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Et si la seule chose que nous ayons vraiment besoin de réapprendre à gérer post-Coronavirus était le temps
©Thomas COEX / AFP

Du grand soir au petit matin

L'impact du confinement et les difficultés à le surmonter au quotidien seraient-ils liés à notre rapport au temps ? Notre rapport au temps a-t-il changé depuis le début de la crise liée au coronavirus ?

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Virginie Van Wassenhove

Virginie Van Wassenhove

Virginie Van Wassenhove est Docteur en neurosciences. Elle est directrice de recherche (CEA/Inserm) en neurosciences de la cognition. 

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Atlantico.fr : Existe-t-il un problème entre nos modèles de consommation capitalistes et notre rapport au temps ? Si l’on vit la crise de manière difficile est-ce dû à notre rapport au temps ? 

Michel Ruimy : L’analyse économique traditionnelle de la consommation présente certaines faiblesses. Tout d’abord, elle confond les biens / services et les besoins qu’ils doivent satisfaire. Or, l’individu n’a pas, par exemple, besoin spécifiquement de tomates. Il a besoin de se nourrir. De même, il n’a pas besoin de voiture. Il a besoin de se déplacer (ou de montrer ostensiblement sa prospérité !). De plus, elle néglige un aspect essentiel dans l’utilisation des différents biens / services : la consommation plus ou moins importante du temps. Celui-ci est une ressource rare, au même titre que les biens. Son utilisation a un coût d’opportunité (ensemble des satisfactions que l’on pourrait obtenir en faisant un autre usage de son temps). 

Le tissu est vendu au mètre, le ciment au kilo, le travail à l’heure. Le temps non vendu est dit « libre ». Ainsi, le consommateur qui achète un produit, achète la dispense de se procurer ce produit par son propre travail. Il se libère du temps pour augmenter sa quantité de travail ou s’occuper de sa famille. Les entreprises qui externalisent certaines fonctions, jugées hors du cœur de métier, libèrent du temps de travail pour développer leurs propres activités ou réduire leur consommation de travail. Les échanges économiques sont donc des échanges de temps. C’est le sens même de la division du travail. La valeur d’une marchandise est le temps qu’elle permet d’épargner en ne la produisant pas. Consommation et production sont donc des consommations et des productions de temps. 

Cette introduction du temps dans l’analyse des activités de l’individu est essentielle. Elle permet d’expliquer le comportement de notre Société pour l’accumulation d’objets. Le consommateur moderne est de plus en plus équipé et a de moins en moins de temps à consacrer à l’utilisation de chaque objet. Cette réalité inéluctable vient de ce que le temps mis à la disposition de chacun n’est pas susceptible d’être beaucoup allongé. La plupart des traits que déplorent les critiques de la société de consommation proviennent de cette rareté du temps, et non d’une dégradation morale.

La hausse continue du prix du temps aboutit à placer le consommateur dans la situation d’une entreprise qui voit, en permanence, se modifier les prix relatifs de ses facteurs de production. Cette firme répond à cette évolution en ajustant ses techniques de production, en achetant plus de machines, en remplaçant telle machine par telle autre plus efficace, etc. Il en va exactement de même du consommateur. Pour réaliser les mêmes préférences, celui-ci substitue de nouveaux achats à d’anciens achats, pour la seule raison que les nouveaux produits achetés, compte tenu de la nouvelle valeur du temps, seront plus efficaces pour satisfaire au meilleur coût ses besoins. Le changement réside non pas dans la structure des besoins du consommateur, mais dans les moyens de les satisfaire. La croissance économique ne transforme donc pas les besoins et les préférences.

Elle accroît seulement les possibilités de choix offertes à chacun pour réaliser le meilleur usage possible de ses ressources, et cela quel que soit le niveau de son revenu. 

Face au confinement total qui prend d’assaut la France entière, les « journées canapé » se profilent sans en voir la fin du fait de la publication du décret limitant la durée des sorties. Le trop-plein d’énergie et le temps intérieur supplémentaire retrouvé rend cette situation difficile à supporter car nous ne savons pas comment dépenser. Renouveler les activités à faire chez soi s’avère, chaque jour, un exercice un peu plus complexe.

Virginie Van Wassenhove : Il existe une myriade de facteurs qui contribue à notre difficulté d’appréhender la crise. 

Il y a la réalité vécue des malades graves pour qui le temps est compté. Celle des personnes qui perdent de manière imprévisible des êtres chers, et avec eux, toute une narrative future qui donnait son ambition à leur présent. Il y a la réalité cruelle et éprouvante des prises de décisions sur le vif par le corps médical soumis aux conditions d’urgence. Il y a la réalité sourde des acteurs de la société qui essaient de maintenir l’horloge sociale, même au ralenti. 

Dans toutes ces réalités uniques, et individuelles, c’est l’expérience universelle et primaire du danger imminent qui rythme notre rapport au temps. A l’inverse, la capacité raisonnée réorganise les priorités individuelles et sociétales à l’encontre de nos instincts.  Ces deux logiques possibles de rapport au temps (réaction dans le premier cas, ou réorganisation de ce qui était acquis et routinier dans l’autre) nécessitent des ressources cognitives importantes et distinctes. Notre rapport au temps est dicté par la manière dont nous gérons nos ressources individuelles propres, ce que nous considérons comme prioritaire dans un horizon futur, à très court ou à très long terme. 

C’est la raison pour laquelle j’ai lancé ce projet. Dans toute analyse raisonnée d’une situation, les données empiriques - bien plus que les « faits » - sont nécessaires. Je suis parfaitement consciente qu’une question de recherche sur la perception du temps et la perspective temporelle puisse apparaître comme un luxe intellectuel plus qu’une nécessité du moment. Cependant, je pense aussi que sans effectuer des mesures empiriques, nous ne pourrons pas produire de discours raisonné sur la manière dont les populations vivent les choses en ce moment. Suite aux échanges avec d’autres experts dans diverses disciplines en France et à l’étranger, nous nous sommes mobilisés afin de capturer le présent et de quantifier ce qui pourrait, par la suite, nourrir notre compréhension des difficultés psychologiques futures des populations. 

En cette période, les entreprises sont à la recherche de la rentabilité à court terme. Cette méthode peut-elle s’avérer dangereuse ? Est-ce dû à la structure humaine qui a été bouleversée au fil du temps ? Comment - en tant qu’individus - a-t-on laissé les économies de marché supprimer nos frustrations ?

Michel Ruimy : La performance d’une entreprise se mesure à l’aide de deux concepts : l’efficacité (capacité, pour une entreprise, d’atteindre les objectifs fixés par l’équipe dirigeante) et l’efficience (optimisation des ressources consacrées à l’atteinte des objectifs). La mesure de ces concepts s’effectue à l’aide d’indicateurs de rentabilité. Cette rentabilité n’a pas la même signification selon que l’on soit associé ou dirigeant.

Or, depuis plusieurs décennies, le capitalisme financier est prédominant dans la vie des affaires. Pour attirer de nouveaux investisseurs et/ou ne pas perdre les associés actuels, l’entreprise a privilégié la rentabilité financière (capacité de l’entreprise à rémunérer les associés) et tend à maximiser cet indicateur au détriment de la rentabilité économique (capacité de l’entreprise à générer des bénéfices à partir des capitaux investis). Ainsi, une entreprise dégageant une rentabilité financière supérieure à celle demandée par ses associés n’aura pas, à long terme, de problèmes pour financer son activité. De plus, pour les grandes entreprises, plus cet indicateur est élevé, plus l’entreprise aura des facilités à lever des fonds sur les marchés financiers. 

En considérant la formule de Benjamin Franklin : « Time is money », illustration dans une certaine mesure de l’économie de marché, certains acteurs du système (dirigeants, actionnaires…) ont désiré privilégier davantage le temps présent que le temps futur c’est-à-dire la rentabilité de leur investissement à court terme, quitte à créer certains problèmes et dysfonctionnements économiques (faillites d’entreprises, environnement…). Ils ont préféré la logique financière à la logique industrielle visant la pérennité de l’entreprise. Ce comportement est erroné. Au-delà de leur universalité commune (Le temps peut s’employer à toutes les activités humaines possibles. L’argent peut acheter toutes les productions humaines possibles), le temps passe et s’épuise tout seul, inéluctablement, quoi que l’on fasse et quoi que l’on en fasse tandis que l’argent peut soit s’épuiser, soit s’accroître selon l’usage qui en est fait. 

Or, dans sa démarche, l’économie de marché a substitué le prix à la valeur. La monnaie est devenue l’instrument de mesure des grandeurs économiques, des richesses. C’est oublier que la monnaie et le prix sont relatifs à un marché. Pour chaque marché, un système de fixation des prix et un étalon monétaire sont créés spécifiquement, et modifiés selon les besoins du fonctionnement de ce marché. Prix et monnaie expriment ainsi les conditions de fonctionnement d’un marché donné. Mais, dès lors que nous étudions le fonctionnement d’une société dans son ensemble, économie composée d’une multitude de marchés correspondants à des biens et des lieux différents mais interdépendants, le système monétaire dans son ensemble n’est plus adapté. Il convient alors d’intégrer des richesses de natures et de lieux différents.

Avec cette crise du coronavirus, notre rapport au temps a-t-il changé ? Est-il devenu problématique ? 

Virginie Van Wassenhove : Il y a plusieurs façons d’aborder votre question. 

La première est philosophique au sens où la pandémie planétaire nous rappelle à la biologie. Nous sommes des êtres soumis aux lois fondamentales de la nature, et à son ingéniosité, aux dépends parfois de certaines espèces. Elle nous rappelle aussi brutalement à notre mortalité et à notre finitude, de manière d’autant plus prononcée lorsque l’on a la chance d’être citoyen d’un pays dont le risque quotidien n’est pas celui du danger de mort. Jusqu’à cette nouvelle réalité historique.  Sur le long terme, les expériences de chacun feront trace dans la mémoire individuelle et collective. 

L’autre manière d’aborder votre question est de parler des expériences contrastées. Par exemple, de la rapidité soudaine avec l’instant présent qui s’impose à nous, alors que presque toute activité cesse et que les signes que nous passons le temps (qui lui ne passe pas vraiment) cessent aussi. Si une partie d’entre nous est plongée dans un horizon confiné au présent, une autre partie est-elle dans une accélération effrénée sous menace de vie ou de mort. Présentement, la réalité de certains devient elle-même symbole de ce qui est vécu par d’autres. 

Le troisième sens est ce qui m’amène à vous parler : nous ne saurons pas avec certitude si le rapport au temps change à moins que l’on se donne les moyens de l’étudier en situation réelle. Notre projet ambitionne de quantifier de manière méthodique la psychologie d’un individu dans ce contexte de pandémie. C’est très ambitieux et difficile, mais le projet est mis en place – lui aussi dans l’urgence et bénévolement – et commence à collecter autant de données fiables et interprétables que possible afin que nous puissions faire sens du présent actuel dans un futur proche.

Les grands groupes (Silicon Valley) nous parasitent-ils en nous poussant à nous détourner de l'ennui ? 

Virginie Van Wassenhove : Je pense que cette question ne fait sens que si l’on a la conviction qu’un individu ne possède pas de libre arbitre. Or, j’ai le romantisme de penser que le libre arbitre n’est pas une invention, et qu’il est l’avantage du système dynamique complexe dont nous sommes tous dotés: le cerveau. 

On peut opérationnaliser l’ennui comme une attente ou une incertitude inachevée. Je ne pense pas que l’on puisse parler ici d’ennui. Les préoccupations qu’apporte la pandémie tant sur le plan de la santé individuelle (physique et mentale) que sur les problèmes socio-économiques à venir, sont une charge mentale extrêmement lourde pour tout à chacun. C’est sans aucun doute ces préoccupations légitimes qui détournent présentement nos esprits, et ainsi le désir de s’évader d’une situation anxiogène.

J’espère néanmoins que le futur apportera son lot d’ennui, et son utilité à la création, comme de nombreux scientifiques et artistes l’on souvent dits. 

Alors que je finis de vous répondre, le voisinage applaudit le corps médical dans ce nouveau rituel de 20 h. Même l’ennui parasité et la distanciation sociale n’affectent pas le désir profond de synchronisation et de communication de notre espèce. 

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