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Donald Trump, ce bug dans la matrice des campagnes électorales : comment le candidat républicain a-t-il pu déjouer à ce point tous les pronostics (et un tel scénario est-il imaginable en France) ?
©Pixabay

Cygne noir

Il y a encore dix mois, les médias le considéraient comme un clown. Aujourd'hui, le multi-milliardaire est presque assuré de représenter le parti Républicain à la présidentielle américaine. Rejet de l'establishment, stagnation des salaires et sentiment de déperdition de l'identité américaine ont formé un contexte favorable à son ascension, que n'ont pas relevé la majeure partie des observateurs politiques.

Yannick Mireur

Yannick Mireur

Yannick Mireur est l’auteur de deux essais sur la société et la politique américaines (Après Bush: Pourquoi l'Amérique ne changera pas, 2008, préface de Hubert Védrine, Le monde d’Obama, 2011). Il fut le fondateur et rédacteur en chef de Politique Américaine, revue française de référence sur les Etats-Unis, et intervient régulièrement dans les médias sur les questions américaines. Son dernier ouvrage, Hausser le ton !, porte sur le débat public français (2014).

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Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa est spécialiste des Etats-Unis et maître de conférences à l’université Assas-Paris II. Il est chercheur au centre Thucydide. Son dernier livre s'intitule Géopolitique des Etats-Unis (Puf, 2022).

Il est également l'auteur de Hillary, une présidente des Etats-Unis (Eyrolles, 2015), Qui veut la peau du Parti républicain ? L’incroyable Donald Trump (Passy, 2016), Trumpland, portrait d'une Amérique divisée (Privat, 2017),  1968: Quand l'Amérique gronde (Privat, 2018), Et s’il gagnait encore ? (VA éditions, 2018), Joe Biden : le 3e mandat de Barack Obama (VA éditions, 2019) et la biographie de Joe Biden (Nouveau Monde, 2020). 

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Atlantico : En juin 2015, Donald Trump annonçait sa candidature aux primaires du parti républicain pour l'élection présidentielle de 2016. Au départ considérée comme une candidature marginale, l'ascension de Trump n'a cessé de défier les pronostics des différents politologues. Avec le recul, et alors que Donald Trump a franchi la barre des 1 000 délégués avec l'Indiana, quels sont les éléments qui permettent de comprendre ce "cygne noir" (phénomène imprévisible) de la politique américaine ?

Yannick Mireur : Outre une confortable avance en termes de délégués, Donald Trump reste le favori dans le camp républicain, à plus de quinze points loin devant Cruz, qui s’est maintenant retiré. L’écart dans l’opinion des sympathisants est nettement moins important du côté démocrate, confirmant le manque d’enthousiasme qui entoure Clinton, mais son avance est désormais imbattable pour Sanders en terme de délégués (2151 contre 1361, pour un seuil fatidique d’investiture de 2383). Clinton devance Trump au plan national, mais pas d’une distance permettant de penser que la Maison Blanche soit hors de portée pour le New Yorkais, même si cette hypothèse paraît intuitivement lointaine. En bref, une élection de Clinton par défaut semble le plus plausible, mais à condition de ne pas répéter l’erreur de l’alliance Cruz-Kasich qui a eu un effet boomerang terrible : donner l’impression de se coaliser pour voler la victoire au candidat du peuple (près de 60% des sympathisants républicains de l’Indiana disaient ne pas approuver l’alliance anti-Donald).

Car c’est bien là la raison du phénomène Trump, du cygne noir de cette candidature de folklore qui finit par s’imposer. La dérive de la politique américaine depuis 20 ans, depuis Bill Clinton et la "troisième voie", a abouti à un discrédit complet. Le manque d’autorité d’Obama, qui restera sans doute dans l’histoire de son mandat, n’a fait qu’enfoncer le clou un peu plus. Parallèlement, la déshérence du parti républicain, en perte complète de balises idéologiques et programmatiques, pris en otage par l’insurrection tea-partiste et amoché par la calamiteuse opération irakienne, a fait le reste. La polarisation de la vie politique washingtonienne, aggravée par l’obstructionnisme des républicains à la Chambre, a nourri un climat délétère que la détestation d’Obama par une partie des sympathisants républicains n’a pas contribué à enrayer. Quand donc une rupture décisive peut-elle briser les lignes et ouvrir une brèche dans ce bipartisme infécond, où rien n’est possible sans recours aux presidential orders (sorte d’équivalent de notre 49-3), puisque l’acrimonie au Congrès ne permet plus de concilier les partis.   

Lorsque Trump se lance, ce qu’on ne peut prévoir, c’est qu’il EST la rupture. Face à des candidats sans inspiration, le taureau de Manhattan renverse tout et parle au peuple, qui lève un sourcil, puis la tête. Enfin ! Un Américain, un vrai, pas un politicien de Washington, ni un crâne d’oeuf sorti d’Harvard ou de Darmouth (pas un énarque surprotégé par son statut, et qui n’a jamais vraiment gagné sa vie, dirions-nous en France). Ce phénomène-ci est imprévisible malgré les signaux sourds donnés depuis que les salaires des classes moyenne et ouvrière stagnent, c’est-à-dire depuis les années 1980. Mais à l’époque, la relance reaganienne avait donné un nouveau souffle à une économie en plein enlisement.

Jean-Eric Branaa : La première explication se trouve dans la "colère" des Républicains : la crise a été trop longue et les Américains veulent retrouver leur niveau de vie d’avant 2007. Or, si l’économie américaine est redémarrée, avec notamment un chômage qui se situe aujourd’hui à 4,9%, la réalité reste difficile pour la plupart des gens. Le salaire minimum est toujours à $7,25 et le salaire moyen autour de $9 de l’heure. Cette situation ressentie est aggravée par les multiples annonces, à la télévision ou dans les journaux, de réussites diverses ou, en particulier, par le fait que les millionnaires n’ont jamais été aussi nombreux qu’aujourd’hui aux Etats-Unis.

Le populisme de Trump a également souvent été mis en avant pour expliquer ce phénomène. Bien sûr, c’est une réalité au sens qu’il joue le peuple contre les élites mais, aux Etats-Unis, tous les hommes politiques sont un peu populistes. La "valeur ajoutée" de Donald Trump, c'est sa démagogie. Il écoute ce qu'il se dit autour de lui et va dans le sens du vent.

Cette dimension, associée à un rejet de la part de tous les autres candidats, a conduit à la création d’un socle fort et solide : face au "Tous contre lui", les électeurs qui ont suivi Trump sont tombés dans un phénomène d’identification et de transfert et se sont fortement liés à leur choix de vote.

A cela s’ajoute enfin le rôle des médias, qui ont sous-estimé cette candidature, l’ont moquée et ont voulu la marginaliser. Cela a renforcé ce bloc autour du candidat. Il est évident que Trump ne correspondait pas à ce que les rédactions étaient prêtes à accepter. Les électeurs de Trump ont à leur tour rejeté ce choix qu’on voulait leur imposer par défaut. Trump a su jouer de cet avantage en entretenant de son côté une guerre contre les médias.

Écarts de revenus grandissants entre classes aisées et peu-qualifiés, insécurité culturelle, angoisses liées à la mondialisation... Ces différents symptômes ont ils été sous-évaluées ? Donald Trump a-t-il su percevoir des signaux faibles qui se sont avérés structurants pour l'électorat américain ?

Yannick Mireur : Depuis la révolution libérale de Reagan, la libéralisation notamment de l’industrie financière, qui a ouvert la voie aux produits dérivés sous Bill Clinton et Robert Rubin, a créé les conditions des secousses de 2007-2008 que les Américains appellent la Grande Récession. Il eut fallu au contraire corriger certains excès possibles par la régulation. Or, les écarts de richesse se sont creusés.

Reagan avait déjà gagné les cœurs des milieux ouvriers traditionnellement démocrates. Le discours de Trump touche lui aussi ces Reagan Democrats qui n’ont pas le "feeling" pour Hillary. Car la gauche progressiste qu’incarnent les Clinton a trahi la classe ouvrière, selon un point de vue assz répandu dans les classes populaires. Cette gauche est assimilée par beaucoup à la gauche caviar des grandes écoles, au discours social mais aux politiques pro-business. Que cette perception soit juste ou fausse, elle repose sur un malaise que Trump a saisi. Son profil d’outsider et son franc-parler apportent l’oxygène que Sanders ne peut apporter qu’à un cercle restreint de démocrates de toujours, mais qu’un Trump a l’envergure nécessaire pour partager bien au-delà.

Son discours anti-libre échange est emblématique d’une rupture avec les politiques menées par les gouvernements républicains ou démocrates, alors que le représentant des affaires qu’il est en théorie - en théorie seulement -, devrait plutôt soutenir l’ouverture au commerce. Mais Trump est américano-américain. Comme Bush Jr. Le monde extérieur n’est pas le sien et il n’est pas un intellectuel comme Obama ou Clinton, ou la génération de Bush père. Et pour surfer sur la vague du mécontentement et de la frustration, il est plus simple de dénoncer le libre-échange et les Chinois que d’expliquer l’impact des innovations technologiques, et d’annoncer que l’Amérique des grands groupes manufacturiers ne ressemblera plus à l’âge d’or des années 1950-60.

Les Américains sont las de la politique. Le malaise d’une grande partie de la population s’accompagne d’une anxiété existentielle sur le projet américain et l’identité culturelle, et Trump réanime un discours d’authenticité américaine que trop de politiquement correct a éteint. Or, tous les peuples ont besoin d’une flamme. C’est cela, au fond, qui couvait, et Trump est celui qui l’a rallumée.

Jean-Eric Branaa : Oui, tous ces éléments ont été totalement sous-évalués, pas uniquement chez les républicains d’ailleurs. Le phénomène Sanders relèvent de la même erreur d’analyse de la part de l’équipe Clinton.

La grande force du candidat Trump est d’avoir parié sur un positionnement différent, tendant la main à cette Amérique qui souffre. La demande du parti était très différente, dans une prise en compte du changement démographique qui est évident et dans l’espoir d’élargir la base du parti en y intégrant certaines des communautés qui comptent de plus en plus, notamment les hispaniques. C’est à ce prix que les cadres des républicains espèrent remettre le parti dans une stratégie de victoire pour les futures échéances. Toutefois, l’attente de la base qui a toujours soutenu le parti est très différente et Donald Trump a pris le temps de les écouter, ou a su les entendre. On aurait dû voir ces signes dans le phénomène des Tea Parties qui ont été particulièrement actifs et n’ont pas hésité à créer des conflits forts avec le pouvoir, conduisant même à un shutdown en 2013. Leur détermination aurait dû en alerter plus d’un.

Comment démocrates et républicains devront-ils intégrer la possibilité qu'une candidature aussi imprévisible que celle de Donald Trump puisse remporter l'adhésion de leurs électeurs ?

Yannick Mireur : La parti républicain est désaxé depuis Bush Jr et le Tea Party. Une défaite cuisante aux présidentielles, et surtout aux législatives qui suivront, pourrait être le signal. Mais une élection de Trump obligerait avec la même force à élaborer une direction programmatique. L’attitude du jeune président de la Chambre, Paul Ryan, homme de dossier et de conviction, sera très intéressante à ce titre.

Côté démocrate, Clinton a de quoi muscler son message car Trump tapera fort. Trouver le moyen de le contrer est la première priorité qui lui incombe, en même temps que se concilier les bones grâces de Sanders lors de la convention de juillet. 

Jean-Eric Branaa : Il y a une grande part de l’électorat américain qui demande à être entendue, car elle considère que la parole politique et ceux qui l’incarnent n’ont plus de valeur. Cette révolution est amplifiée à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux. Aujourd’hui, le choix se fait par une discussion qui n’est plus verticale mais qui a tendance à être de plus en plus horizontale, échappant ainsi au contrôle du parti qui semble même être un frein. La seule possibilité pour les partis est de renforcer les règles qui amplifient le contrôle par l’establishment, le risque étant que les électeurs se détournent de cette forme de représentation et réclament une démocratie plus directe. Ou alors, ils devront se tourner vers une nouvelle forme de gouvernance. Pour l’instant, ils font le choix de se protéger et de pérenniser leur existence et le fonctionnement qui est hérité du passé. Cela prend notamment la forme des supers-délégués qui font tellement débat au parti démocrate, mais que l’on retrouvera peut-être dans 4 ans, avec une forte influence, au sein du parti républicain.

Dans le cas de la France, un tel phénomène de "cygne noir" est-il envisageable ? En quoi la vie démocratique française pourrait-elle être vulnérable à un candidat parvenant à déstructurer les forces établies ?

Yannick Mireur : Beaucoup des forces sous-jacentes et de la lassitude qui expliquent Trump se retrouvent en France et dans les autres démocraties industrielles, mais la France ressemble peut-être plus aux Etats-Unis que les voisins européens à cet égard. Toute proportion gardée, car l’Amérique a une culture si singulière qu’il faut beaucoup de temps pour prétendre la comprendre, la France montre des signes comparables. On pense évidemment à Marine Le Pen. Le manque d’autorité d’Obama peut se comparer à celui de M. Hollande. L’absence d’enthousiasme suscité par les candidats à la candidature à droite amène à comparer la possible désignation de Clinton à défaut de mieux à celle de M. Juppé comme étant la plus raisonnable. L’oscillation de l’extraordinaire n’est pas aussi intense en France et en Europe qu’aux Etats-Unis, qui découvrent ce que l’on taxe trop facilement de populisme en grossissant les traits d’un Trump qui s’y prête merveilleusement. L’overdose d’immobilisme, et la fébrilité face à la réforme, laissent une passe étroite à ceux censés naviguer au milieu des écueils que réserve la versatilité de l’opinion.

L’histoire du XXe siècle fait que les Français sont plus alertés contre les dangers de l’emportement. Les Américains vivent dans un pays-continent, ce qui affecte leurs représentations d’eux-mêmes et du monde extérieur.  L’ancre de gravité politique en France et le système représentatif semblent faire contrepoids aux possibles amplitudes de l’élection présidentielle. La crédibilité, c’est-à-dire la capacité à diriger appuyé sur une majorité, restent un enjeu pour les candidats hors-normes. Cela vaut pour ceux qui s’identifient comme hors-système (Le Pen), comme pour ceux qui en sont issus (Macron). Un phénomène Trump ne se produira pas en France à la même heure ni sous la même forme, pas plus qu’un phénomène Obama.

Jean-Eric Branaa : Il n’y a pas de raison pour que la France soit immunisée contre quoi que soit. Il me semble cependant que la vie politique française a déjà mis un certain nombre de verrous pour empêcher l’émergence de ce type de phénomène. Les primaires imaginées dans notre pays par la droite et le centre, par exemple, requièrent l’obtention de parrainages de parlementaires, en plus de ceux d’élus locaux et de citoyens. C’est un blocage évident pour prévenir des candidatures qui ne seraient pas légitimées par un réseau puissant contrôlé par l’establishment. De plus, il y a déjà, en France, des candidats et des partis qui captent la colère d’une grande partie de l’électorat : notre système n’est pas binaire comme aux Etats-Unis. Toutefois, on peut observer le même phénomène de la montée d’une demande de prise en compte d’une voix différente et rien n’exclut donc que les citoyens ne décideront pas, un jour, de voter pour un candidat qui ne sera pas issu des circuits politiques traditionnels. Emmanuel Macron semble assez bien correspondre à ce type d’attente. Il pourrait également s’agir d’un candidat issu d’un mouvement citoyen, ou quelqu’un qui aurait un positionnement transversal.

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