Du PS ou de l'UMP : à qui reste-t-il une vraie vision du monde ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
De la gauche ou de la droite, à qui reste-t-il une vraie vision du monde ?
De la gauche ou de la droite, à qui reste-t-il une vraie vision du monde ?
©DR

Nous n'avons pas les mêmes valeurs !

Alors que les chapelles se battent pour prendre la tête de l'UMP et que le PS vient de changer de Premier secrétaire, y-a-t-il une réelle différence entre les deux partis de gouvernement français ?

Laurent  Bouvet, Alain-Gérard Slama et David Valence

Laurent Bouvet, Alain-Gérard Slama et David Valence

Laurent Bouvet est professeur de science politique à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et enseignant à Sciences Po Paris. Son dernier livre est  Le sens du peuple : La gauche, la démocratie, le populisme est paru en janvier 2012 chez Gallimard.

Alain-Gérard Slama est un essayiste, journaliste et historien de droite français. Il collabore également aux revues suivantes : Vingtième siècle, L'Histoire, Politique internationale, Droits, Pouvoirs, Le Débat.

David Valence est professeur agrégé d'histoire. Il enseigne à Sciences-Po Paris depuis 2005. Il anime le blog trop-libre.fr qu'il a créé avec Chistophe de Voogd dans le cadre des activités de la Fondation pour l'innovation politique.

Voir la bio »

Atlantico : Entre les deux principaux partis de gouvernement, l’UMP et le PS, les différences idéologiques semblent de plus en plus minces. De la gauche ou de la droite, à qui reste-t-il une vraie vision du monde ?

Laurent Bouvet : Les visions du monde, au sens de ce que l’on appelle en allemand la Weltanschauung, ne recoupent pas entièrement les clivages partisans. Il reste tout de même des différences dans l’ordre des priorités des partis de gouvernement de droite et de gauche. Ainsi, de manière très classique, la gauche insistera sur l’égalité ou du moins la justice sociale, notamment en ce qui concerne les droits, alors que la droite sera plus sensible à la liberté individuelle et à l’ordre comme principe directeur de l’action publique.

Ceci dit, vous avez raison si l’on considère les déplacements des lignes de clivage. On le voit bien aujourd’hui par exemple en ce qui concerne la libéralisation des mœurs qui n’est plus l’apanage de la gauche, et les « attitudes politiques générales » (progressisme, conservatisme…) qui traversent les partis et les camps.

Alain-Gérard Slama : Il y a quand même des différences importantes entre la gauche et la droite. Qu'on le veuille ou non, la gauche est d'avantage du côté de la redistribution et la droite d'avantage du côté d'une relance prudente. Ce sont deux représentations très différentes de l'avenir des sociétés. La gauche donne un rôle de plus en plus grand à l'Etat organisateur, alors que la droite, et c'est presque un paradoxe, donne une confiance plus grande aux acteurs de l'économie.

On peut dire que la droite est plus inégalitaire, mais elle estime qu'il faut inciter des acteurs à travailler d'avantage, tandis que la gauche est beaucoup plus dirigiste et plus égalitaire. Le projet de la droite est une société méritocratique, à gauche, c'est un discours qui cherche à s'orienter vers un modèle de société plus convivial, plus juste. Il demeure toujours aussi cette opposition entre le conservatisme de la droite, où on maximise les possibilités données, et la position plus progressiste de la gauche, où on déduit de la situation présente la nécessité de changer plus ou moins de modèle.

David Valence : La question que vous posez est, dans le fond, celle de l'effondrement des idéologies et de l'effritement symétrique des "cultures politiques" démocratiques. Mais c'est une question piégée. On ne peut y répondre sans préciser d'abord plusieurs points. Et tout d'abord que la fin des idéologies ne concerne que le monde occidental, et qu'elle est tout simplement une bonne chose. Je ne crois pas qu'il y ait lieu de regretter sérieusement le terrorisme intellectuel qu'exerçait le PCF dans les années 50 par exemple !

Deuxième point : il ne faut pas s’exagérer, parce qu'elles se sont éloignées de nous, la cohérence des "cultures politiques démocratiques". Les socialistes français n'ont pas attendu 1983 et le tournant de la rigueur pour s'accommoder du capitalisme, par exemple. Dans les faits, l'expérience du Front populaire, de la Libération puis des gouvernements de la IVe République avaient déjà montré de leur part une pratique plus sociale-démocrate que révolutionnaire. Le gaullisme, la démocratie chrétienne étaient également moins cohérents idéologiquement et plus pragmatiques qu'on ne le dit aujourd'hui. À l'inverse, les écoles de pensée qui se veulent "pures" de tout compromis avec le réel ne peuvent trouver de traductions immédiates dans la vie publique : ainsi du libertarianisme, qui reste un mouvement politique influent, mais plutôt marginal, même aux États-Unis. Il n'en demeure pas moins que les opinions publiques ont le sentiment, surtout en Europe, d'un brouillage des frontières entre droite et gauche démocratiques. C'est particulièrement vrai depuis le début des années 1990.

Les partis perdent-ils leur vision du monde une fois confrontés à la réalité de l'exercice du pouvoir ?

Laurent Bouvet : C’est une accusation courante et récurrente dans l’histoire politique. Celle de la traîtrise par rapport aux idéaux une fois arrivé au pouvoir. Mais c’est une manière de voir les choses très fermée, comme si la politique était une affaire de pureté idéologique qui se corromprait nécessairement au contact du pouvoir. Il n’en est rien bien évidemment. La politique, ce sont indissociablement des idées et du pouvoir, et l’infinité de liens qui existent entre les deux.

De la même manière, distinguer conquête et exercice du pouvoir est classique en politique. Mais là encore, si l’on explique que la conquête nécessite certaines qualités et l’exercice d’autres, on a du mal à voir l’ensemble du tableau. La politique, c’est l’enchaînement quasi-continu des deux situations et, j’ajouterais, leur superposition. Un parti ou un responsable politique qui aspire à gouverner ne peut pas faire comme si seule la conquête importait. De la même manière un gouvernant, a fortiori en démocratie, ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas une échéance électorale.

Alain-Gérard Slama : Ça a toujours été le cas. Devant les réalités, les partis sont obligés de renoncer à certains dogmes, on l'a vu avec le vent de nationalisations frénétiques de la gauche en 1981, et celui de privatisations par la droite en 1995, où, après coup, on s'est rendu compte que ce n'était pas si simple.

La droite a sans doute plus sacrifié de son libéralisme en économie que la gauche de son volontarisme. Mais le libéralisme économique fait-il partie de la tradition de la droite ? Ce n'est pas sûr. Sur la question sociale, on a connu la droite volontariste de De Gaulle. Il y a à droite une ambition de puissance. Les moyens pour l'atteindre - pour réaliser un Concorde ou un Plan calcul - sous De Gaulle, étaient plus dirigistes qu'aujourd'hui.

David Valence : Disons que le pouvoir a tendance à tamiser les projets politiques de ceux qui le conquièrent... Mais cette "conversion au réel" n'est pas forcément une mauvaise chose!

Durant la campagne présidentielle les deux principaux candidats se sont voulus très pragmatiques. Quels sont, aujourd’hui, les principaux clivages entre la gauche et la droite ? Les différences sont-elles plus marquées sur le plan des valeurs et des questions de société que sur le plan économique et social ?

Laurent Bouvet : Sur le plan économique et social, il y a une forme d’accord sur la nécessité de desserrer « l’étau » de l’endettement. Toutefois sur la manière de procéder, il existe une différence importante : le souci de justice sociale est plus marqué à gauche. L’effort doit être supporté non seulement en fonction des capacités de chacun mais avec une progressivité pour les plus aisés. Alors que pour la droite, l’idée selon laquelle les plus riches créent de la richesse et doivent être favorisés dans leur activité est importante. On verra si à l’usage, cette différence résiste à la conjoncture de crise actuelle.

Sur le plan de l’ordre et de la sécurité, on perçoit un rééquilibrage à gauche. Manuel Valls l’incarne : l’ordre et l’autorité sont des valeurs de gauche à ses yeux. Pourtant là aussi, des différences sensibles subsistent. Il est faux de dire que Valls inscrit ses pas dans ceux de Sarkozy. D’abord parce que le discours et l’action sont plus cohérentes, ce qui rend cette dernière plus efficace. Ensuite parce qu’il y a un équilibre entre ordre et justice qui n’existait pas ou plus dans le quinquennat précédent.

Sur le plan des questions dites de société, les différences s’estompent aussi en partie, mais une partie de la droite reste réticente à l’évolution du droit concernant les mœurs par exemple. Le « mariage pour tous » est combattu par une partie encore significative de la droite alors qu’il est largement accepté à gauche. Sur les questions d'immigration et d'intégration, le clivage droite-gauche est encore plus brouillé. Le poids du Front national et de son « identitarisme » national pèse sur la droite. Cette course à l’identité trouve son pendant à gauche, avec les revendications « diversitaires » ou minoritaires.

Alain-Gérard Slama : La distinction elle est plus forte sur les valeurs de société, pour une raison simple : le volontarisme de la gauche sur les autres problématiques est très réduit par la contrainte européenne. Mais je n'en fais pas un marqueur décisif, car cette contrainte divise autant la gauche que la droite.

Sur le plan économique, la droite et la gauche ont deux analyses différentes de la crise. La droite estime que le coût du travail est trop élevé, que les mutations sont trop lourdes et empêchent la mobilité sociale, qu'il faut faire des gains de compétitivité en diminuant les coûts. La gauche, elle, dit que non, que le coût du travail en Allemagne est sensiblement le même. La droite répond que c'est faux, qu'on a trop de fonctionnaires, d'arrêts maladies, de RTT, qu'on a les 35h... Tout cela met en évidence des différences de discours très grandes.

David Valence : Je vous ferai une réponse un peu facile, à savoir que certains clivages traditionnels sont devenus obsolètes, et qu'en même temps de nouvelles lignes de fracture sont apparues entre droite et gauche. En matière économique, l'opposition entre une droite très néoclassique et une gauche au keynésianisme un peu obsessionnel n'a vraiment existé que dans les années 1980. A contrario et pour simplifier, on peut dire que la droite française a amorcé, avec la crise, un virage keynésien : pour limiter la casse, le gouvernement Fillon avait multiplié les mesures de relance classiques, sur l'automobile notamment, en 2008-2009. J'ajoute que Nicolas Sarkozy a répété sa volonté d'imaginer une grande "politique industrielle", ce qui montrait bien que la très courte parenthèse d'une droite accrochée au libéralisme néoclassique était définitivement refermée. 

Dans le même temps, la gauche semble s'être convertie aux vertus de l'équilibre budgétaire, même si des voix dépensières se font toujours entendre et si les bonnes intentions affichées de François Hollande demandent l'épreuve du réel... Le point de vue des uns et des autres s'est donc rapproché, autour de ces principes : un État moins gestionnaire, moins administratif, mais qui s'assume stratège en matière économique. Quant aux nouveaux clivages, ils tiennent surtout à la question de la place de la France dans le monde et à son identité. Sur l'immigration, sur les contours de la puissance française, les clivages dont aujourd'hui très vifs et le resteront. La droite comprend la mondialisation comme une compétition, alors qu'une grande partie de la gauche y voit d'abord un risque. C'est plus qu'une question de nuance !

Sur la question des valeurs, tout dépend de quelles "valeurs" on parle ! Prenez le débat sur le mariage homosexuel : les opposants à ce projet se réfèrent à la "famille" comme valeur... mais les partisans du projet également. Ils ne sont tout simplement pas d'accord sur le contenu de cette valeur, qui est une de celles auxquelles les Français sont les plus attachés. Plutôt que d'opposer une droite mettant en valeur l'effort, la réussite individuelle, à une gauche qui valorise la solidarité, mieux vaut dire tout simplement que la droite assume une certaine "violence du monde", alors que la gauche la réfute, la dénonce. D'un certain point de vue, l'horizon de la gauche française est celui de la fuite hors de l'histoire et de ses cruautés ; alors que la droite française répète que notre pays ne peut ni ne doit sortir de l'histoire.

Au-delà du traditionnel clivage droite-gauche, on a aussi le sentiment qu’une nouvelle opposition se structure, entre  les partisans d’une économie mondialisée plus ou moins libérale, et un « front du non » plus protectionniste (FN, Front de gauche, Debout la république, MRC)  qui gagne de l’ampleur à droite comme à gauche… Dans un contexte de mondialisation et de crise de l’Europe, comment les grands partis envisagent-ils désormais la notion de « nation » ?

Laurent Bouvet : Le clivage européen est désormais un classique de la politique française. Ce qui l’est moins, c’est le rejet de plus en plus net et général de la construction européenne telle qu’elle s’est faite jusqu’ici, en raison notamment de l’absence d’efficacité dans la protection contre la crise que l’UE a démontré ces dernières années, notamment à travers l’euro.

Mais derrière ce clivage europhiles/eurosceptiques, la question de la souveraineté se pose encore selon des termes différents. Il y a ceux qui pensent que la souveraineté nationale est liée à une identité fixe ou intangible, la « France éternelle », et que la fermeture des frontières nationales serait une solution à la crise européenne. Il y a ceux qui pensent que la question nationale est dépassée, voire que la nation conduit nécessairement au nationalisme, et qui souhaitent un fédéralisme post-national suffisamment fort pour que l’Europe continue de jouer un rôle dans le monde des grands pôles de puissance qui se dessine avec la globalisation. Et il y a une troisième voie, celle des laïques de l’Europe, qui n’en font ni une religion ni un repoussoir. Ceux qui sont convaincus qu’elle est un horizon indispensable pour la France désormais trop petite dans le monde mais qu’elle ne peut être construite qu’avec l’accord des peuples européens. On les trouve à gauche et à droite à nouveau, rejetant aussi bien le fédéralisme obligatoire qui se dessine dans la construction européenne que la chimère d’une fermeture nationale.

On retrouve le même « clivage à trois » sur l’immigration. Entre la préférence nationale identitaire et le mondialisme inconscient, il y a l’idée, sans doute dominante, qu’on doit garder la maîtrise de ses frontières, nationales et/ou européennes, mais que celles-ci ne sauraient être des murs. Le monde extérieur existe, il n’est ni une menace ni un bienfait par lui-même, il demande qu’on s’y intéresse avec réalisme et intelligence. Pas qu’on le regarde avec dégoût ou naïveté.

Gérard Slama : La notion de nation, à droite comme à gauche, reste très forte, car les nationalismes vont de paire avec le raidissement des particularismes à l'intérieur des nations. Autrement dit, la même problématique se développe à l'intérieur des différents groupes de la nation – ethniques, religieux, régionalistes – qui se développement parallèlement à la nation. Ainsi, ceux qui font écho de cette idée de nation le font par peur de voir se développer ces groupes internes, considérés comme autant de forces qui brisent les idées nationales et qui vont donc à l'encontre de l'égalité des droits. A mon avis, la gauche est davantage touchée par les particularismes, auxquels elle donne des gages, alors que la droite donne plus de gages à ceux qui mettent en avant l’intérêt et l'identité nationale.


David Valence : Ce clivage traverse la droite et la gauche, c'est vrai. Mais je ne crois pas à un big bang de la politique française sur la question du protectionnisme, sur le modèle de ce qui s'est produit en Grande-Bretagne au moment des grands débats sur le libre échange, dans les années 1840. Le débat des années qui viennent sera celui de la place de la France dans le monde et de ses ambitions. Avec des déclinaisons : doit-on poursuivre encore un objectif de puissance ?Une prospérité sans grandeur, à la scandinave, n'est-elle pas préférable aux ambitions gaullistes ? La France a-t-elle une singularité à préserver et à affirmer ? Les questions de politique étrangère, de défense et d'immigration seront au moins autant clivantes à l'avenir que les positions économiques.

L'issue du référendum de 2005 a montré que la nation restait le cadre d'incarnation privilégié de la souveraineté aux yeux des Français. Cela peut passer pour une forme d'obstination ou d'aveuglement aux yeux de certains mais c'est ainsi ! Droite et gauche ont tiré des conséquences différentes du "non". La droite a cherché à rassurer les Français sur leur identité, en faisant le pari que le "non" traduisait une inquiétude plus culturelle qu’économique. La gauche, surtout la gauche radicale feint de croire, elle, que le"non" exprimait une inquiétude face aux politiques économiques libérales conduites en Europe. Quant à la "nation", je crois que le retour de la gauche vers cette valeur n'est pas pour demain, malgré les tentatives de Ségolène Royal. La gauche  modérée  est mal à l'aise avec la notion d'identité et avec l'idée de "grandeur" telle que de Gaulle la concevait... C'est chez la gauche radicale, et son attachement à la Révolution française et à ses références, que l 'on retrouve plus volontiers la nation et l'idée d'une "exception française".

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !