficile de croire qu'elle ne sera pas affectée.

Atlantico : En conclusion, comment la BCE cherche-t-elle à relever les défis actuels de la politique monétaire de la zone euro tout en maintenant la stabilité économique et en évitant les déséquilibres potentiels ?

Lucrezia Reichlin : Dans l'ensemble, la BCE fait du bon travail. L'inflation est en train de baisser, après une année de resserrement monétaire. Elle devrait atteindre l'objectif de 2 % d'ici 2025. C'est un très bon résultat si l'on considère les chocs importants que nous avons subis avec Covid et la guerre en Ukraine. Je préconise plus de patience pour contenir les risques pour l'économie réelle.

Atlantico : Qu’est-ce qui pourrait faire que la situation soit pire ou meilleure que prévu ?

Michel Ruimy : Plus on avance dans le temps, plus il sera de plus en plus difficile de défendre le maintien de taux d’intérêt aussi élevés. L’incertitude quant à la manière dont les relèvements de taux d’intérêt se répercutent sur l’économie viendront assombrir le tableau pour les banquiers centraux. S’il n’y a pas prochainement un « pivot » (arrêt de la hausse suivie d’une baisse des taux d’intérêt), l’année prochaine risque d’être douloureuse.

En effet, même si les règles de gestion des finances publiques sont conservées, les niveaux élevés d’endettement actuels de la plupart des Etats-membres et de ceux des coûts d’emprunt ainsi que la surveillance continue des marchés financiers pourraient réduire la marge de manœuvre des entreprises, qui continuent de lutter contre des vents contraires (hausse des coûts de l’énergie, ralentissement de la consommation après la poussée de l’inflation…)

En cas d’« effondrement » de l’économie, la BCE deviendrait le point de mire des critiques politiques, notamment en prélude aux élections européennes de juin 2024. La banque centrale est indépendante, mais les attaques contre sa politique monétaire ne seront pas faciles à supporter. Un élément-clé du débat est de savoir si les règles budgétaires seront suffisamment souples pour permettre aux gouvernements de s’adapter aux périodes de tension économique. Déjà, les divisions entre les pays du nord, avec un groupe de « faucons » mené par l’Allemagne qui exige des limites automatiques, et ceux du sud de l’Europe, se sont ravivées.

En définitive, malgré de mauvais présages, le meilleur scénario pour 2024 serait un atterrissage en douceur.

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