Décomplexée de la puissance : la Chine mène-t-elle déjà ouvertement le monde à la baguette ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La Chine a récemment annoncé la création d'une "zone d'identification de défense aérienne" incluant les îles Senkaku officiellement administrées par le Japon.
La Chine a récemment annoncé la création d'une "zone d'identification de défense aérienne" incluant les îles Senkaku officiellement administrées par le Japon.
©Reuters

Le Maître chinois

La Chine a récemment annoncé la création d'une "zone d'identification de défense aérienne" incluant les îles Senkaku officiellement administrées par le Japon. Un nouveau signe de sa volonté d'acquérir un rôle de premier plan dans les équilibres géopolitiques de demain.

Atlantico : La Chine a récemment eu l'occasion de marquer le coup dans les tensions diplomatiques qui l'opposent à Tokyo en annonçant la création d'une "zone d'identification de défense aérienne" incluant les îles Senkaku officiellement administrées par le Japon. Si Pékin assure que cette pratique est "conforme au droit international", la création d'une telle zone s'inscrit clairement dans une affirmation de plus en plus nette du pays dans les rapports de force internationaux. Alors que beaucoup spéculent sur le "péril jaune", peut-on essayer de définir sans caricatures le rôle que les Chinois souhaitent occuper dans les équilibres géopolitiques de demain ?

Jean-Vincent Brisset : La création de la zone d'identification de défense aérienne (ADIZ), qui englobe les Senkaku, mais aussi une petite portion de l'espace aérien sud-coréen est un pas de plus dans l'affirmation de la volonté chinoise d'exercer un contrôle et de justifier une présence dans l'espace situé entre ses côtes et la "première chaîne d'îles". C'est aussi une nouvelle démonstration du choix d'une stratégie "anti access area denial" qui se met en place depuis plusieurs années. Il faut cependant relativiser la portée de la mise en œuvre de cette mesure. Tout d'abord, comme toutes les ADIZ (une vingtaine de pays, dont les USA, ont des ADIZ actives), c'est une création unilatérale, avec des règles qui ne sont pas du tout fixées par des textes internationaux. Elle présente ensuite une particularité inédite qui est d'inclure des espaces administrés par d'autres pays qui en revendiquent la souveraineté. Enfin, elle présente des recouvrements avec les ADIZ japonaises, sud-coréennes et taiwanaises. Mais, dans toutes les déclarations qui ont accompagné sa mise en œuvre, le gouvernement chinois s'est bien gardé -pour le moment- d'entretenir une équivoque entre zone d'identification et espace aérien national. Paradoxalement, la création de cette zone n'est pas une déclaration de souveraineté.

On peut aussi noter que l'Armée Populaire de Libération n'a pas les moyens techniques et opérationnels de faire respecter une interdiction d'accès. Un avion ne s'arraisonne pas. On peut le contrôler, mais, s'il refuse d'obtempérer, la seule solution est de l'abattre. S'il s'agit d'un aéronef civil, la Chine ne voudra certainement pas renouveler la tragique "erreur" de la destruction du vol KAL 007 par la défense aérienne soviétique en 1983. Les aéronefs militaires qui pourraient être concernés, qu'ils soient américains, japonais ou sud-coréens ne sont pas des proies faciles. A ce jour, et pour encore plusieurs années, la qualité opérationnelle des forces aériennes chinoises demeure assez inférieure.

On peut simplement penser que Pékin est dans une logique d'affirmation régionale, et qu'il place des pions, en essayant de ne pas aller trop loin, mais en espérant pouvoir continuer d'avancer.

Emmanuel Lincot : le 21 novembre dernier Pékin a annoncé, en effet, l’établissement d’une « zone d’identification de défense aérienne » s’étendant à ces îles, y revendiquant par là-même sa souveraineté. Cette tension sino-japonaise est extrêmement préoccupante. Elle ravive des conflits mémoriels infirmant l’idée toujours répandue – et pourtant fausse – selon laquelle l’interdépendance économique rendrait impossible un affrontement de nature militaire. Encore impensable il y a quelques années, cette éventualité n’est plus à ce jour improbable. De très nombreux indices m’incitent à penser que nous pouvons entrer dans une période d’instabilité dangereuse entre la Chine et le Japon. D’une part, les liens de coopération entre Tokyo et les pays membres de l’ASEAN, qui partagent les craintes d’un expansionnisme chinois dans leur propre région, n’ont cessé de se renforcer. Le Vietnam, qui est confronté aux litiges qui l’oppose à Pékin concernant le statut des îles Spratleys et Paracels, semble particulièrement sensible au développement de relations privilégiées avec le Japon dans le domaine stratégique. D’autre part, plus lointaine, quoique vitale pour la sécurisation de ses approvisionnements en hydrocarbure en provenance de l’Afrique, l’Inde est devenue un acteur essentiel pour Tokyo en Asie. New Dehli et la capitale japonaise ont signé, en 2000, un partenariat stratégique global et chaque année, les armées des deux pays procèdent à des exercices navals conjoints. Enfin, c’est surtout la relation avec les Etats-Unis qui s’est renforcée depuis ces dernières semaines.

Le 3 octobre dernier, un accord historique a été signé lors de la rencontre conjointe du secrétaire d’Etat américain John Kerry et du secrétaire à la défense Chuck Hagel avec leurs homologues respectifs, Fumio Kishida et Itsunori Onodera, afin de renforcer l’alliance entre Japonais et Américains. Matériels de surveillance de nouvelle génération et renforcement des effectifs militaires américains sur la base de Guam et dans les îles Mariannes, pris financièrement, et pour partie en charge par les autorités nippones : tout cela visera à établir un cordon sanitaire autour de la Chine. La surenchère nationaliste ne présage rien de bon pour l’avenir entre la Chine et le Japon. Aucun travail de réconciliation n’a été réalisé depuis la fin de la seconde guerre mondiale entre les deux nations. D’une manière plus générale, je dirais que la Chine tente de sanctuariser son périmètre immédiat par toute une série d’initiatives tant sur le plan bilatéral que multilatéral. Soit au moyen de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) dont la conférence s’est tenue en septembre à Bishkek, en Asie centrale, soit à l’occasion des sommets de l’APEC et de l’ASEAN, un mois plus tard, en Asie du sud-est, où nombre de contacts ont été pris pour contrer les démarches américaines et celles de leurs alliés dans ces régions respectives. Que la Chine soit une puissance de dissuasion, elle l’est dans les faits depuis 1964, c’est à dire depuis que Mao Zedong et les communistes ont réussi à doter leur pays de l’arme nucléaire. Rappelons que cette réalité- dont nous nous apprêtons à célébrer le cinquantième anniversaire -  a orienté le choix du général De Gaulle dans la reconnaissance de Pékin aux dépens de la République de Chine (Taïwan) et de ses intérêts. Maintenant, devons-nous considérer que la Chine parle d’une seule voix, celle de Xi Jinping, son nouveau dirigeant ? De toute évidence, le 3° Plénum a démontré sa capacité à concentrer l’ensemble des pouvoirs. Et en cela sa situation est très différente de Hu Jintao, son prédécesseur. Les démêlées autour de l’affaire Zhou Yongkang - ancien Ministre de la Sécurité de l’Etat et proche de Bo Xilai - et la gestion, semble-t-il toute personnelle que Xi Jinping apporte à ce dossier montre que nous avons là un homme qui s’impose avec force. Devons-nous craindre une dérive poutinienne  du régime ? Personnellement, je ne le pense pas. Il existe jusqu’à aujourd’hui, et au sein du Parti, des solidarités par consanguinité auxquelles Xi Jinping ne pourra se dérober, jusqu’y compris dans ses choix de politique étrangère.

Peut-on dire que le régime de Xi Xinping voit la Chine comme une future puissance hégémonique, remplaçant à terme Washington, ou comme un acteur clé d'un monde multipolaire équilibré ?

Jean-Vincent Brisset :Je suis persuadé de ce que Xi Jinping n'a pas encore réussi à s'affirmer comme le "patron" incontestable du régime. J'en veux pour preuve le fait que, loin de prendre les décisions importantes qui seraient nécessaires pour la gestion intérieure du pays, le pouvoir actuel cherche avant tout à capitaliser sur des sujets consensuels. L'appui de tous les clans qui se disputent la réalité du pouvoir, mais aussi, et surtout, de toute la population est assuré quand on parle de lutte contre la corruption et de démonstration de force en direction du Japon. En attendant, les problèmes de pollution ou de développement de la consommation intérieure ne sont pas en voie de solution, parce qu'il faudrait pouvoir faire plier toute une partie des dirigeants et que cela ne semble pas encore à la portée de Xi Jinping.

Au-delà des intérêts matériels des différents acteurs et des différences idéologiques, plusieurs visions géostratégiques s'affrontent au sein du pays. Tous les Chinois s'accordent à souhaiter que leur pays soit en position de force dans "sa" région, qui comprend outre son pourtour immédiat, la Mer de Chine du Sud, devenue mare nostrum, le Japon et la Corée du Sud. Le contrôle sur les espaces maritimes inclus derrière la "deuxième chaîne d'îles" fait partie de cette vision communément partagée.

Le monde situé au-delà de cette "région" est perçu de manière beaucoup plus floue. Le discours officiel prône un monde multipolaire dans lequel la Chine serait un des acteurs majeurs. C'est probablement ce que souhaitent vraiment les plus ouverts des gouvernants. En face d'eux, certains voudraient que le pays se retranche au centre d'une région qui lui serait docile. A l'opposé, d'autres, ceux qui ont le plus parlé de G 2, aimeraient bien que l'Empire du Milieu déloge les Etats-Unis de sa place de première puissance dominatrice pour les y remplacer.

Emmanuel Lincot : Que l’homme ait de l’ambition, cela ne fait aucun doute. De là à lui prêter des intentions comme celles que vous mentionnez me paraît peu crédible. Et puis, d’autres forces immenses s’apprêtent à entrer dans la compétitivité du monde. Je pense à l’Iran tout particulièrement mais encore au continent africain….La Chine ne peut faire cavalier seul dans la gestion des affaires internationales. Le voudrait-elle qu’une telle entreprise lui coûterait de toute façon trop cher. Nous ne sommes plus dans une logique coloniale axée sur des conquêtes territoriales. Là où la Chine bouleverse nos présupposés hérités de la guerre froide, c’est dans sa capacité à innover dans les domaines de la très haute technologie et du développement durable. La Chine déposera un nombre croissant de brevets et tentera d’imposer de nouvelles normes. La bataille qui s’engage est donc d’abord et avant tout un défi lancé à l’intelligence. 

Certains sinologues évoquent parfois le sentiment de revanche qui anime l'inconscient collectif chinois, toujours humilié par les vexations causées par les deux guerres de l'Opium. Peut-on vraiment dire que la Chine nourrit un véritable ressentiment à l'égard de l'Occident ?

Jean-Vincent Brisset :Les Guerres de l'Opium ne sont qu'une toute petite partie des événements du passé qui nourrissent encore le sentiment de revanche qui demeure présent dans l'inconscient collectif. Si ces conflits marquent la fin d'une certaine apogée de l'Empire, il ne faut pas oublier que la dynastie régnante à l'époque n'était pas chinoise, mais mandchoue. Par la suite, les "spoliations" se sont multipliées, avec en particulier les Traités inégaux, mais elles ont continué bien après. L'une de pires épines demeure l'occupation japonaise, débutée en 1931 par l'invasion de la Mandchourie et poursuivie par la guerre qui dura de 1937 à 1945. La défaite en Corée du Nord, le soutien des Etats-Unis à Taïwan, l'échec de la "campagne punitive" contre le Vietnam (une ancienne colonie chinoise) sont encore d'autres humiliations.

Toutefois, on ne peut plus dire qu'il y ait un vrai ressentiment à l'égard de l'Occident. L'ouverture des communications fait qu'au contraire, les Chinois qui en ont les moyens désirent tous voyager et découvrir un mode de vie qui les fascine souvent. Les modes occidentales, au sens le plus large du terme, sont l'idéal de toute une jeunesse, ce que déplorent régulièrement ceux qui voient disparaître les traditions et ont peur de voir disparaître aussi une culture. Par contre, même si le modèle japonais fait parfois envie, il n'a pas du tout la même influence. Et quand les gouvernants décident de monter leur opinion publique contre le Japon, ils y parviennent sans mal, y compris dans les couches les plus instruites de la population.

Emmanuel Lincot : C'est un ressenti largement partagé et qu’entretient le régime. Mais ne sommes-nous pas nous-mêmes entraînés dans une posture victimaire ? Un très grand nombre de nos hommes politiques désignent la Chine comme un bouc émissaire sans jamais y avoir mis les pieds ! Or, la Chine peut, à bien des égards, être un exemple. Dans sa capacité de résilience : ce peuple misérable a réussi à force de travail - et en trois décennies - à devenir la 2° puissance économique du monde. Ce succès fait peur et ravive un phantasme ancien : le « péril jaune ». Le seul moyen de s’en prémunir est d’apprendre à connaître la Chine et les Chinois, c’est-à-dire leur langue et leur culture. Cet effort n’est pas vain : il donne accès à plus d’un quart de la population mondiale !

Si l'Empire du Milieu ne cesse de gagner en puissance, il reste un lointain second en comparaison des Etats-Unis dont le budget militaire annuel avoisine les 700 milliards de dollars. Pékin n'en serait quant à lui officieusement "qu'à" 300 milliards par an d'après les experts américains. Peut-on imaginer que la Chine soit bientôt capable de "rattraper" la première puissance mondiale sur le plan militaire ?

Jean-Vincent Brisset : Il faut prendre avec beaucoup de précautions les estimations du budget de la défense chinoise par certains "experts" américains. Dans une période où les budgets militaires sont à la baisse, où l'ennemi soviétique a disparu et où le "pivot" de l'administration Obama vers l'Asie ne s'est pas traduit par une hausse des moyens dans la zone Pacifique, le lobby militaro industriel américain a toutes les raisons de surévaluer la menace chinoise. Le chiffre officiellement annoncé par Pékin pour 2012 est de 114 milliards de dollars, et les dépenses de défense, si on veut les comparer à périmètre équivalent avec celles des Etats-Unis seraient de l'ordre de 150 à 200 milliards de dollars, recherche, forces nucléaires et pensions comprises. Pour une armée qui compte encore 2,5 millions d'hommes, cela ne fait, au maximum, que 80.000 dollars par militaire, à comparer à près de 500.000 dollars par militaire pour les Etats-Unis.

Il est difficile de voir vers quel modèle d'armée tend la Chine pour les deux décennies à venir. La Marine a été favorisée au cours de dernières années, mais si les matériels ont été largement modernisés, les capacités opérationnelles sont encore limitées en dehors d'un petit noyau. Les forces aériennes sont dans l'attente d'avions réellement modernes, mais ceux-ci en sont encore au stade de prototypes, et il semble que les développements ne soient pas aussi rapides qu'espérés. Quant à l'Armée de Terre, elle ne profite pas, pour le moment, des efforts faits.

Les Armées chinoises, issues d'une guerre civile et longtemps enfermées dans des dogmes de guerre populaire, doivent aussi remettre en cause la totalité de leurs doctrines et acquérir une culture opérationnelle qui leur manque encore totalement. Sur le plan des matériels, on note que malgré de très gros efforts, l'industrie de défense chinoise continue de connaître des difficultés qui l'empêchent de rattraper son retard vis-à-vis des Etats-Unis qui, avec un budget de recherche de plus de 80 milliards de dollars par an, continuent, au contraire, de creuser l'écart, avec la Chine mais aussi avec le reste du monde.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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