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Dérapage en vue ? Poutine prévient qu’il déploiera de nouvelles armes si les Américains installent de nouveaux missiles en Europe
©RINGO CHIU / AFP

Nouvelle guerre froide

Le 20 février, Vladimir Poutine a déclaré que les nouveaux missiles russes seront dirigés vers les Etats-Unis dans le cas ou Washington étendrait son réseau de missiles en Europe.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : Le 20 février, Vladimir Poutine a déclaré que les nouveaux missiles russes seront dirigés vers les Etats-Unis dans le cas ou Washington étendrait son réseau de missiles en Europe (Pologne et Roumanie). Sommes-nous confrontés à une nouvelle course aux armements entre Donald Trump et Vladimir Poutine ? Faut-il voir la question du Traité INF (sur les forces nucléaires à portée intermédiaire) comme la cause de cette escalade ? 

Jean-Sylvestre Mongrenier  : Défions-nous des fausses symétries. Les gouvernements occidentaux, y compris celui de la France, disposent de renseignements attestant du fait que la Russie n’a pas respecté les obligations qui sont les siennes, obligations contractées dans le cadre du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (500 à 5  500 kilomètres de portée), signé en 1987. Dès après l’élimination de cette catégorie de missiles, en 2002, le CMI (complexe militaro-industriel) russe a entrepris de développer un nouveau type de missile de croisière : le 9M729 (SSC-8, selon la nomenclature de l’OTAN). Ce missile a une portée très supérieure à la valeur plancher définie par le traité de 1987 (500 km). Le SSC-8 est déployé sur au moins deux bases : l’une à l’est de l’Oural, l’autre dans la région de la mer Caspienne. D’autres systèmes d’armes, comme le SS-6 (une portée d’un peu plus de  500 km) et le RS-26 (une portée juste en dessous de 5  500 km) sont mis en cause.

A l’inverse, du côté américain, il n’y a pas eu de conception, de construction et de déploiement de missiles de ce type. Comme c’est le cas depuis de longues années, Moscou remet sur la table la question de la défense anti-missile américaine, mise en œuvre dans le cadre de l’OTAN pour ce qui est de l’Europe. Ce ne sont pas des armes offensives, mais défensives, destinées à intercepter un missile adverse (au moyen d’un choc cinétique). Antérieurement, la Russie n’a pas prétendu que ces anti-missiles violaient le traité sur les FNI : c’est un argument ad hoc, visant à rétorquer aux questions formulées par les pays de l’OTAN quant au non-respect par la Russie du traité de 1987. Selon le Kremlin, les Etats-Unis ainsi que les autres pays de l’OTAN devraient respecter unilatéralement un traité que la Russie ne respecte pas. Simultanément, ils devraient renoncer à leur défense anti-missile, alors même que la Russie a de longue date mis en place un tel système et qu’elle le modernise de manière continue.

En l’état des choses, il n’y a pas de course aux armements, au sens d’un mouvement irrationnel animé par un mécanisme du type action/réaction. Il y a reconstitution d’une puissance militaire et d’une menace russes, la répétition des menaces verbales et le développement d’un appareil militaire capable de les réaliser révélant les intentions du pouvoir russe. Cela correspond à la définition de l’inimitié en politique internationale : une intention hostile étayée par les moyens, militaires et autres, d’atteindre ses fins. De leur côté, si les Américains ont accru leurs dépenses militaires, cette dynamique s’inscrit dans une perspective globale, centrée sur la matérialisation des ambitions géopolitiques chinoises. La Russie est vue comme un « petit perturbateur » ne devant pas distraire les Etats-Unis du « grand perturbateur » que constitue la République populaire de Chine (RPC).

Au vrai, il semble même que, dans cette affaire (i.e. les missiles de portée intermédiaire), Washington se préoccupe principalement d’apporter des réponses à l’arsenal balistique chinois, dont près des neuf-dixièmes sont d’une portée entre 500 et 5  500 km. ll n’en reste pas moins que la Russie et l’Occident sont engagés dans une nouvelle guerre froide, latente depuis 2008 (la guerre russo-géorgienne), évidente depuis 2014 (attaque de l’Ukraine en Crimée et au Donbass). N’inversons donc pas les causes et les effets.

Alors que la guerre froide a pu régulièrement reposer sur des malentendus concernant les intentions des deux acteurs, comment peut-on évaluer le contexte actuel ? 

Le malentendu entre Russes et Occidentaux date de la période antérieure à cette nouvelle guerre froide. Alors que les dirigeants politiques russes s’imaginent perpétuellement le centre de l’attention occidentale, et l’objet de leurs manœuvres diaboliques, les Américains comme les Européens n’auront que tardivement pris au sérieux les discours et représentations géopolitiques russes ainsi que les actes posés par le Kremlin. Antérieurement, les Américains auront mené une politique de « begnin policy », persuadés que la Russie était définitivement déclassée, n’aspirant  qu’à rejoindre la Communauté euro-atlantique. Ce ralliement devait suivre l’élargissement de l’OTAN et de l’Union européenne (UE) aux PECO (Pays d’Europe centrale et orientale), puis l’insertion de l’Ukraine dans ce même ensemble. Prenant en compte le poids et les particularités de la Russie, l’Administration Clinton envisageait un délai d’un demi-siècle pour la Russie. De leur côté, l’UE et ses Etats membres étaient focalisés sur le projet d’un grand partenariat énergétique avec la Russie et d’un transfert de valeurs et de techniques vers l’Est. In fine, il s’agissait de la même « grande stratégie » d’enlargement (et non pas de containment, moins encore de roll-back).

Si l’on ne saurait parler de naïveté, il est clair que les Occidentaux ont projeté leurs catégories, i.e. leurs schémas et façons de voir, sur la Russie. Selon une philosophie de l’Histoire ultra-simpliste, la « démocratie de marché » constituait l’aspiration naturelle de tous les êtres humains et son extension tenait lieu de « politique du salut » (la philosophie de l’Histoire constitue une sécularisation de la théologie de l’Histoire). Au fil des années 2000, les dirigeants occidentaux auront progressivement réalisé que la Russie n’était pas engagée dans une « transition » politique et économique vers le modèle occidental. Toutefois, ils négligèrent le pouvoir de perturbation de la Russie qu’ils ont vue comme une sorte d’Etat mafieux, dont les dirigeants seraient uniquement animés par le lucre et l’esprit de profit. Le discours revanchard et révisionniste était perçu comme une « formule politique » visant à détourner l’attention des masses des frasques de leurs dirigeants. La volonté de puissance de la Russie, l’esprit de revanche, l’idée selon laquelle la « victoire froide » de l’Occident ne constituait qu’un « moment » devant être dépassé, ont été sous-estimés, voire ignorés.

Il semble que nous soyons désormais sortis de cette période de « malentendus ». Désormais, le révisionnisme géopolitique russe et sa mise en œuvre dans les anciens satellites, sur les franges orientales de la Communauté euro-atlantique, sont pris très au sérieux. D’où ce climat de guerre froide et l’adoption de mesures de « réassurance » en Europe centrale et orientale dès 2014, suivies d’un renforcement de la posture de défense et de dissuasion de l’OTAN. Bref, le voile est déchiré et les intentions russes sont clairement perçues :Vladimir Poutine pense que la fin de l’hégémonie américaine et le déclin de l’Occident sont des faits acquis ; dans un monde dont les équilibres de richesse et de puissance se déplacent vers l’Asie, il considère que l’alliance avec la RPC ainsi que l’Iran et d’autres « Etats perturbateurs » accélèrera le processus et permettra à la Russie-Eurasie de regagner le terrain perdu à l’Ouest, tout en jouant un rôle pivot à l’échelon mondial.

En fait, les incertitudes et inconnues, sources potentielles d’autres malentendus, se trouvent désormais du côté américain : la volonté proclamée de rester au premier rang mondial et le martelage de quelques idées clefs, moins encore un slogan (« Make America great again »), ne font pas une « grande stratégie ». A rebours de ce qu’il affirme, Donald Trump donne le sentiment de vouloir se retirer du jeu : restituées dans leur ensemble, les décisions prises manquent de sens et de cohérence. Ainsi observateurs et analystes en sont-ils réduits à spéculer sur les intentions ultimes du personnage et, pour les moins critiques, à parier sur une forme de « ruse de l’histoire » : les tweets et improvisations de Donald Trump seraient sous-tendus par une logique profonde. Il est à craindre que sa seule logique soit l’électoralisme et le basisme à court terme. Toujours est-il que cela pourrait induire en erreur les dirigeants des puissances adverses et les inciter à s’enhardir, quitte à commettre un faux pas.

Quelles sont les conséquences de cette situation pour les Européens ? Comment peuvent-ils réagir à cette escalade ?

Nonobstant les diatribes des mouvements nationaux-populistes européens, l’UE ne constitue pas un acteur géopolitique global, doté d’un gouvernement unifié : il est donc toujours difficile de généraliser quant à la perception européenne de la situation. La plupart des pays membres de l’UE le sont aussi de l’OTAN, alliance transatlantique au sein de laquelle s’organise la défense de l’Europe (les neuf dixièmes de la population de l’UE appartiennent à des pays membres de l’OTAN). Aussi est-il artificiel de considérer l’Europe comme un tiers, situé entre les Etats-Unis et la Russie-Eurasie. De fait, l’OTAN et l’ensemble de ses membres, qu’il s’agisse des alliés européens ou de la Turquie, ont apporté leur soutien à la politique américaine. Non point par complaisance, mais parce que le viol du traité de 1987 par la partie russe est avéré à leurs yeux (les principaux pays européens ont leurs propres capacités de renseignement et d’appréciation de la menace). Il reste que ces pays ont des soucis de sécurité plus « continentaux » : ils redoutent l’éventuel déploiement de nouveaux missiles russes les visant spécifiquement, ce qui plongerait l’Europe dans une nouvelle « bataille des euromissiles », comme dans les années 1980.

L’Administration Trump est quant à elle centrée sur la RPC et les menaces que Pékin fait peser sur Asie de l’Est et le Pacifique occidental. L’objectif consiste à contrer la stratégie anti-accès de Pékin, celle-ci visant à « verrouiller » les espaces convoités afin d’en écarter les Etats-Unis en menaçant leurs bases et moyens d’intervention en Asie de l’Est. Pour ce faire, Washington entend déployer à terme des missiles de portée intermédiaire, sur des plates-formes navales, mais également à terre, semble-t-il. Il s’agirait non pas de missiles nucléaires, mais de missiles conventionnels hyper-véloces, ce qui est important du point de vue des opinions publiques des pays éventuellement concernés. A ces préoccupations centrées sur la RPC, il faut ajouter que l’Administration Trump est idéologiquement hostile aux traités qui, comme celui de 1987, limitent la liberté d’action des Etats-Unis. Telles sont les différences d’appréciation entre les Etats-Unis et leurs alliés européens. Ces derniers préfèreraient que le délai de six mois prévu par le traité entre l’annonce de la sortie et son caractère effectif soient utilisé afin de le sauver, notamment en l’élargissant à la RPC. Pékin refuse une telle perspective. Lors de la Conférence sur la sécurité de Munich (15-17 février), le responsable chinois des Affaires internationales, Yang Jiechi, a rejeté une proposition en ce sens, formulée par Angela Merkel (« Nous sommes opposés à la multilatéralisation du traité FNI »).

Dès lors, les alliés européens devront probablement faire leur deuil de ce traité. Il importe qu’ils comprennent que nous sommes entrés dans une nouvelle époque marquée par des rivalités de puissances renouvelées, avec pour enjeu ce que Carl Schmitt appelait un « nouveau Nomos de la Terre » : le soubassement géopolitique de l’« ordre international libéral » - i.e. la corrélation des forces et la prévalence des normes et règles de juste conduite qui le sous-tendent se disloque sous nos yeux. Sous la dénomination, quelque peu emphatique, d’« ordre international libéral », c’est l’hégémonie de l’Occident au plan mondial qui est remise en cause par les puissances dites « révisionnistes ». Si les Etats-Unis sont les légataires universels de cette hégémonie, il est évident que leurs alliés européens, « actionnaires minoritaires » de ce système international, ne sauraient s’en désintéresser. Faute de facteurs porteurs, l’alternative ne serait pas une « Europe totale » s’affirmant comme tierce puissance, mais la résorption de ce « petit cap de l’Asie » dans une Grande Eurasie, sino-centrée ou bien son délitement dans un ensemble afro-méditerranéen. Bref, l’Europe n’est pas sur Sirius. Il serait infantilisant qu’elle se voie comme la victime d’un affrontement russo-américain, ou sino-américain, qui ne la concernerait pas : l’Europe est la matrice de l’Occident moderne ; les destinées des nations européennes sont liées à celles des Etats-Unis, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, de divers membres par procuration et partenaires de l’Occident dans la région Indo-Pacifique.

Pour conclure, que faire ?

Dans l’immédiat, les experts considèrent que la violation discrète, par la Russie, du traité sur les FNI ne modifie pas fondamentalement l’équation stratégique sur le théâtre euro-atlantique, c’est-à-dire de l’océan Atlantique jusqu’à l’Oural : l’OTAN et ses membres européens font déjà face à une panoplie de nouveaux missiles à double capacité (nucléaire et conventionnelle), sol-sol, mer-sol et air-sol. Le problème stratégique concernerait principalement l’Asie (cf. supra).

En revanche, si la Russie passait d’une violation discrète à une violation massive et assumée, en déployant quantité de ces SCC-8 sur le théâtre euro-atlantique et en les nucléarisant, nous serions bien dans une nouvelle « bataille des euromissiles ». Auquel cas, il faudrait se déterminer quant au déploiement d’armes équivalentes en Europe, à l’instar de la « double décision » prise en 1979, deux ans après l’installation des SS-20 soviétiques.

Conçues pour contrer la prolifération des missiles de « puissances pauvres », comme l’Iran, la défense antimissile pourrait également monter en puissance et être élargie aux capacités russes. L’une et l’autre réponses ne sont pas mutuellement exclusives, mais complémentaires. En tout cas, cela irait dans le sens d’un renforcement de la présence américaine en Europe, à rebours des ambiguïtés de Donald Trump et des craintes sur l’avenir de l’OTAN.

Au-delà de cette question se pose celle du « partage du fardeau » (le « burden sharing ») entre Européens et Américains au sein de l’Alliance atlantique. Il semble évident que nous ne pouvons plus continuer sur la lancée de l’après-Guerre Froide, avec une détérioration continue des capacités militaires en Europe. Enfin, les alliés européens ne pourront pas esquiver la question chinoise, les ambitions de la RPC la menaçant également, et ce jusque dans son environnement stratégique (Arctique, océan Atlantique et mers épicontinentales bordant l’Europe, Méditerranée).

Cela ne doit pas être prétexte à un nouveau mécano institutionnel européen, moins encore à une fantomatique « armée européenne ». Un tel objectif supposerait un pouvoir politique unifié à sa tête et de véritables chaînes de commandement, bref une forme de fédéralisation. Les conditions ne sont pas réunies et, à hauteur d’homme, ne le seront pas de sitôt.

L’objectif serait plutôt de maintenir et de consolider le Commonwealth paneuropéen, tel qu’il existe: une confédération de nations qui, dans les questions liées à la souveraineté, privilégie la méthode intergouvernementale. C’est déjà le cas, mais la chose doit être actée et assumée. L’essentiel, sur le plan militaire, consiste à accroître les budgets et les capacités militaires en Europe (cf. la Coopération Structurée Permanente, mise en place fin 2017, ainsi que le Fonds européen de défense), à renforcer l’interopérabilité entre les armées européennes, dans le cadre de l’OTAN et au moyen de l’Initiative européenne d’intervention (hors UE et OTAN).

Bref, la division du travail entre l’OTAN et l’UE devrait persister, cette dernière devant être recentrée sur la consolidation des frontières extérieures, la coordination des politiques migratoires, la dynamisation du marché unique et de l’innovation technique ou encore, au sein de la zone euro, sur l’achèvement de l’Union bancaire. Certes, dans le domaine militaire, il sera nécessaire de pouvoir faire plus de choses par soi-même, en « mode européen », mais cela ne signifie pas l’édification d’une défense européenne stricto sensu. A notre sens, un tel objectif serait contre-performant. Au total, il est urgent de réarmer : c’est à l’aune des budgets et des capacités que l’on jaugera les volontés.

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