Crise du pouvoir d’achat : la baguette de la discorde, le pavé dans la mare de Michel-Edouard Leclerc <!-- --> | Atlantico.fr
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Magali Picard publie « Enquête sur Michel-Edouard Leclerc » aux éditions Plon.
Magali Picard publie « Enquête sur Michel-Edouard Leclerc » aux éditions Plon.
©Martin BUREAU / AFP

Bonnes feuilles

Magali Picard publie « Enquête sur Michel-Edouard Leclerc » aux éditions Plon. L'homme qui pèse 50 milliards, 734 magasins et 140 000 salariés, est l'un des principaux employeurs du pays. Est-il réellement le défenseur de notre pouvoir d'achat ou bien un digne héritier faisant fructifier le capital familial ? Extrait.

Magali Picard

Magali Picard

Magali Picard est journaliste à LSA, magazine consacré à l'actualité et à l'analyse des tendances du commerce, de la grande distribution et de la consommation. Elle suit depuis dix ans le parcours professionnel de Michel-Édouard Leclerc.

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«La richesse et la pauvreté devant également disparaître du régime de l’égalité, il ne sera plus composé un pain de fleur de farine pour le riche et un pain de son pour le pauvre. Tous les boulangers seront tenus, sous peine d’incarcération, de faire une seule sorte de pain : le pain de l’Égalité.» Ainsi naît l’ancêtre de la baguette de pain, sur un décret de la Convention, le 25 Brumaire de l’an II, c’est-à-dire le 15 novembre 1793. Fini les pains différents selon les classes sociales, le pain devra être le même pour tous. Plus de deux siècles après que les Français eurent marché sur la Bastille à cause du prix du pain, la baguette soulève de nouveau des débats passionnés. Preuve que c’est toujours un fort «marqueur », comme disent les «marketeux» du xxie siècle. Cette fois aussi, il s’agit du prix. Et le craqueur d’allumettes s’appelle encore Michel-Édouard Leclerc.

Janvier 2022. Un matin, les cinq cent quarante-quatre patrons de magasins reçoivent un mail. À partir du 11 janvier, le prix de la baguette de deux cent cinquante grammes sera bloqué, pendant six mois, à vingt-neuf centimes. «Il y a des symboles qu’il faut défendre coûte que coûte», vante la pub imaginée par BETC pour E.Leclerc et placardée dans les rayons boulangerie des hypermarchés. Aujourd’hui, nous voilà bien loin d’un pain pour tous : le prix de la baguette varie de moins de quarante centimes dans les grandes surfaces à un euro vingt, voire un euro trente dans les grandes villes. Avec un peu de recul, une question surgit : et si cette polémique inutile révélait un fossé plus profond? «Tout cela montre la grande ignorance dans laquelle vit une moitié des Français à l’égard d’une autre moitié », constate Bertille Toledano, la patronne de BETC, dont les équipes ont mis en musique l’idée de Leclerc. À son crédit, avant la campagne tant décriée, le prix de la baguette dans les centres E.Leclerc oscillait déjà entre vingt-quatre et trente-cinq centimes. Ici, il a baissé, là, il a augmenté. Il n’a donc pas baissé partout, contrairement à ce qui a été dit dans les médias. En tout cas, il n’est jamais loin du prix moyen de la baguette en grandes surfaces. Mais un peu moins cher cependant qu’à Intermarché ou à Carrefour au même moment.

Sitôt l’opération annoncée, elle provoque l’ire de tous, des acteurs de la filière aux politiques. Dominique Anract, Julien Denormandie, Thierry Marx et Christiane Lambert ont un point commun : ils n’aiment pas le goût de la provocation de Michel-Édouard Leclerc qu’ils considèrent comme un imposteur, le chantre des prix bas au détriment de la valeur du travail des agriculteurs et, en l’espèce, des boulangers. Mais alors pas du tout. Le premier, président de la Confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie française (CNBPF), monte immédiatement au créneau : «Leur but, c’est quoi ? C’est de rincer des professions comme ils l’ont fait avec les disquaires, les pompistes ou les pharmaciens pour avoir la mainmise et remettre un prix normal ? C’est choquant, c’est scandaleux .» Dans l’hémicycle, le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation de l’époque, Julien Denormandie, s’indigne également. «Ne soyons pas dupes, il s’agit d’une opération de communication», répond-il le 18 janvier à un député en colère, Jérôme Nury, élu de l’Orne. Celui-ci ne fait pas dans la nuance : «Bien sûr, derrière ce fracas médiatique, le chef d’entreprise, pas très clair, s’offre une campagne de communication pas chère. Ce buzz lui permet également de se draper de vertu en s’autoproclamant défenseur des consommateurs. Quand son homonyme libérait avec courage la France et l’Orne, lui libère avec cynisme la duplicité dans un business déjà peu moral.» Les mots sont violents et donnent la mesure du malaise. Le troisième, le célèbre chef Thierry Marx, davantage connu pour sa cuisine moléculaire que pour ses boulangeries parisiennes Thierry Marx Bakery, insiste : «En baissant le prix de la baguette à vingt-neuf centimes, au moment où les matières premières flambent, c’est toute une filière qu’on assassine.» Il conclut : «Quand de sermons publicitaires en psaume cathodique, on porte l’amour des plus pauvres en bandoulière, on commence par augmenter le niveau de vie des salariés. Pas par baisser le prix du pain pour créer du flux dans les magasins.» Pas faux. Enfin, Christiane Lambert, la présidente de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), premier syndicat agricole français, choisit Twitter pour fustiger celui qu’elle considère comme l’assassin de l’agriculture française. «Combien de boulangers Leclerc va-t-il tuer avec sa baguette d’appel à vingt-neuf centimes d’euro? Honte à lui au moment où les prix des matières premières flambent et où la loi EGAlim impose la répercussion! Encore un coup de poignard pour contourner la loi. Qui va trinquer pour compenser ? » Réponse : les agriculteurs.

Une marge confortable

De son côté, Michel-Édouard Leclerc se défend aujourd’hui d’avoir voulu faire naître la polémique.

Celle sur la baguette, il ne l’avait vraiment pas vue venir, foi de MEL. Hum, hum… Connaissant son sens de la provocation, faut-il le croire ? «On venait de passer Noël, le sujet sur l’inflation enfle. On en parle au Comité stratégique et on évoque l’idée d’une opération sur le prix du porc. Mais ce n’était pas une bonne idée : attaquer la côte de porc, c’est mettre un chiffon rouge devant le drapeau breton. On me propose la baguette, on me dit qu’on a déjà passé deux hausses de prix de la farine. On décide d’y aller.» Un joli coup pour le premier boulanger de France, avec 18,4% de part de marché. À l’échelle des magasins, la baguette blanche de deux cent cinquante grammes représente moins de 20% des volumes, autour de 17%. Les quantités varient beaucoup entre le nord et le sud de la France selon les différences de pouvoir d’achat. 1793 n’est pas si loin. Ainsi, au sud de Lille, elle peut représenter jusqu’à 30% des volumes de pain vendus quotidiennement, quand, en Provence, elle ne dépasse pas les 5%, avec deux cent cinquante baguettes à moins de trente centimes écoulées chaque jour.

Ce qui ne change pas, c’est son prix de revient. Car, au fond, de quoi parle-t-on? Décortiquer les vingt-neuf centimes de la baguette de la discorde vaut la peine. Le prix de revient d’une baguette de pain repose essentiellement sur la main-d’œuvre et le coût logistique (dont l’énergie pour les fours et le transport), le prix de la matière première (eau, farine, levure, sel) ne dépassant pas les cinq centimes. Faisons le calcul : sur une baguette vendue vingt-neuf centimes, le coût de revient ne va pas au-delà de dix-huit centimes, de quoi laisser une marge confortable à Leclerc, de l’ordre de onze centimes, au minimum. Michel-Édouard Leclerc peut donc sans barguigner et sans trop de dommages collatéraux annoncer un blocage des prix, en baissant sa marge, et sans léser les producteurs agricoles et les meuniers. En la matière, l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires, présidé par le professeur d’économie Philippe Chalmin, spécialiste des matières premières, fait office de juge de paix. Et que dit-il dans un rapport paru en 2021 ? «Une part de 6,5% du prix hors TVA de la baguette de pain revient à l’indicateur de la matière première blé tendre meunier, 5,1% va à la marge brute des meuniers et 87,8% à la marge en aval de la meunerie, assurant la transformation et la distribution.» Soit une marge encore plus large que celle que nous indiquions. Auditionné par les sénateurs le 19 janvier 2022, le provocateur en titre Michel-Édouard Leclerc a pu répondre tranquillement à leur question : «Mon électorat, c’est dix-huit millions de personnes qui viennent faire leurs courses chez moi. Je suis redevable d’augmenter les prix agricoles français […], mais 30% de variation du prix du blé ne fait qu’un impact d’un centime sur le prix de la baguette.»

Le consommateur achète donc plus de services et de loyers que de matière première. Allons voir sur place comment ces fameuses baguettes sont fabriquées. D’un centre E.Leclerc à l’autre, les procédés se ressemblent. Norbert Faraco, 62 ans, connaît bien la fabrication du pain, son grand-père était boulanger-pâtissier. Aujourd’hui, cet adhérent d’un magasin situé au Luc-en-Provence passe la main à son fils, Loïc. Lui a baissé le prix de la baguette de trente-quatre à vingt-neuf centimes. «On en fait deux cent cinquante par jour, mais le client préfère la tradition », précise Loïc Faraco. La «tradition» vendue quatre-vingts centimes. Le Leclerc du Luc en vend près de huit cents par jour. La baguette à vingt-neuf centimes est issue de pâtons surgelés, d’origine française, assure le jeune patron : «Le pâton est meilleur que le précuit surgelé. Après l’avoir pétri, nous le mettons en chambre de pousse pendant deux heures. » Un coup de lame pour scarifier la baguette, vingt minutes de cuisson et c’est parti pour huit fournées par jour.

Rien à voir avec la fabrication des traditions et encore moins avec le savoir-faire d’un boulanger traditionnel. Autant comparer H&M et Chanel, la confection de masse et la haute couture ! Dans sa boulangerie, rue des Moines, à Paris, Joël Defives vend plusieurs sortes de baguettes. Ici, en plein cœur des Batignolles, un quartier débordant de jeunes urbains actifs aisés, la baguette la plus simple vaut un euro, et la tradition un euro trente. On est loin de la baguette à vingt-neuf centimes… Dans celle-ci, soutient-il, la matière première n’est pas de bonne qualité. Actuellement, c’est l’électricité qui coûte le plus cher. Son raisonnement fait réfléchir : «La baguette à vingt-neuf centimes, le consommateur la paie trois fois : une fois au magasin, une fois parce que ça va le rendre malade et une autre fois parce qu’il faudra nettoyer les terres des pesticides.» Et de poursuivre : «Nous, on fait venir notre blé de la Beauce, pas d’Ukraine, et je ne prends que des farines CRC, contrôlées certifiées qui soignent l’environnement et tiennent compte du bienêtre animal.» Sa baguette à un euro trente – attention, la tradition, pas la simple baguette blanche – est faite avec du levain naturel, pas de la levure chimique. La pâte fermente pendant dix-huit heures avant d’être divisée, façonnée, puis mise en chambre de pousse cinq à six heures, trois fois plus longtemps que chez E.Leclerc. Ce qui, selon Joël Defives, lui donne plus d’arômes et la rend plus digeste. Dans sa baguette, le coût de la matière première monte à 25% du prix total, le reste sert à payer le personnel, les charges fixes et la marge. En ce moment, son souci, c’est l’explosion de la facture d’électricité. Sa baguette a pris dix centimes en mai dernier. Lui trouve le coup de Leclerc déloyal : «Le consommateur peut penser que l’artisan s’en met plein les poches.» Entre la baguette de la discorde et la baguette d’un boulanger, la comparaison s’avère donc tout simplement impossible.

Extrait du livre de Magali Picard, « Enquête sur Michel-Edouard Leclerc Nous fait-il vraiment faire des économies ? », publié aux éditions Plon

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