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L'étude qui montre que vouloir ubériser l'ensemble des secteurs marchands est une (très) mauvaise idée
©Reuters

Parole de libéral

Éviction des acteurs traditionnels, déflation, paupérisation généralisée, etc. : autant d'effets négatifs générés par l'ubérisation de certains pans de l'économie. D'où la nécessité de se méfier de ce phénomène...

Jean-Charles Simon

Jean-Charles Simon

Jean-Charles Simon est économiste et entrepreneur. Chef économiste et directeur des affaires publiques et de la communication de Scor de 2010 à 2013, il a auparavent été successivement trader de produits dérivés, directeur des études du RPR, directeur de l'Afep et directeur général délégué du Medef. Actuellement, il est candidat à la présidence du Medef. 

Il a fondé et dirige depuis 2013 la société de statistiques et d'études économiques Stacian, dont le site de données en ligne stacian.com.

Il tient un blog : simonjeancharles.com et est présent sur Twitter : @smnjc

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En théorie économique, rien de mieux, a priori, que le marché pour satisfaire la demande, renouveler l’offre, innover et créer de l’emploi. Mais certains secteurs présentent des imperfections ou des spécificités telles que le fonctionnement du marché seul peut conduire à des résultats sous-optimaux pour la collectivité. Dans ces situations, la régulation est nécessaire pour laisser la plus grande place au marché tout en évitant de subir les conséquences indésirables de son libre cours.

Le secteur des transports urbains dans les grandes villes fait partie de ces marchés imparfaits. La première et principale de ces limites concerne l’usage de la voie publique. Dans les métropoles, c’est une ressource rare, finie, contrainte. Et dont on cherche pourtant à conserver la dimension de "bien public" au sens économique, c’est-à-dire qu’elle reste accessible à tous et que sa consommation ne soit pas exclusive entre ses usagers. Mais la congestion de la chaussée que subissent la plupart des grandes villes rend cet équilibre toujours fragile. Ce qui est vrai de la voie publique en général l’est encore plus dans les endroits structurellement les plus engorgés ou les plus critiques, par exemple les voies de bus, les dessertes de gares et d’aérogares, etc. C’est pourquoi, à peu près partout, que les pays aient une culture très libérale ou plus régulée, le secteur des taxis est contingenté. A Londres, à New York comme à Paris, un nombre fini de taxis est ainsi autorisé à opérer, de droit ou de fait. Le nom juridique de ce qu’on appelle la "licence" à Paris est d’ailleurs éclairant : il s’agit de "l’autorisation de stationnement", c’est-à-dire la possibilité de rester sur la chaussée, de stationner à des endroits précis (stations) ou de circuler éventuellement à vide pour être hélé ("maraude").

Outre cet obstacle majeur au marché pur, l’étude réalisée par Facta pour des acteurs du taxi et du VTC relève d’autres imperfections du secteur à l’origine de sa régulation. Entre autres : les tarifs des taxis sont partout fixés par le régulateur, car l’asymétrie d’information entre client et chauffeur (qui ne se rencontrent généralement qu’une fois dans une très grande ville) conduirait sans cela à des situations de négociation sur la voie publique ou d’abus de la position du chauffeur ; les considérations d’ordre public impliquent des contraintes sur la formation du chauffeur, mais aussi son temps de travail ou encore la connaissance de ses antécédents judiciaires – une exception dans les métiers artisanaux, et là aussi une pratique mondiale ; le risque de monopole naturel de l’activité d’intermédiation de l’offre et de la demande sur le marché de la réservation, surtout pour les VTC dont les prix sont justement fixés par cet intermédiaire, conduit à interdire les clauses d’exclusivité. La modélisation économique valide par ailleurs le risque d’un marché non régulé, qui, lorsqu’on prend en compte les externalités négatives des taxis et VTC en matière de congestion (et le cas échéant de pollution) conduit à une flotte excessive, une paupérisation des acteurs et leur fort turn-over, des embouteillages massifs et finalement une demande moins satisfaite du fait de l’allongement des temps d’attente et de trajet.

Si certaines collectivités, y compris peu suspectes de dirigisme idéologique comme les municipalités de Londres et New York, ont pu aller jusqu’à envisager pour ces raisons de limiter le nombre de VTC, comme celui des taxis, et si d’autres ont même interdit ou fortement restreint cette activité, il est, a priori, positif que le métier du VTC, complémentaire de celui du taxi, soit moins régulé, et notamment que ses prix et le nombre de véhicules en exercice soient libres. La situation parisienne est à ce titre tout à fait permissive, puisqu’il est très facile de devenir VTC et que les contraintes d’exercice sont fort limitées.

Pour autant, la situation entre les acteurs de ce marché est très tendue. Et pour cause. Contrairement à l’argumentaire classique des opérateurs du VTC, l’émergence de ces nouveaux acteurs s’est traduit d’abord par une substitution de parts de marché entre taxis et VTC – à Paris mais aussi à Londres, New York et dans beaucoup de villes. Et non à une croissance du marché ou à de nouveaux marchés qui auraient permis à tous les acteurs de coexister sans tensions. De même, l’examen attentif de la situation parisienne actuelle montre un marché totalement saturé où taxis comme VTC ont du mal à survivre. Les gisements de dizaines de milliers d’emplois supplémentaires dans ce secteur à Paris sont donc un mirage.

Il y a de bonnes raisons à ce faible potentiel de croissance du marché du transport urbain par véhicule particulier. Tout d’abord, les individus ne cherchent pas à accroître leur consommation de transports urbains, qui ne sont pas une fin en soi et sont perçus comme une perte de temps utile. De fait, à Londres et à Paris où l’on dispose de séries statistiques assez longues, la stabilité des déplacements effectués par personne est remarquable. Dans cet ensemble, taxis et VTC n’ont qu’une faible marge de progression : ils peuvent un peu gagner sur la voiture particulière – mais l’usage de celle-ci, qui a beaucoup reculé dans les centres-villes, ne régresse plus que très lentement, ceux qui y recourent encore n’ayant souvent pas de réelle alternative. Et a contrario, comme la voiture particulière, ils pâtissent de l’encombrement croissant de la chaussée dans les métropoles, donc de vitesses de circulation réduites – d’autant plus qu’il y a de taxis et de VTC ! -, et de sa restriction fréquente au profit d’autres modes – bus, trams, vélos… - ou de la concurrence des offres en libre-service – Autolib’ et Vélib’ à Paris, par exemple.

Dans un marché à peu près stable, l’émergence brusque d’une offre pléthorique de VTC permise par les applications sur smartphone crée partout une tension majeure. Car l’équilibre de marché qui devrait en réguler le nombre est contourné par la recherche permanente d’abaissement du « prix de réservation » des chauffeurs, c’est-à-dire le niveau minimal officiel de revenu à partir duquel ils acceptent d’exercer. Tout est fait pour permettre à des chauffeurs de continuer à proposer leurs services : horaires déraisonnables, incompatibles avec la sécurité de conduite ; sous-déclaration massive des revenus (surtout via l’autoentrepreneuriat, qui laisse une liberté de déclaration totale et sans contrôle au premier concerné) afin d’échapper aux prélèvements obligatoires ; pratiques interdites par la législation (stationnement ou circulation à vide sur la chaussée dans les principaux lieux de clientèle, risquant leur congestion).

C’est la limite première de "l’ubérisation" ou plus exactement de "l’économie de plateformes" ou "plateformisation". Généralement sans réelles innovations technologiques par rapport aux acteurs traditionnels (les applications de réservation de taxi existaient avant Uber), ces plateformes créent en revanche de véritables chocs d’offres quantitatifs sur leurs marchés. Dans des activités très peu qualifiées, la plateforme conduit à proposer un nombre inédit d’offrants, le chômage étant généralement élevé en l’absence de qualification. Ou même de permettre à chacun de proposer son service, à titre principal ou accessoire. Ce fut la tentative d’UberPop – interdite à peu près partout où elle a été testée, tant les risques d’un service de taxi par n’importe quel particulier sont élevés - c’est aussi le cas de Heetch – dont le procès en correctionnelle arrive ce 22 juin. C’est aussi, quoi qu’on en pense, les cas de Blablacar ou d’Airbnb, à partir cette fois de biens très répandus. Mais au-delà d’une offre insuffisante à la marge dans certains cas, ces plateformes ne constituent qu’une prédation d’acteurs professionnels au moyen d’une concurrence déloyale. Car la promesse de ces plateformes fonctionne seulement si les "offrants" peuvent s’extraire des règles de droit commun, qu’il s’agisse des impôts et cotisations que subissent leurs concurrents traditionnels, ou de régulations spécifiques à leurs secteurs – destination d’un logement et règles de copropriété, assurance de véhicule et cadre du transport urbain ou interurbain en voiture…

Cette nouvelle économie crée donc d’abord un effet d’éviction des acteurs les plus professionnalisés en faisant chuter les prix grâce au contournement partiel ou total des prélèvements obligatoires et des règles d’exercice lorsqu’il y en a. Ce qui en fait également une économie structurellement déflationniste. Et même une économie de la paupérisation généralisée si elle ne crée pas vraiment de nouveaux marchés, comme on l’a vu pour les taxis et les VTC.

Bien sûr, l’exaspération parfois légitime à l’égard d’acteurs installés, le souhait de voir émerger de nouveaux acteurs souvent ingénieux en matière d’expérience utilisateur et le sentiment que les corpus de régulation sont autant de protections de rentiers créent naturellement chez chacun de nous un sentiment de sympathie pour ces nouvelles plateformes. D’autant plus pour des libéraux qui peuvent voir dans cette floraison une parfaite illustration des bienfaits du marché.

Mais le marché ne fonctionne bien qu’en situation de concurrence loyale. Et la liberté des uns doit rencontrer comme limite les dommages qu’elle peut créer à celle des autres. Des régulations dans certaines activités ont été établies au fil du temps pour justement ménager les libertés du plus grand nombre : pas de taxis et VTC en nombre illimité au risque de paralyser la voie publique et ses endroits les plus stratégiques pour tous ; des chauffeurs suffisamment "sûrs" pour assurer une sécurité minimale à leurs clients ; un usage des biens immobiliers des particuliers différent de celui des professionnels de l’hébergement, pour limiter les nuisances de voisinage… Quant aux prélèvements obligatoires, il est évidemment tout à fait légitime d’en critiquer le niveau et d’en souhaiter la réduction, mais pour tous, pas pour quelques-uns. C’est sinon une subvention déguisée de certains modes d’exercice et une déstabilisation inévitable de l’imposition au détriment de ceux qui seraient alors, moins nombreux, les seuls à la supporter à taux plein.

La collectivité et les régulateurs doivent bien entendu laisser toute sa place à l’innovation et n’imposer des barrières à l’entrée d’une activité que si elles sont pleinement justifiées. Mais il leur importe également d’être vigilant face aux nouvelles activités d’intermédiation. Celles-ci peuvent très bien pulvériser les offres préexistantes tout en paupérisant tout le monde et en finissant par créer des rentes de monopole : des offrants et des clients pauvres, mais une rente prélevée par l’intermédiaire, surtout s’il n’en reste qu’un. Les valorisations faramineuses de certaines de ces plateformes ne peuvent d’ailleurs s’expliquer autrement : l’espoir de constituer un monopole mondial permettant d’en extraire la rente associée. 

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