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Et le sujet fantôme de la campagne des européennes est…
©FREDERICK FLORIN / AFP

Poker menteur

Les tractations commerciales UE - États-Unis mettent le couple franco-allemand sous pression sans que Paris ni Berlin ne semblent avoir très envie de faire état de leurs intérêts et stratégies divergentes.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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Atlantico : Les 6 et 7 mars derniers, Cecilia Malmström, Commissaire européenne au commerce, et Martin Selmayr, secrétaire général de la Commission européenne, se rendaient à Washington dans le cadre de la négociation commerciale qui oppose les deux ensembles. D'un côté, les Etats-Unis menacent d'imposer des tarifs douaniers sur le secteur automobile, tout en demandant, en échange, l’intégration de l'agriculture dans les négociations commerciales. Une solution qui serait a priori rejetée par les européens, mais principalement par la France. Au regard de la complexité de la situation, divisant les intérêts européens entre la préservation du secteur automobile allemand d'une part, et de l'agriculture française d'autre part, comment imaginer le règlement d'un tel dossier dans le cas où les Etats-Unis ne céderaient pas sur leurs exigences ? 

Christophe Bouillaud : Il est difficile d’imaginer que les dirigeants européens cèdent sur l’ensemble des dossiers agricoles. Il faut déjà se rappeler la mobilisation populaire pan-européenne qui a pu s’opérer contre le CETA, l’Accord de libre-échange avec le Canada, où, justement, la crainte pour l’agriculture et l’élevage, et plus généralement pour l’agro-alimentaire, européens s’est exprimé à plein. C’est un front très large qui s’était formé contre ce traité, qui ne concerne pourtant qu’un partenaire commercial de moindre importance.Je doute donc que les dirigeants européens sous la pression de leurs opinions publiques, à quelques mois des élections européennes en plus,soient prêts par exemple à céder sur leurs normes de qualité alimentaire.La seule ouverture possible serait que l’Union européenne continue à importer encore plus de soja par exemple, d’entrants pour la filière animale, autrement dit de produits qui se trouvent le plus loin possible du consommateur final.  Après cette considération qui vaut pour tous les Européens qui ne considèrent pas la qualité de l’alimentation à l’américaine comme souhaitable, je vois très mal les dirigeants français, quel qu’ils soient, accepter de sacrifier encore le secteur agricole, alors même que ce dernier connait déjà actuellement de graves difficultés. 
Par contre, il y a sans doute des accords possibles en matière de biens industriels. On pourrait imaginer par exemple d’acheter beaucoup plus de matériels d’armement aux Etats-Unis.  Après tout, c’est l’un de leurs points forts en matière technologique. Et, vu le coût unitaire exorbitant de tels biens d’armement, ils auront rapidement le rééquilibrage souhaité des échanges commerciaux – mais, bien sûr, cela suppose que les Européens acceptent qu’ils ne peuvent pas avoir un équilibre budgétaire comme le souhaiterait les dirigeants allemands, et aussi que les industries européennes de défense partagent le gâteau du réarmement avec les industries nord-américaines. Cela limiterait aussi l’autonomie stratégique de l’UE en matière militaire que la France recherche par ailleurs. 

Jean-Marc Siroën : Plutôt que de lancer la lourde machine de négociation d’un traité commercial, une solution « simple » aurait été, par exemple, d’aligner les droits de douane des deux pays : l’UE abaissait ses tarifs pour les automobiles et les États-Unis pour les camions. Mais, les règles de l’OMC - la clause de la « nation la plus favorisée » - auraient imposé d’étendre cette baisse au reste du monde -dont la Chine- sans contrepartie de leur part. C’est pour résoudre ce genre de problèmes que des négociations multilatérales avaient été ouvertes en 2002 -le Cycle de Doha- mais elles ne se sont jamais conclues, notamment parce que les États-Unis s’en étaient désintéressés.
L’alternative a alors été de négocier un traité de libre-échange qui éviterait l’obligation d’étendre la baisse des tarifs aux pays tiers (sachant que des pays exportateurs d’automobile comme la Corée du Sud et maintenant le Japon bénéficient déjà d’un tel accord). 
Pourtant, ce serait une grave erreur de croire qu’un traité de libre-échange avec les États-Unis abriterait l’Union européenne des sanctions américaines. La preuve : malgré l’accord sur le nouvel ALENA, les États-Unis n’ont pas levé leurs sanctions sur l’acier et l’aluminium qui frappent toujours le Canada et le Mexique. 
Le Président de la Commission, Jean-Claude Juncker s’est sans doute avancé un peu vite en acceptant le principe d’un traité commercial pour apaiser les États-Unis. À ma connaissance, ce serait en effet la première fois qu’on s’engagerait dans la négociation d’un traité commercial pour régler un problème sectoriel, en l’occurrence l’automobile. En effet, les traités de libre-échange doivent prévoir la suppression des droits de douane sinon sur l’ensemble des biens, du moins sur leur plus grande part. Assez souvent, les secteurs épargnés sont l’énergie et l’agriculture considérés comme sensibles. Même si l’agriculture était épargnée, le traité devrait ouvrir un très grand nombre de secteurs aux importations américaines et pas seulement à l’automobile. 
Le projet, pour ce qu’on en connait, serait en rupture avec la tendance même des traités commerciaux récents qui non seulement concernent la quasi-totalité des biens, mais surtout ne se limitent pas aux droits de douane. Ils ouvrent aussi, notamment, les services, les investissements (y compris les très controversées règlement des différends firmes-États), les marchés publics, le e-commerce. Ils traitent des domaines plus ou moins liés à l’échange (travail, concurrence, environnement, normes, etc.). C’est d’ailleurs la négociation d’un tel accord dit de la « nouvelle génération » qui avait déjà été engagée avec les États-Unis (le TTIP pour Transatlantic Trade and Investment Partnership) avant d’être suspendu en 2016.

Cette fois, avec ou sans agriculture, le traité envisagé devrait aller beaucoup moins loin. Il aurait été en effet étrange que Donald Trump propose un type d’accord qu’il avait violemment condamné et je doute que la Commission européenne ait envie de revivre cet épisode malheureux qui n’est pas si ancien ! 
La négociation devrait donc porter sur un traité « à l’ancienne » dont l’objet principal serait la diminution des droits de douane. Cette ambition rabaissée n’implique pourtant pas que la négociation soit plus facile. En effet, trop limiter le champ de négociation réduit aussi le « grain à moudre » et les négociateurs ne pourront pas éviter le dilemme suivant : constater l’échec ou rechercher en équilibre en introduisant d’autres sujets même si ceux-ci n’avaient pas été envisagés avant. C’est d’ailleurs comme cela qu’il faut comprendre la volonté américaine d’étendre la négociation à l’agriculture alors qu’il n’en était initialement pas question. De plus le monde agricole commence à souffrir des représailles chinoises et, dans la perspective de sa réélection, Donald Trump doit satisfaire leur attente…
Le mandat de négociation risque de devenir une muraille perméable à ces dérives s’il n’est pas clairement formulé. L’expérience montre que les négociations mal engagées et mal préparées ont peu de chance de réussir. Le moins qu’on puisse dire, est que si la négociation s’ouvrait dans les prochaines semaines, ce qui m’étonnerait, elle ne se déroulerait pas sous les meilleurs auspices…

Selon le cadre institutionnel européen, Cecilia Malmström devrait obtenir un mandat du Conseil européen afin de pouvoir négocier un accord commercial avec les Etats-Unis dans les prochaines semaines. D'un point de vue intérieur, et au regard de la forte opposition que pourrait générer un nouveau mandat de négociation commerciale avec les Etats-Unis, dans quelle mesure Emmanuel Macron pourrait tenter de retarder une telle échéance alors que la campagne électorale européenne s'annonce "serrée" ? 

Christophe Bouillaud : A moins que notre Président cherche à perdre les élections européennes de mai prochain, il est souhaitable que le mandat de négociation commerciale avec les Etats-Unis  soit le plus protecteur possible des intérêts européens. Emmanuel Macron ne peut pas, d’un côté, promouvoir, y compris dans sa récente tribune, une « Europe qui protège » pendant sa campagne électorale et, de l’autre côté, accepter un mandat qui laisserait de quelque manière que ce soit les Européens à découvert devant l’offensive nord-américaine, surtout venant d’un Donald Trump. De plus, en raison du poids politique du monde agricole en France, tout mandat de négociation devrait être extrêmement restrictif sur l’agriculture.
Mais, surtout, au-delà des termes mêmes du mandat, il me parait évident que l’annonce même de l’ouverturede cette négociation commerciale avec les Etats-Unis  ne peut que gêner Emmanuel Macron dans sa campagne électorale. Tous les partis d’opposition sans exception, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, en passant par le PS et les Républicains, trouveront quelque chose à y redire. En effet, comme l’opinion publique française, dans sa majorité, est désormais hostile à la mondialisation, tous les partis d’opposition voudront monopoliser l’expression de cette hostilité pour augmenter leur score électoral. On risque dans ce cadre de voir une concurrence acharnée dans la critique de ce mandat « scélérat » entre le RN, DLF, FI, voire EE-les Verts, Génération(s), le PCF, ou même le PS et les Républicains. Au pire du pire, si le sujet finit par attirer l’attention des grands médias, s’il finit par donner lieu à des rumeurs plus ou moins fondés, on pourrait se trouver à transformer l’élection européenne en référendum anti-accord avec les Etats-Unis de Donald Trump, où Emmanuel Macron se retrouverait seul d’un côté contre tous les autres partis.  
Il faut aussi rappeler que, selon les sondages de ces dernières semaines, LREM/MODEM est effectivement en tête devant le RN, et que les commentateurs, y compris des collègues du CEVIPOF,en ont visiblement conclu, suivant la logique du premier tour de la présidentielle, que c’est là que se jouer le sens de l’élection européenne : qui arrive en tête ? Or l’écart entre le score du LREM/MODEM et celui du RN n’est pas si large que la liste de la majorité présidentielle puisse se permettre de donner un argument parfait de mobilisation électorale pour le RN, un parti qui ne néglige pas la détresse paysanne et rurale, et qui aura beau jeu de réviser ses gammes contre le « mondialisme ». Emmanuel Macron a donc tout intérêt à ce que ce possible accord avec les Etats-Unis ne fasse pas partie des données du contexte électoral. Pour lui, il est vraiment urgent d’attendre. Du côté allemand, une hausse des taxes américaines sur les importations de voitures allemandes n’aura pas non plus des effets très agréables pour la popularité du pouvoir en place, mais, vu la popularité de la CDU-CSU, et l’interprétation possible du scrutin outre-Rhin en termes proportionnels, les risques politiques paraissent moindres. 

Jean-Marc Siroën : La Commissaire au commerce doit en effet recevoir des directives du Conseil avant de négocier « légitimement » un traité. On en est donc aujourd’hui au stade des « discussions » pas de la négociation qui serait plus formelle. Il n’y a pas d’échéance autre que la menace de sanctions américaines à laquelle l’Union européenne n’est pas obligée de céder. Et sur le plan commercial, le rapport de force n’est pas nécessairement en défaveur de l’Union européenne. 

La menace américaine de surtaxer rapidement les automobiles européennes est contradictoire avec la réalité des traités. Au-delà des grands principes, sur lesquels les deux parties ne sont déjà pas d’accord, il reste une multitude de détails dans lesquels, on le sait, se cache le diable. À supposer, par exemple, qu’on se mette d’accord pour supprimer (ou égaliser) les droits de douane sur les automobiles, quid des camions taxés à 25% aux États-Unis ? A quelle condition une automobile américaine exportée vers l’Europe sera-t-elle considérée comme contenant suffisamment de valeur ajoutée américaine pour être exonérée des droits (et réciproquement) ? Les États-Unis exigeront-ils le même type de règles d’origine ubuesques à savoir 75% de la valeur des composants d’origine nord-Américaine et 40 à 45% du travail incorporé rémunéré à au moins 16 $ (plus que le SMIC français !). Et comment situer l’ALENA (USA, Canada, Mexique) alors que le Canada et le Mexique ont eux aussi des accords de libre-échange avec l’Union européenne…  Ces règles d’origine ne sont qu’un des exemples de ces vilains détails qui compliqueront et prolongeront la négociation, si négociation il y a.

Aujourd’hui, un traité USA-UE ce serait donc comme tuer un moustique avec un marteau piqueur…sans supprimer tous les moustiques.
Les élections européennes ne concernent pas que la France. Je pense que l’Union Européenne ne devra s’engager sur rien avant cette échéance. Emmanuel Macron a souvent affiché une certaine méfiance à l’égard des traités commerciaux. Je serais étonné qu’il accélère le processus et qu’il prenne aujourd’hui le risque de réveiller les inquiétudes qu’avait suscité le TIPP même si le projet devait être moins ambitieux. Le mandat de négociation était alors resté longtemps secret. Espérons que le Conseil ne renouvellera pas cette erreur qui avait attisé l’hostilité de la société civile.
De fait, je pense que personne, du côté européen, n’a très envie d’accélérer les choses.  Soit le mandat sera très minimaliste au prix d’être irréaliste, soit il sera adressé à la Commission après les élections. Je doute que les éventuelles négociations débutent avant l’automne ou l’hiver prochain. C’est alors une nouvelle Commission qui sera aux affaires, ce qui ne laisse pas augurer une accélération de la démarche…

Comment interpréter la situation actuelle ? Faut-il y voir une certaine rationalité économique de la part des Etats-Unis, ou une volonté politique de division des intérêts du couple franco-allemand ?

Christophe Bouillaud : Bien sûr, depuis des décennies, les Etats-Unis critiquent la Politique agricole commune (PAC). Cela vaut aussi bien pour la concurrence entre agriculteurs sur les marchés tiers que pour l’accès au marché intérieur européen. Dans le monde idéal des dirigeants nord-américains, leurs produits agricoles, subventionnés, devraient inonder le monde. Ils font d’ailleurs des pressions identiques sur le Japon ou la Chine. Rappelons déjà que la naissance de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), à la suite du GATT, au début des années 1990 correspond déjà à des concessions en matière agricole de la part de l’Union européenne, et de fait, de la France, au profit, entre autres, des producteurs agricoles du Nouveau Monde. 
Après, pour le cas présent, on peut soupçonner que cela arrange bien Donald Trump de semer la zizanie dans le camp européen, en particulier dans le partenariat franco-allemand. Si finalement, faute de négociation commerciale, des tarifs douaniers punitifs sont imposés par les Etats-Unis aux automobiles allemandes, notre partenaire allemand sera en difficulté et pourra nous enattribuer la faute. Et, si le Conseil européen accepte le mandat de négociation, avec un peu trop d’agriculture dedans, cela sera le partenaire français qui se verra mal parti. Il faut ajouter que ce jeu de Donald Trump est tellement transparent que cela laisse une petite chance aux Européens de le déjouer. Il n’est pas interdit non plus aux Européens d’essayer de jouer la montre, en acceptant de négocier tout en espérant faire traîner les choses en longueur. 

Jean-Marc Siroën : L’administration américaine poursuit plusieurs buts. Protéger l’industrie américaine surtout lorsqu’elle est localisée dans des régions électoralement sensibles, réduire le déficit commercial en forçant l’entrée du marché européen aux produits américains, affaiblir l’Europe en attisant les divisions, contourner l’OMC pour démontrer que les États-Unis peuvent s’en passer. Si l’agriculture, l’automobile et l’acier cochent toutes les cases, cela fait quand même beaucoup d’objectifs pour des instruments finalement assez limités et peu maniables, ce qui laisse augurer bien des difficultés.
Jusqu’à maintenant, les tentatives de Donald Trump d’attiser les différends européens et diviser le couple franco-allemand l’a surtout conduit à se fâcher avec Angela Merkel et Emmanuel Macron. Il a même réussi à se brouiller avec Theresa May ! Utiliser l’agriculture comme facteur de division n’est pas une tactique inaugurée par Donald Trump, c’est même un peu l’histoire des relations commerciales entre les deux puissances depuis le Traité de Rome ! Dans le camp agricole, la France conserve ses alliés et le départ du Royaume-Uni, qui n’a pas d’agriculture à protéger, réduit encore les risques d’un clash sur cette question. Certes, l’Allemagne serait le pays le plus touché par la surtaxe sur les automobiles importées, mais il n’est pas certain qu’un traité commercial, du moins tel que les États-Unis le conçoivent, rassure complètement Mme Merkel sur la volonté américaine de signer l’armistice. 
Sans doute faudra-t-il imaginer autre chose pour apaiser le contentieux avec les États-Unis. 

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