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Derrière la propagande : les Kurdes dans l’épreuve
©Reuters

Irak-Syrie

Depuis 2014, les Kurdes irakiens et syriens sont présentés comme un modèle de la lutte anti Etat Islamique (Groupe Etat Islamique -GEI-). Il est parfaitement exact qu’ils ont été sauvagement agressés par les salafistes-djihadistes, tout le monde ayant gardé en mémoire la défense héroïque de la ville de Kobané en Syrie et la résistance acharnée des Peshmergas en Irak du Nord.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Si Daech a été particulièrement remarquable sur le plan de la communication et cela constitue même une de ses originalités, les Kurdes ont aussi été très performants dans ce domaine en particulier en mettant en avant les femmes combattantes. Aujourd’hui, ils sont d’ailleurs les seuls à faire jeu égal avec Daech dans le domaine de la propagande.

Mais réalité est beaucoup plus complexe, les Kurdes ne représentant pas un bloc monolithique. La situation qui prévaut sur les fronts syro-irakien est beaucoup plus embrouillée que ce que la propagande simpliste divulguée par les uns ou les autres veut bien le dire. Au moment où il est beaucoup question de « politique d’influence » lors des élections américaines et européennes, force est de constater que cette technique est très développée au Proche-Orient. Elle est surtout destinée au public des pays occidentaux car les autres sont relativement détachés vis-à-vis de ce qui se passe dans cette région. A titre d’exemple, il est à douter que les peuples russe, chinois, indien et autres, suivent l’évolution de la situation au Proche-Orient. Sur le fond, c’est tout de même la majorité de la population planétaire qui ne semble pas vraiment concernée -certes parce que leurs dirigeants ne mettent pas l’accent sur ces drames-. Même l’emploi d’armes chimiques ne rencontre pas de condamnation unanime, Moscou et Pékin (et ce n’est pas rien) bloquant toute résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies allant dans ce sens. D’ailleurs, même les Américains -pour ne pas dire les Français- accaparés par leur propre situation politique intérieure chaotique n’accordent plus le même intérêt à ce qui se passe actuellement au Proche-Orient car cela leur semble bien loin de leurs préoccupations nationales.

Pour tenter d’y voir clair dans ce qui se passe au nord de la Syrie et de l’Irak, il faut comprendre que les Kurdes syriens sont plus proches traditionnellement des Kurdes turcs que des kurdes irakiens. Pour leur part, ces derniers sont séparés entre plusieurs factions dont les deux dominantes sont le PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) de Massoud Barzani jugé favorable à Ankara qui offre des débouchés économiques à la région autonome du Kurdistan frontalière avec la Turquie et l’UPK (l’Union Patriotique du Kurdistan) de l’ancien président Talabani qui contrôle les régions sud-est du Kurdistan irakien. Historiquement, l’UPK est proche des Iraniens.

Enfin, il y a les marxistes léninistes du PKK (le parti des travailleurs du Kurdistan), même si l’idéologie initiale s’est fortement renforcée d’un nationalisme plus marqué. Ils ont des alliés en Iran (le PJAK -Parti pour une vie libre au Kurdistan-) combattu par Téhéran et placé sur la liste officielle des mouvements terroristes par Washington, et en Syrie via le PYD -parti de l’Union démocratique- soutenu par voies détournées par les États-Unis. Le PYD et sa branche militaires, les Unités de protection du peuple (YPG) sont considérés comme terroristes par Ankara au même titre que le PKK. En fait, ce mouvement intervient militairement dans le nord de la Syrie et de l’Irak avec l’assentiment plus ou moins assumé des Occidentaux mais, bien sûr, à la grande fureur de la Turquie. Sa base arrière principale se trouve toujours implantées sur les contreforts du mont Qandil situé en Irak du Nord à proximité des frontières iranienne et turque ce qui lui vaut d’être bombardé alternativement par les Turcs et les Iraniens (qui visent plutôt le PJAK).

C’est dans ce cadre qu’il convient de replacer ce qui se passe actuellement dans le nord de la Syrie et de l’Irak.

Sur le front nord de la Syrie…

Depuis la fin de la bataille de Kobané en juin 2015, la situation était relativement figée en Syrie du Nord, les Kurdes emmenés par le PYD ayant supplanté le Conseil national kurde syrien (-CNKS- Encûmena Niştimanî ya Kurdi li Sûriyë) accusé d’avoir été trop proche de la Turquie et des Frères musulmans. Le PYD grignotait peu à peu du terrain pour tenter d’établir une zone autonome appelée le Rojava le long de la frontière turque. Une coalition appelée les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui regroupait majoritairement des Kurdes du PYD et une quinzaine de tribus arabes et des Syriaques, a été fondée après la bataille de Kobané. Elle est soutenue matériellement et opérationnellement par la coalition internationale emmenée par les États-Unis. Washington assure que la majorité des 50 000 hommes que compteraient les FDS ne seraient plus kurdes. Il aurait créé une « Coalition syrienne arabe » à l’intérieur même des FDS…

Peu importe pour le président turc Recep Tayyip Erdoğan qui ne semble pas vraiment croire les Américains. Confronté à de nombreux problèmes intérieurs dont le retour de la guerre civile contre le PKK, il a décidé d’empêcher autant que faire se peut la création du Rojava en le coupant en deux. En juillet 2016, il a donc ordonné le déclenchement de l’offensive « bouclier de l’Euphrate » qui engageait des mouvements rebelles « modérés » (dont le plus important est la brigade sultan Mourad) appuyés par l’armée turque le long de la frontière turco-syrienne entre Jarablus à l’est et Azaz à l’ouest. Selon des tractations secrètes qui auraient réparti les rôles entre Moscou et Ankara, le régime syrien soutenu par les forces russes (et les Iranien plus le Hezbollah libanais) aurait eu les mains libres pour reprendre Alep d’où les mouvements d’insurrection « modérés » favorables à la Turquie auraient été préalablement exfiltrés pour venir servir d’étendard à l’opération « bouclier de l’Euphrate ». En effet, selon le discours officiel, ce sont des rebelles syriens qui ont pénétré en Syrie pour combattre le régime d’el-Assad avec le soutien des forces turques. Il n’en reste pas moins que les Turcs sont une force étrangère qui a pénétré à l’intérieur d’un pays voisin sans que ce dernier n’en n’ait fait la demande. Il y a là une violation évidente des lois internationales mais dans la région, il y a longtemps qu’elles ne sont plus respectées par les uns et par les autres. Le bon côté des choses, c’est que cela a mis en difficulté Daech qui n’a plus accès au territoire turc.

Le carrefour représenté par la ville d’Al-Bab située à une bonne trentaine de kilomètres au sud de la frontière turque a été vigoureusement défendu par le GEI mais est finalement tombée le 23 février 2017(1). Cette offensive qui a été très meurtrière pour l’armée turque, Daech lui infligeant de nombreuses pertes en hommes et en matériels(2), a aussi été l’objet de quelques bavures. Ainsi, plusieurs militaires turcs et des miliciens alliés ont trouvé la mort lors de bombardements des aviations russe et syrienne. Il faut reconnaître que la situation militaire dans la région d’Al-Bab est particulièrement imbriquée, les Turcs et leurs alliés étant au nord, les forces gouvernementales et les Russes au sud-ouest, Daech au centre et les FDS soutenues par la coalition internationale(3) à l’est. La coordination entre tous ces acteurs est pour le moins aléatoire. Toutefois l’aviation turque n’est intervenue que très sporadiquement pour ne pas provoquer d’incident avec ses homologues syrien et russe. Plus fort encore, des avions russes auraient mené des missions de soutien aux forces turques à plusieurs reprises. A n’en pas douter, cela ne fait que traduire des accords qui ont été conclus entre les présidents Erdoğan et Vladimir Poutine(4). Toutefois, à la fin février, des accrochages ont eu lieu entre forces gouvernementales syriennes et miliciens alliés aux Turcs.

La suite de l’offensive « bouclier de l’Euphrate » pose problème

Le plus inquiétant maintenant est que le président Erdoğan a assuré vouloir poursuivre sur Manbij, ville située au nord-est d’Al-Bab tenue par les FDS pour ensuite faire porter son effort vers Raqqa la « capitale » du proto-Etat Islamique. A l’évidence Ankara qui, rappelons-le, considère le YPG, la « colonne vertébrale » des FDS, comme un mouvement « terroriste » en particulier en raison de sa « proximité » avec le PKK, veut frapper un grand coup militaro-politique avec la prise de cette ville symbolique.

Washington qui soutient les FDS et qui compte sur elles pour prendre -dans un avenir incertain- Raqqa, se retrouvent coincés. Là aussi il faut ne pas oublier le fait qu’Ankara autorise l’utilisation de la base d’Incirlik (à côté d’Adana) à l’aviation alliée pour aller frapper Daech en Syrie et en Irak. Cette autorisation peut être supprimée à tout moment. La solution -temporaire- est venue de l’état-major des FDS de Manbij qui aurait cédé des villages situés à l’ouest de la localité aux forces loyalistes syriennes les plaçant en « interposition » avec les Turcs. Si ces derniers tentent d’avancer, ils seront directement confrontés à Damas et à ses alliés russe et iranien sous le regard impuissant de Washington. Dans cette affaire, il semble que les Américains comptent sur les Russes et le régime d’Assad pour bloquer leur allié (et membre de l’OTAN) turc… Il n’empêche que des renforts arrivent du côté turc et des FDS ! Qui a dit que la situation était complexe ?

Parallèlement mais cela n’a peut-être rien à voir avec ce qui a été évoqué ci-avant, de nombreux incidents ont actuellement lieu au Rojava. Un responsable du CNKS a été arrêté dans le canton d’Efrin (nord-ouest de la Syrie) et des bureaux de ce mouvement ont été pris d’assaut dans le canton d’Hassaké (nord-est de la Syrie). Cette lutte intérieure qui se déroule au sein des Kurdes syriens reste mystérieuse mais semble démontrer que le PYD ne tolère plus la moindre opposition intérieure.

Et en Irak pendant ce temps là…

De l’autre côté de la frontière en Irak dans la province de Sinjar, des membres du « Peshmerga Rojava », un mouvement combattant(5) formé à base de Kurdes syriens ayant trouvé refuge auprès du PDK de Massoud Barzani, se sont attaqués à des activistes yézidis des Unités de résistance du Sinjar (en kurde : Yekîneyên Berxwedana Şengalê, YBŞ) et à des unités du PKK. Barzani souhaite que son mouvement prenne enfin le contrôle de l’ensemble de la province disputée du Sinjar. 500 hommes du « Peshmerga Rojava » ont été déployés le long de la frontière pour empêcher tout mouvement depuis la Syrie voisine. C’est aussi un geste de bonne volonté adressé par Barzani à Ankara car les activistes du YBŞ sont entraînés et encadrés par des membres du PKK. Il y a une sorte de reconnaissance des Yézidis car le PKK est le seul mouvement qui était venu à leur secours en août 2014 alors que l’armée irakienne était défaite et que les peshmergas avaient trouvé plus prudent de se replier face à l’avancée du GEI. Une partie des Yézidis s’était alors retrouvée à la merci de barbares salafistes-djihadistes. Il est vrai qu’Ankara demande en permanence au PDK d’expulser le PKK d’Irak du Nord et particulièrement de la province du Sinjar. Généralement, Barzani temporise…

Autre grave incident mais au sud-est du Kurdistan irakien : au début mars, des hommes de l’UPK ont pris le contrôle des terminaux pétroliers de Kirkouk (la ville est déjà aux mains de l’UPK depuis 2003 mais les installations pétrolières sont sous la responsabilité du PDK depuis que les forces gouvernementales de Bagdad les ont abandonnées devant l’avancée de Daech à l’été 2014). Cette action a été entreprise pour protester contre la gestion de ces sites menée par le gouvernement du Kurdistan en liaison avec Bagdad via la North Oil Company -NOC-. A noter que selon la constitution irakienne, un référendum local devrait avoir lieu dans l’avenir afin de déterminer si la population composée de Kurdes, de Turkmènes, d’Arabes et de quelques chrétiens souhaite son rattachement à la Région autonome du Kurdistan ou rester sous la tutelle de Bagdad.

Bien sûr, il y a la bataille de Mossoul. Les peshmergas sont maintenant l’arme au pied aux abords nord et est de l’agglomération. Il leur a été instamment demandé de ne pas pénétrer dans la ville pour ne pas provoquer les populations arabes sunnites locales. Cela tombe bien, ils n’avaient pas vraiment l’intention de le faire n’ayant pas d’intérêt particulier pour cette ville. Par contre, ils restent très clairs pour le reste : ils ne se retireront pas des régions qu’ils ont libérées de Daech avant le 10 octobre 2016 entérinant par là la partition de l’Irak au grand mécontentement des autorités de Bagdad.

On l’aura compris, la situation sur les théâtres nord de Syrie et d’Irak est plus que complexe. Ce qui semble à peu près sûr, c’est que les Russes ne quitteront pas la Syrie, que le régime de Bachar el-Assad va perdurer et que celui de Bagdad n’est plus en danger existentiel. Discrètement, Téhéran poursuit une politique d’influence qui devrait lui assurer concrètement un accès à la Méditerranée à hauteur de Lattaquié via le sud du Rojava et du Kurdistan irakien. Ce qui est prévisible à moyen terme, c’est que la Syrie et l’Irak ont cessé d’exister dans leur forme passéeet qu’il va bien falloir trouver quelque chose pour les remplacer. Ce qui relève de l’incertitude la plus complète, c’est l’avenir de Daech, des mouvements rebelles dans la province d’Idlib située au nord-ouest de la Syrie, de ce que va décider la nouvelle administration américaine et la posture suivante du président turc. Ce qui est par contre certain, c’est que les populations locales vont continuer à vivre un drame humanitaire épouvantable sans que personne ne soit à même de les soulager rapidement.

Même en période de crise politique aiguë en France, le monde continue de tourner. Il faudra bien que les dirigeants qui assureront la relève à Élysée et à Matignon prennent en compte cette problématique dramatique. Il est vrai que l’on n’entend pas vraiment les différents postulants sur des sujets qui vraisemblablement les dépassent à quelques exceptions près.

1. En représailles, Daech a mené le lendemain des opérations suicide contre deux PC des forces turco-syriennes au nord de la ville. Plus de 83 personnes ont été tuées.
2. Le GEI a mené des combats retardateurs en faisant en emploi massif de missiles anti-chars et de véhicules bourrés d’explosifs conduits par des kamikazes.
3. Surtout par les Américains qui auraient dépêché 500 membres des forces spéciales dans la région de Manbij.
4. Les militaires de ces deux pays ne se risqueraient pas à prendre une initiative sans qu’un ordre venant du plus haut niveau n’en soit donné. Dans ce type d’armées, il n’y a que peu de place pour l’initiative individuelle.
5. Selon le PDK, il compterait quelques 5 000 combattants, chiffre vraisemblablement exagéré.

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