Et si l’Europe était en train de laisser Poutine gagner la guerre en Ukraine ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Vladimir Poutine, le 21 novembre 2022
Vladimir Poutine, le 21 novembre 2022
©MIKHAIL METZEL / SPUTNIK / AFP

Guerre en Ukraine

Pour la première fois depuis le début de la guerre en Ukraine le 24 février 2022, Vladimir Poutine semble vraiment pouvoir l'emporter

Stéphane Audrand

Stéphane Audrand

Stéphane Audrand est consultant en risques internationaux (armements, nucléaire, agriculture), historien, officier de réserve.

Voir la bio »

Atlantico : L'hiver s'invite sur le front mais ne semble pas empêcher l'armée russe d'avancer. Le Kremlin affirme même avancer dans toutes les directions. Où en est la contre-offensive ukrainienne ? 

Stéphane Audrand : La première chose à dire, c'est que le Kremlin avance beaucoup de choses, comme tous les protagonistes. Nous arrivons en hiver et traditionnellement, la charnière entre l'automne et l'hiver, qui est une période boueuse, a tendance à ralentir les opérations terrestres. De surcroît, le temps est maussade avec du brouillard, donc les drones volent plus difficilement. Il y a donc un ralentissement général. Le blizzard de ces derniers jours a également considérablement freiné les mouvements, même si les sols ne sont pas encore gelés. Actuellement, les Russes poursuivent leur poussée sur Avdiivka à pied avec beaucoup de pertes, tandis que les Ukrainiens, eux, sont en train de transitionner vers l'hiver et ils ont donc ralenti leurs opérations. Ils sont toujours actifs sur la rive gauche du Dniepr, vers Kherson, par de petites incursions d'infanterie. Ils ont également ramené des forces pour tenter de dégager Avdiivka, pour l’heure sans succès. L'Ukraine semble se préparer à l'hiver et à subir les éventuels assauts des missiles et des drones russes. Le front se stabilise de nouveau après un été où les Ukrainiens ont mené un certain nombre d'actions offensives qui n'ont pas été très fructueuses en termes territoriaux, même s’ils auraient « remporté » la bataille d'attrition cet été.

Mais au bout de presque deux ans de bataille, combien de kilomètres carrés a réussi à récupérer l'Ukraine par rapport à ce que lui avait grignoté la Russie ?

Avant 2022, ils avaient occupé 42 000 km² (Crimée et une partie du Donbass) et 119 000 km² de plus au pic de leur invasion, ce qui a représenté environ 27% du territoire de l’Ukraine. Au printemps 2022, ils ont évacué assez rapidement la région de Kiev, puis le Nord-Est vers Soumy. Puis, en septembre 2022, les Ukrainiens ont repris une grande partie de la région de Kharkiv à la suite d'une offensive très réussie. Ensuite, ils ont beaucoup martelé la région de Kherson sur la rive droite du Dniepr, là où les Russes avaient réussi à s’avancer. Les Russes se sont alors repliés début novembre au sud de Kherson,que les Ukrainiens avaient repris. Moscou ne contrôlaiit plus « que » 16.5% du territoire ukrainien fin 2022. Depuis, c'est vrai qu'il n'y a pas eu de très grosses avancées parce qu'il y a eu une situation de blocage tactique. C’est assez classique dans ce genre de conflit. Nous avons vécu nous-même les deux situations possibles lors des deux guerres mondiales et la guerre Iran-Irak était aussi passée par cette situation. Soit, à la faveur d'une offensive réussie en tout début de conflit, une armée peut déstabiliser l'autre et le conflit peut se terminer assez rapidement, ce qui s'était passé pour la France en mai-juin 40. Soit le défenseur tient bon et cela devient une guerre d'industrie, d'attrition, une guerre longue comme ce que nous avons vécu en 1914-1918.

Ce genre de conflit, comme l'Angleterre l'a connu derrière la Manche en 1940, dure 3, 4, 5, 6 ans, le temps qu'un des deux camps s'épuise, par des phénomènes d'attrition ou par des offensives qui peuvent être couronnés de succès plus tard.

Le matériel envoyé par les Occidentaux ne suffit pas aux Ukrainiens à prendre le dessus ?

Cela dépend ce qu'on entend par « prendre le dessus ». Mais globalement, l'aide occidentale a été cruciale pendant la première année de guerre. D'abord pour permettre aux Ukrainiens de tenir et ensuite de leur permettre de mener aussi leurs premières actions offensives. Simplement, l'aide occidentale a plusieurs défauts. D'abord, il y a une difficulté inhérente à sa nature : elle ne correspond pas au matériel dont les ukrainiens avaient l’habitude. Les Ukrainiens sont les héritiers de l'ère soviétique, donc leur armée était équipée avec du matériel qui était similaire au matériel Russe. Le coût de transition est assez élevé pour les Ukrainiens, en termes d’apprentissage, de logistique… De surcroît, l’Occident leur a livré beaucoup de matériel, très hétérogène, et souvent un peu caduque. Cela a débouché sur une difficulté dans la prise en main et, sur le long terme, accroit le case-tête du maintien en condition. Le deuxième gros problème de l'aide occidentale, est sa parcimonie et son retard, par prudence parfois excessive. Il en a résulté une livraison de matériels au compte-goutte, souvent « juste en retard » par rapport aux besoins opérationnels ukrainiens.

Au-delà du matériel, il y a bien une question de formation de l’armée. Nous savons depuis la Seconde Guerre mondiale, qu'une grande unité militaire, une grande brigade ou une grande division, nécessite neuf à douze mois de formation avant d'aller au feu pour qu'elle soit efficace, sachant la complexité moderne du combat inter-armes. Au printemps, nous avons livré beaucoup de véhicules à l'Ukraine avec trois ou quatre mois de formation, ce qui était suffisant pour les soldats, mais pas collectivement pour les unités. Pour prendre une image, c’est comme si nous avions fourni des crampons et entraîné des joueurs, mais qu'on n'avait pas entraîné une équipe. Et c’est comme si nous nous attendions à ce que les 15 joueurs mis sur terrain remportent le tournoi des Six Nations tout de suite, sans jamais avoir joué ensemble. Ce sujet du collectif a été assez sous-estimé par les Occidentaux. Et en Ukraine il est compliqué à traiter : entrainer une grande unité loin du front est périlleux avec les frappes russes, et l’Ukraine manque d’officiers d’état-major – de coachs sportifs pour filer la métaphore.

Zelensky dit que la guerre entre dans une nouvelle phase. Laquelle ?

C'est toujours délicat d'établir des phases. Souvent, elles sont identifiées à posteriori. Je crois qu’il faut prendre en compte plusieurs choses. D'abord, chaque protagoniste voit des phases en fonction de ce qu’il vit comme transformation. La Russie est dans une phase qui a commencé il y a un peu plus d'un an avec son repli de Kherson. Elle s’est ainsi engagée dans une logique de guerre qui va durer, de guerre d'attrition : elle a fait le pari que les soutiens d'Ukraine se lasseront les premiers et que l'effort industriel russe, avec l'aide potentielle de l'industrie chinoise pour des composants, avec les effectifs et les moyens, les Russes gagneront à l’attrition, sur le long-terme. Cette phase est restée la même pour la Russie. En revanche, les Ukrainiens et les Occidentaux étaient dans une phase de grande confiance à la suite de leurs succès notables en septembre-octobre 2022. Ils estimaient à juste titre qu’ils n’avaient manqué aux Ukrainiens peut-être que quelques éléments blindés, pour avoir des plus grands succès encore. Alors ils se sont dits qu’ils leurs en livreraient et que cela suffirait pour l’emporter. Au cœur de ce calcul il y a toujours l’idée que Vladimir Poutine « lâchera sa proie » si son armée subit une grande défaite.

Depuis les Occidentaux et les Ukrainiens sont entrés dans une phase de désillusion de ce pari. Mais c’est au moins la troisième fois que les Occidentaux échouent dans leurs paris vis-à-vis de cette guerre. Le premier pari mis en échec consistait à dire : « Poutine n'attaquera pas, il n'envahira pas ou alors il fera une incursion assez limitée ». Pour ma part, je pensais qu'il y aurait une opération sur le Donbass ou sur le Sud, mais je ne pensais pas qu'il attaquerait l’ensemble du pays. Et je pensais qu’après mi-février il était trop tard sur le plan climatique. Nous étions nombreux à nous tromper sur ce pari. Le deuxième pari déjoué a été de se dire : « Avec les sanctions économiques, nous allons lui faire lâcher sa proie en six semaines. » Bien entendu, avec le premier pari, croire qu'il n'attaquerait pas nous permettait de ne pas nous engager dans une logique de guerre et dans une économie de guerre. Avec le deuxième pari, avec lequel Bruno Le Maire pensait faire s’effondrer l'économie russe, nous pouvions encore éviter de changer nos modes de vie, et là encore de ne pas passer en économie de guerre.

Et cet été, le troisième pari a échoué. Nous espérions vider les stocks de nos vieux matériels qui dataient de la Guerre froide, au bénéfice de l’Ukraine. Cela lui donnera la victoire, pensions-nous, et nous seront épargnés par une économie de guerre pour ne pas changer nos modes de vie. 

Zelensky n’a pas tort lorsqu’il dit que nous sommes entrés dans un moment de décision. Pour les Occidentaux et les Ukrainiens, nous ne sommes pas encore véritablement dans nouvelle phase parce nous n’avons pas encore pris de décision. Nous sommes au pied du mur et c'est d’ici les trois, quatre mois qui viennent qu'il faut que les Européens se décident. Soit, nous faisons preuve de volonté et de compréhension pour réaliser un effort qui est à la mesure de l'enjeu de ce conflit. Cela signifie de passer en économie de guerre en Europe. Cela nécessite un effort industriel qui est beaucoup plus important que ce que nous faisons actuellement.

Soit, nous disons quele jeu n’en vaut pas la chandelle, et nous laissons Poutine gagner. Et à ce moment- là, nous décidons de ne plus rien faire. Dans ce cas, l'Ukraine perdra dans un an, un an et demi parce qu'elle n'aura pas eu assez de soutien. 

Partagez-vous l’avis de The Economist qui écrit que le plus grand atout de Poutine, est le manque de vision stratégique de l'Europe ?

Oui, clairement. Les Européens n'aiment plus la guerre, et on ne peut pas leur en vouloir. Ils l'ont trop fait et nous connaissons l'histoire qui en donnent les raisons. Mais plus largement, nous sommes dans des démocraties anciennes qui sont construites avec le compromis de l'État social, avec beaucoup de dépenses publiques et qui nous permettent d'avoir un mode de vie très confortable. C’est très bien. Mais face à cette réalité, les marges de manœuvre budgétaires ne sont pas suffisantes pour ne pas entamer le mode de vie de la population. Je pense qu'une des raisons fondatrices de notre réticence, ce n'est pas tellement un manque de vision stratégique, mais c’est le manque de courage pour mettre en place une politique d’austérité permettant de financer un effort de guerre, afin de tout faire pour éviter à la Russie de gagner. Mais rares sont les dirigeants politiques européens capable de prendre ces mesures. Pourtant, en analysant les conséquences possibles d'une victoire russe, nous devrions le comprendre. La Russie reviendrait jusqu'à la frontière polonaise, occuperait une grande partie de l'Ukraine et installerait un gouvernement fantoche. Elle serait triomphante dans le monde et pourrait en cinq à dix ans, reconstruire son appareil militaire à l'ombre de sa dissuasion nucléaire, en profitant de l'exploitation de l'Ukraine.

Cela serait une catastrophe parce que cinq à dix ans plus tard, il n'y a pas de raison qu'ils ne décident pas d’une nouvelle opération militaire extérieure parce que les structures de pouvoir en Russie n'auront pas changé, Poutine ou pas. Les cycles d'agression recommenceraient. 

Si nous laissons Poutine l’emporter, ce seront les prochaines générations de français qui devront peut-être partir en guerre parce que la Pologne ou les Pays Baltes seront envahis. C'est maintenant qu'il faut arrêter la Russie. Cela suppose très clairement de faire un effort industriel en Europe qui va nous coûter peut-être de un à trois points de PIB, soit des dizaines de milliards pour la France. Pour l’heure, pas tant par manque de vision géopolitique que par manque de capacité politique à vendre cela à l’opinion publique, je ne vois pas les Européens bouger.

Le parallèle est assez saillant avec le changement climatique. Nous sommes face à des risques systémiques sur le long terme pour nos modes de vie et en même temps, nous sommes incapables de prendre des mesures qui sont souvent assez symboliques et qui permettraient de s'engager. Le parallèle est quand même assez saisissant : c’était le début de la crise de l'énergie quand Poutine a envahi d'Ukraine au printemps 2022. L'agence internationale de l'énergie a alors aussitôt proposé une des mesures les plus simples selon elle :« passer la vitesse maximale sur les autoroutes à 110 km/h parce que 130 km/h c'est trop. Cela économisera 13 millions de barils de pétrole par mois. » Nous étions sous le choc et la stupeur de l'invasion de l’Ukraine par la Russie. Nous nous attendions à des pénuries graves de carburant et de gaz. Pourtant pas un gouvernement européen n’a osé aller contre ses opinions et à déclarer « Vous allez lever le pied, c'est 110 km/h max. » Tout le monde était terrorisé par la peur du gilet jaune, même face à une mesure dont on ne peut pas vraiment dire qu’elle impacte de façon radicale nos modes de vie ou nous « renvoie au Moyen-âge »….

Donc c’est vraiment beaucoup plus qu'un manque de vision géopolitique. Je pense qu'il y a cette trouille de la Jacquerie et du gilet jaune qui paralyse les démocraties européennes. Et c'est beaucoup plus inquiétant qu'un soi-disant manque de vista géopolitique.

Pour la première fois depuis le 24 février 2022, Poutine semble pouvoir gagner, à la fois militairement et diplomatiquement. L'année 2024 s'annonce comme celle de tous les dangers? 

C'est celle de toutes les décisions graves, clairement. C'est-à-dire qu’il y a une lassitude perceptible chez un certain nombre de dirigeantsqui voudraient passer à autre chose, pour diverses raisons.Sur le plan politique notamment. Il y a la grande inquiétude de l'élection aux États-Unis, mais au-delà, il y a une volonté durable des républicains de faire en sorte que les États-Unis ne s'engagent plus dans des guerres qui durent. Ils l'avaient tous juré après l'Afghanistan, puis l'Irak. Il y a donc une volonté des républicains, quoi qu'il arrive avec l'élection présidentielle qui vient, de bloquer un maximum de choses et de réduire le flux de matériel de soutien. Et comme l'Europe et les États-Unis se partagent l'aide à 50% chacun, le gros de la balance risque de tomber sur l'Europe. C'est en 2024 que les Européens vont devoir choisir. Soit enfiler les gants et se dire « Oui, nous allons sortir peut-être 150, 200, 300 milliards par an pour aider l'Ukraine afin de gagner cette guerre », soit continuer à faire une forme de service minimum symbolique et laisser – de fait – la Russie gagner.

Je pense que ce conflit, à l’instar des problématiques liées au changement climatique, réapprennent aux Européens que le langage n'est pas performatif. Malheureusement, nous avons vécu dans des démocraties très confortables où la politique consistait à beaucoup parler sans que cela ne soit suivi d’actions. Le problème, c’est que dans un contexte de guerre ou de changement climatique, se contenter de parler est inutile. Il faut réapprendre à faire et cela a un coût, notamment sur nos modes de vie. Donc oui, l'année 2024, c'est l'année de toutes les décisions, très clairement.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !