De l’Etat aux réseaux sociaux : d’un Léviathan à l’autre<!-- --> | Atlantico.fr
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Une personne regarde un smartphone avec un logo de Facebook affiché en arrière-plan, le 17 août 2021, à Arlington, en Virginie.
Une personne regarde un smartphone avec un logo de Facebook affiché en arrière-plan, le 17 août 2021, à Arlington, en Virginie.
©OLIVIER DOULIERY / AFP

Bonnes feuilles

Robert Redeker publie « Réseaux sociaux : la guerre des Léviathans » aux éditions du Rocher. Cet ouvrage analyse les conséquences politiques, culturelles, anthropologiques, et métaphysiques, d'une réalité qui projette les hommes dans une ère nouvelle, les réseaux sociaux. Leur montée en puissance est une volte des temps. Léviathan nouveau, ils entrent en guerre, en émissaire des GAFAM, contre le Léviathan traditionnel, l'État, pour exercer un pouvoir planétaire. Extrait 1/2.

Robert Redeker

Robert Redeker

Agrégé de Philosophie, Robert Redeker est l'auteur de nombreux livres. Il collabore également à plusieurs revues et journaux. Il a publié dernièrement Le soldat impossible (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Bienheureuse vieillesse (Le Rocher, 2015) , L'école fantôme (Desclée de Brouwer, 2016) et L'éclipse de la mort (Desclée de Brouwer, 2017). Il s'emploie également à la photographie et à la critique littéraire.

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Nous sommes fort loin d’avoir commencé à penser les conséquences du développement des réseaux sociaux sur la vie politique. Sans doute même ne sommes-nous qu’au début d’une révolution dans la vie publique dont nous peinons encore à cerner les contours? Pourtant, nous commençons à rencontrer les indices d’une reconfiguration de grande ampleur des codes et des structures de cette vie politique. Comme si nous entrions dans un ordre collectif nouveau. Comme si à la question « qui décide en dernière instance du licite et de l’illicite? »‚ les temps qui s’ouvrent, ceux du monde digitalisé, étaient commis à apporter une réponse nouvelle qui ne serait ni l’État, ni Dieu, ni l’homme, ni le peuple.

Du fait des nouvelles technologies, les hommes ne pourront plus entretenir de jardins secrets. La digitalisation du monde, accélérée par les réseaux sociaux, entraîne des mutations dans les conduites humaines qui font sauter définitivement un certain nombre de barrières, dont celle qui sépare la vie publique d’avec la vie privée. Dans son livre L’Espace public, Jürgen Habermas a rappelé que la vie privée est apparue comme distincte de la vie publique, et par là comme espace inviolable, avec la montée en puissance de la bourgeoisie au temps des Lumières. La sacralisation de la vie privée est liée à l’œuvre civilisationnelle de l’époque bourgeoise de l’histoire, dont elle est le plus beau fruit, et dont le monde occidental semble en passe de se séparer. La révolution technologique en cours – la révolution numérique – rejette l’organisation bourgeoise de la vie collective dans le passé. Du fait de ces technologies, les hommes ne pourront plus entretenir de jardins secrets aux fleurs un peu vénéneuses. L’utopie numérique l’exige : dans son nouveau monde, il n’y a aura plus de double ni de triple vie, et l’âme humaine aura oublié ces nombreux obscurs replis, rebelles à la transparence, ces refuges faits pour l’invisibilité, qui la caractérisaient. Cet univers numérique qui s’impose à nous, exige que l’âme humaine soit simple et translucide, qu’elle ne soit qu’une entité sans double ni triple fond. Pour le dire en un mot : elle exige la fin de l’âme. Parallèlement‚ elle exige la fin du corps comme inépuisable source de mystère. Ces technologies préparent le triomphe de l’homme unidimensionnel.

Le paradoxe de Frankenstein, dont la créature, douée d’intelligence et de langage, se retourne contre le créateur, devient, avec Twitter, Facebook, et leurs clones, réalité. De fait, bien que n’en ayant pas l’air, semblant un instrument au service des intérêts et passions humains, les réseaux sociaux sont une machine qui s’est, à la façon du monstre confectionné par Frankenstein, autonomisée en phagocytant ses utilisateurs, les internautes. Avalés, ceux-ci font partie de cette machine, qui les métabolise, dont ils ne sont plus que des fonctions. Ce sont désormais de plus en plus, et dans un nombre croissant de domaines, les réseaux sociaux, c’est-à-dire des dispositifs techniques, qui décident. Ils ne se contentent pas de décider si tel ou tel acteur ou réalisateur de cinéma a le droit d’être honoré au festival de Cannes. S’il est licite que nous disions ou entendions ceci ou cela. Ils vont beaucoup plus loin. Ils choisissent qui peut se présenter devant les électeurs. La décision appartient de moins en moins aux hommes, de plus en plus à ces réseaux sociaux. Ceux-ci deviennent des dispositifs techniques qui cherchent à dire la morale et à faire la loi en lieu et place des instances traditionnellement affectées à ces offices : les institutions politiques, philosophiques ou religieuses, les élus du peuple, la coutume, le bon sens. Identifions dans cette substitution la vraie et violente révolution de notre époque.

La figure de l’État-Léviathan, dont Thomas Hobbes fut le théoricien, s’est imposée à l’Europe dans le courant du XVIIe siècle pour la sortir de l’anarchie violente dans laquelle les rivalités politiques et les guerres de religion la maintenaient depuis la Renaissance. Selon Hobbes, ce « grand Léviathan qu’on appelle République ou État » est « un homme artificiel » composé de la multitude des hommes d’une contrée. Bref, une machine dont les hommes sont les éléments de base. En lui, précise le philosophe, « la souveraineté est une âme artificielle ». Une autre machine, composée elle aussi d’hommes – l’ensemble des réseaux sociaux –, entre désormais en concurrence avec ces États, sapant leur légitimité à gouverner et à décider. Armés de leur bonne conscience, réincarnation parodique et machinique de la belle âme de jadis, ces réseaux sociaux se placent au-dessus des États. Ils se veulent la vraie souveraineté, se substituant à celle énoncée jadis par Hobbes – l’âme digitale du monde. L’anima mundi numérique. Âme : réalité qui dit le bien et le mal, le juste et l’injuste, qui juge et condamne, qui fait exécuter ces jugements, autrement dit le pouvoir spirituel. Dans cette optique, l’État, qui est formellement le pouvoir exécutif, chute au rang d’exécutant des jugements prononcés par les réseaux sociaux, avouant l’abandon de sa souveraineté, son âme.

Ce glissement de la décision vers des instances nouvelles bouscule la répartition des pouvoirs, ignore et déclasse – malgré les résistances, vouées à terme à l’échec, de certains États, comme la Chine, la Russie ou l’Iran – les frontières géopolitiques, altère la souveraineté des États, remet en question la constitution des peuples et des nations. Chacun peut en dresser le constat : les réseaux sociaux se muent en dispositifs technologiques se comportant comme s’ils étaient des peuples ou des nations, volant sans vergogne leur place. Autrement dit, ils sont des machines cherchant à devenir le nouveau sujet politique, le nouveau souverain, aspirant à renvoyer les sujets politiques que l’on connaissait jusqu’ici, les anciens souverains, les peuples et les nations, les monarques et les dictateurs, à la préhistoire de l’humanité. Dans ce rôle, ils forment un nouveau Léviathan, qui, à la différence de l’ancien, sera sans contours, sans frontières, s’organisant dans une sorte de ciel, le fameux cloud, ce nuage qui malgré sa nature virtuelle engendre de terribles effets de réalité.

Extrait du livre de Robert Redeker, « Réseaux sociaux : la guerre des Léviathans », publié aux éditions du Rocher

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