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Donald Trump et Hillary Clinton, des "gauchistes étatistes" : quand Ted Cruz s’étrangle en découvrant la grosse envie d’un Etat fort exprimée par les Américains
©Reuters

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Distancé dans la course à l'investiture républicaine, Ted Cruz s'est récemment désolé de la place accordée à l'action publique pour résoudre les problèmes auxquels font face les Américains dans les discours de Donald Trump et d'Hillary Clinton. Le besoin de réincarnation de l’État est pourtant partagé dans nombre de pays occidentaux.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : A l'issue de la primaire du 26 avril 2016, Ted Cruz a déclaré sur Twitter : "cette élection est simple. Donald Trump et Hillary Clinton sont tous les deux des libéraux favorables à un Gouvernement envahissant". Le candidat républicain semble s'en désoler. Dans quelle mesure, pourtant, les électeurs américains plébiscitent-ils un retour de l'Etat, une réincarnation de la puissance publique pour résoudre les problèmes de leur quotidien ? 

Jean Petaux : Les sondages qui montrent des suivis longitudinaux de l’opinion publique américaine révèlent de manière précise tout le paradoxe du rapport que la société américaine nourrit à l’égard de l’Etat. Il convient de préciser que la situation aux Etats-Unis est très difficilement transposable à l’Europe et au sein-même de l’ensemble européen, à plus forte raison, à la France. En 1958, 77% des Américains estimaient que l’Etat fédéral faisait du bon travail, en 2015 seulement 19% ont une même opinion. Mais la courbe ne connaît pas une descente régulière. Elle ne cesse de faire le "yoyo" pendant ces presque 60 ans. De la même manière, quand on interroge les Américains aujourd’hui sur le rôle de l’Etat au cas par cas, politique publique par politique publique, le score de satisfaction est toujours supérieur à 50% sauf pour trois grandes actions publiques : la gestion de l’immigration (seulement 28% de satisfaits), les retraites pour les plus de 65 ans (48% de satisfaits), et la lutte contre la pauvreté et l’aide aux personnes (seulement 36% d’opinions favorables). Dans tous les autres grands domaines et surtout dans les fonctions régaliennes de l’Etat, la satisfaction est grande : défense et lutte contre le terrorisme (72% considèrent que le Gouvernement fédéral fait du bon boulot en 2015), lutte contre les catastrophes naturelles et les désastres climatiques (79% d’opinions positives), assurance d’une nourriture de qualité et d’une médecine sécurisée (72% de bonnes opinions).

Ce qui est plus fort encore, c’est que dans les attentes à l’égard du Gouvernement fédéral, une majorité d’Américains interrogés, secteur par secteur, attend que l’Etat s’engage. Sauf pour la conquête spatiale où l’action de l’Etat n’est espérée que par 47% des personnes interrogées. Pour tous les autres domaines, le "désir" d’Etat est très élevé et dépasse dans de nombreux cas 70% des sondés.

Le paradoxe est donc frappant. D’un côté, une société civile où le primat de l’individu semble le fait majeur et caractéristique des années 2000. D’un autre côté, une demande jamais démentie d’un Etat fort et protecteur, non seulement "Etat gendarme" comme dans la première moitié du XXème siècle, mais aussi "Etat Providence" comme on va le connaître à compter des années Roosevelt et de la mise en place du Welfare State. Ce paradoxe est d’ailleurs plus que cela. C’est une vraie contradiction. Ces mêmes individus qui remettent en cause toutes les institutions, la puissance publique, et, déjà dans les années 1970 en Californie, mais à l’échelle de tous les Etats-Unis à partir des années 1980 avec les "Reaganomics", la politique fiscale par exemple, réclament un Etat fort, protecteur et garant de leur propre sécurité… A quel prix ? Selon quel financement ? La contradiction n’est pas loin d’être une véritable aporie…

Comment Hillary Clinton et Donald Trump réussissent-ils à rendre l'Etat crédible pour résoudre ces problèmes ?

Chez Hillary Clinton, le projet est des plus "classiques". C’est le Welfare à la mode démocrate, reprenant la thématique du "Care" chère à son mari Bill, (même si, on s’en souvient, c’est elle qui était très "allante" sur le projet de santé publique quand elle était First Lady) et également mise en action par "l’Obama Care". Du côté de Trump, il en va tout autrement. Ce qu’affiche Trump, c’est un véritable interventionnisme de l’Etat fédéral dans le traitement de la question migratoire. C’est d’ailleurs habile puisque dans le sondage mentionné plus haut, 81% des personnes interrogées estiment que l’Etat devrait jouer pleinement son rôle dans la gestion du système migratoire et seulement 28% de ces mêmes sondés considèrent que l’Etat fédéral "fait bien le job" en la matière. C’est sur cette thématique que l’écart est le plus grand entre les attentes exprimées et les résultats évalués. Trump est un professionnel de la politique. Encore plus cynique que quelques leaders politiques européens (ou européennes…). Il appuie là où ça fait mal et met le doigt sur la politique publique la plus fragile parmi toutes celles où l’Etat fédéral est attendu. Donc pour lui, la démarche est claire : "A problème compliqué et jusque-là non réglé, réponse simple et rapide". L’Etat fédéral construit un "mur" infranchissable de 3000 kilomètres de long à la frontière avec le Mexique et les agents fédéraux ont "carte blanche" ("permis de tuer", donc) pour enrayer toute tentative d’intrusion illégale sur le territoire des Etats-Unis. C’est clair, c’est limpide, cela se veut efficace. Et quelque part c’est très convaincant pour les "Red necks" du Middle West qui détestent d’autant plus l’establishment washingtonien qu’ils savent que celui-ci les prend pour des idiots absolus.

Cette demande d'un Etat fort se retrouve-t-elle selon vous dans d'autres pays occidentaux ? 

Tout à fait, mais avec des expressions et des modalités différentes selon les contextes de formation de l’Etat en Europe, selon les cultures, selon le poids qu’a pu prendre l’Etat central à tel ou tel moment de l’histoire contemporaine dans les différents pays. Dans certains Etats constitués dans leur forme contemporaine depuis moins de 150 ans (l’Italie, l’Espagne et dans une moindre mesure la Belgique, un peu plus ancienne), il n’y a pas de "désir d’Etat central", mais il y a par contre une demande exprimée avec plus ou moins d’intensité de séparatismes régionaux. Comme si la Région devait remplacer l’Etat. C’est le cas de l’Italie avec la "Padanie" voulue par la Ligue du Nord ; de l’Espagne avec les volontés d’indépendance de la Catalogne et, différemment, du Pays Basque, ou encore de la Belgique avec la Flandre. En Allemagne, Etat de formation tout aussi récente (1871) mais profondément marqué par le totalitarisme hitlérien et la toute-puissance du régime nazi, la demande de "plus d’Etat central" n’existe pas, pas plus que la marque de volontés séparatistes, même en Bavière, land pourtant très typifié. Mais ailleurs, en France par exemple, les mêmes qui critiquent un Etat de tradition hégémonique, jacobin et à tendance intrusive, se tournent vers lui dès que cela ne va pas. L’Etat n’est plus "le plus froid de tous les monstres froids", pour parler comme Nietzsche, c’est "la maman protectrice et le papa nourricier". La meilleure preuve de cela, c’est que le Front national n’est pas du tout "anti-étatique". Marine Le Pen et ses équipiers sont trop au fait de la réalité politique pour scier les branches de leur futur éventuel pouvoir. Ils entendent se draper dans les habits anciens de la puissance publique étatique pour conduire leur propre politique. Et on voit mal l’intérêt que la chef du FN aurait à se tirer une balle dans le pied en plaidant pour moins d’Etat alors qu’elle prétend en prendre les commandes politiques…

Quels enseignements peut-on en tirer pour la France, qui élira son président l'an prochain ?

Les Français ne dédaignent ni les paradoxes, ni les contradictions, ni les injonctions contradictoires à l’égard d’un Etat avec lequel ils entretiennent historiquement des relations qui relèvent tout autant de la psychanalyse collective que de l’évaluation politologique. On est en droit de se demander, à leur sujet, si la question centrale qui doit être posée n’est pas celle-ci : Quid de la place de l'Etat et des institutions dans un contexte global d'hyperindividualisation ?

La société française (mais ce n’est pas la seule : que dire de la société civile autrichienne, de la polonaise aujourd’hui, de la danoise... ?) est dominée par des peurs et des angoisses multiples, contradictoires et cumulatives. Ces sentiments collectifs génèrent un fort besoin de protection et de "mise à l'abri". Deux aspirations totalement paradoxales et antagonistes avec une soif inextinguible de liberté, de dérégulation, de zapping qui met l'individu au centre de tout. Ceci s’exprime par exemple, en ce moment, par ce que l’on appelle "l’ubérisation" de la société. Chacun peut devenir taxi, hôtelier, loueur de voiture, d’appartement… pourquoi pas demain coiffeur, cuisinier, etc. par la grâce d’une application sur son smartphone. Donc plus personne ne régule quoi que ce soit. L’Etat lui-même n’est même plus en mesure de contrôler la nature des transactions passées entre particuliers et ne peut donc plus prélever sa dime au passage. Sans rentrées fiscales, en perdant sa faculté à lever l’impôt, cet Etat perd une partie de son code génétique originel. Comme, par ailleurs, ce même Etat ne "bat plus monnaie", il lui reste le seul et unique vestige de sa dimension historique : "lever l’Ost", autrement dit organiser l’armée et conserver le "monopole de la violence physique légitime" selon la phrase célèbre de Max Weber. Mais cette situation est une mort programmée pour l’Etat protecteur et défenseur : sans moyens, que peut-il espérer faire et surtout comment peut-il répondre aux attentes exprimées par ces mêmes individus qui ont contribué (plus ou moins consciemment d’ailleurs) à le vider de sa substance et de son produit actif ?

Comment mieux protéger des citoyens qui ne veulent pas payer l'impôt à un Etat censé les défendre ? Comment mieux soigner avec un refus de payer des assurances maladies ? Comment surveiller des frontières sans douaniers et policiers ?

Alors la France élira sa présidente ou son président l’an prochain. Celle-ci ou celui-ci fera croire qu’avec une carrosserie inchangée de "Formule 1" depuis la première élection au suffrage universel en décembre 1965, il dispose encore sous le capot d’un moteur digne des plus grandes Ferrari et autres Mercedes alors qu’il possède désormais une motorisation de 2 CV Citroën, la souplesse de la suspension en moins. Nombre d’indices laissent croire que les Français (en faisant croire tout le contraire et en jouant les blasés) vont se passionner, une fois encore, pour ce grand moment de défoulement général qui est à la société française ce que le carnaval est aux Cariocas. Ils exprimeront dans un même mouvement le refus de l’Etat et leur désir irréfragable d’Etat, faisant leur, à cet égard, cette magnifique chanson de Gainsbourg : "Je t’aime moi non plus".

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