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Covid-19 : la France et les Etats-Unis cherchent un bouc émissaire aux failles de leur modèle politique
©BERTRAND GUAY / AFP

Bras de fer

Les États-Unis et la France se sentaient intouchables et pourtant ils ont été touchés en plein coeur encore une fois par le coronavirus. Les deux nations se rendent compte de leurs impuissance face à la pandémie. Quel sera l'impact d’une telle découverte sur l'opinion des deux pays ?

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont est enseignant-chercheur à l'Université catholique de Lille où il dirige le Master Histoire - Relations internationales. Il est également directeur de recherche à l'IRIS, responsable du programme Asie-Pacifique et co-rédacteur en chef d'Asia Focus. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les quetsions asiatiques contemporaines. Barthélémy Courmont (@BartCourmont) / Twitter 

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Après le 11 septembre, les États-Unis se sentaient intouchables et pourtant ils ont été touchés en plein coeur, encore une fois ils pensaient être la première puissance au monde mais se rendent compte qu'ils sont impuissants face à la pandémie. Sur quoi se base le fait que la nation américaine se considère comme la plus grande puissance au monde ? Quel sera l'impact d’une telle découverte sur l'identité américaine ?  

Barthélémy Courmont : On parle ici de l’exceptionnalisme américain, croyance en un destin singulier, une destinée manifeste même. Cette croyance est ancienne, elle a bien sûr évolué, et la fin de la Guerre froide a nourri l’idée d’une Amérique invincible et chargée d’une mission, à savoir propager son modèle. Il faut relire les travaux des think tanks américains dans les années 1990. On réfléchissait alors aux conditions d’un « nouveau » siècle américain pour certains, d’un « second » pour d’autres, afin de pérenniser la puissance américaine, mais surtout de poursuivre ce double travail d’invincibilité et de propagation des valeurs de ce pays. Les attentats du 11 septembre 2001 ont porté un sévère coup à ces croyances. Mais ils ont dans le même temps servi de justification à la mise en place de mesures de protection, et à un aventurisme en politique étrangère dont on connaît les conséquences. Il n’y a donc pas tant que cela un avant et un après-11 septembre, en tout cas dans le regard que l’Amérique porte sur elle-même. En revanche, il est indiscutable qu’aux yeux du reste du monde, les Etats-Unis n’incarnent plus cette puissance intouchable, et les vulnérabilités constatées en 2001 mais aussi actuellement ne font qu’accentuer cette réalité. 

Les États-Unis pensaient être la première puissance au monde grâce à leur société civile et la France pensait avoir une place importante sur l’échiquier mondial grâce à son État et pourtant ceux-ci sont les causes de leur débâcle face au Covid-19. Quels leçons vont tirer ces deux pays d’une telle découverte ?  

Michel Ruimy : La pandémie agit comme un révélateur des caractéristiques du monde actuel. Et notamment de deux de ces caractéristiques : la faiblesse de la gouvernance globale en matière sanitaire et le basculement du centre de gravité des rapports de force vers la Chine et l’Asie, en général.

Avant que de nombreuses études ne fassent le tour de la question, les problèmes économiques liés à la crise sanitaire sont l’illustration concrète de l’absurdité de notre système. La mondialisation ne peut pas se réduire uniquement aux échanges. Elle repose aussi sur la division internationale du travail. C’est ainsi qu’au fil du temps, une part importante de la production mondiale s’est trouvée délocalisée en Chine. Avec cette crise, les pays comme l’Italie, l’Allemagne, la France… et pas seulement eux, ont compris que ce système est déraisonnable : nous sommes tous dépendants de la Chine. C’est pourquoi, demain, il y aura vraisemblablement des mesures correctives du capitalisme tel que nous l’avons connu. Mais il ne faut pas rêver. Après la crise financière de 2008, tout le monde avait juré la main sur le cœur que les bêtises et les erreurs étaient terminées.

Par ailleurs, jamais, auparavant, une épidémie n’avait provoqué de krach boursier. Cette crise est différente : les économies s’effondrent pour prévenir une catastrophe sanitaire ! La conscience universelle a haussé d’un cran l’exigence de protéger les populations contre le risque mortel. A ce jour, ce n’est plus d’un choc ponctuel dont on parle, mais d’une séquence beaucoup plus longue. Dès lors, quel modèle de société pourrait en résulter ?

Au-delà de faire le bilan de sa gestion de crise, l’Etat, que le coronavirus a fait revenir en force, devra repenser sa place au plan économique. L’attente des Français est qu’il joue son rôle de garant en dernier ressort du bon fonctionnement de la Société, qu’il s’agisse de l’approvisionnement en ressources fondamentales ou du soutien aux personnes en difficulté. D’immenses problèmes d’organisation risquent d’être de sa responsabilité dans un contexte nouveau : mouvement de relèvement des frontières (Brexit, attitude de Donald Trump…), réduction de la longueur des chaînes d’approvisionnement pour certains secteurs jugés stratégiques, régionalisation des échanges… 

Barthélémy Courmont : La société civile a joué un rôle considérable dans le dynamisme de l’histoire des Etats-Unis et les innovations en ont été la force de frappe. Plus que les dirigeants, ce sont ces innovateurs qui ont permis à ce pays de se hisser au sommet, y compris quand le pouvoir n’était pas à la hauteur. Ce libéralisme n’est ainsi pas simplement un principe économique, mais une sorte de contrat entre le politique et la société civile. Ainsi, quand le politique n’est pas en mesure de répondre aux défis, la société civile prend le relais pour le bien de tous, et le politique sait s’effacer derrière les innovateurs. C’est en tout cas le roman américain, au service d’un libéralisme aujourd’hui débridé et à bien des égards éloigné de la réalité, qui oublie que si les Etats-Unis doivent à Carnegie, Rockefeller ou Morgan, ils se sont aussi construits sur la loi antitrust de Theodore Roosevelt où le New Deal de Franklin Roosevelt. C’est oublier aussi l’émergence de nouveaux pôles de puissances. Ces croyances en un système vertueux et autorégulateur, que le libéralisme rendrait en quelque sorte plus fort, se traduit par une arrogance et une grande naïveté. Il est ainsi étonnant de voir la manière avec laquelle les médias américains continuent de traiter une pandémie aux conséquences profondes dans ce pays, avec une croyance aveugle en la découverte de traitements et d’un vaccin à courte échéance, avec la certitude que la situation s’améliore et que la vie peut reprendre... étonnant contraste avec les sociétés européennes, qui préfèrent s’autoflageller et imaginer les pires scénarios. Le modèle américain montre ces limites face à la crise du covid-19, mais ce sont aussi les croyances américaines, le rêve américain, qui vont devoir être repensés. Cela sera-t-il possible, et sur quelles bases? Difficile à ce stade de l’évaluer. Mais les enjeux sont immenses, et c’est la peur du vide qui se profile.

Quels seront les réactions des opinions françaises et américaines lorsqu’elles verront l’ampleur de telles failles ? 

Michel Ruimy : Face à l’épidémie, les émotions et les comportements peuvent varier : inquiétude, stress, crainte, anxiété, confusion, rejet, stigmatisation... ou, au contraire, déni. Aujourd’hui, l’ensemble des populations a peur de cette pandémie du fait du caractère potentiellement mortel du virus, de l’invisibilité (à l’œil nu) du danger - ce qui renforce le sentiment de vulnérabilité et l’idée d’incapacité - et de sa spécificité : elle n’est pas d’origine humaine à la différence, par exemple, des attentats, qui sont d’origine humaine et intentionnels, auxquels la réponse peut être politique, policière, diplomatique… La peur est fonctionnelle. Elle signale un danger. Elle incite à la vigilance et va engendrer des comportements visant à éviter le danger. Le déni (non application des règles conseillées) est un moyen de se rassurer et de se protéger.

Mais, après cette peur, qui suppose une menace concrète, directe et immédiate, viennent l’anxiété, liée à l’anticipation d’une menace, et les questions. Quid de notre système ? A-t-il été suffisamment résilient ? Pourra-t-il, à l’avenir, faire face à d’autres chocs ?... 

Plutôt que d’apaiser, de rassurer, le gouvernement tergiverse, hésite… ce qui accentue les interrogations. Sa communication est très difficile. Ne rien faire serait perçu comme un aveu d’impuissance. Trop en faire serait perçu comme une exagération de la situation. S’il maximise le principe de précaution, certains pourraient considérer qu’il cherche à masquer d’autres problèmes. C’est donc un équilibre très dur à trouver d’autant que la crise est inédite. 

Barthélémy Courmont : On relève depuis quelques années d’inquiétantes dérives partisanes aux Etats-Unis, et un clivage Républicains-Démocrates que la présidence de Donald Trump n’a fait que renforcer. D’ailleurs, dans la réponse à la crise du covid-19, ces clivages prennent le dessus sur toute tentative d’unité nationale - en dépit d’un appel en ce sens, plein de bonne volonté mais presque inaudible, de l’ancien président George W. Bush, qui fut d’ailleurs moqué par Trump. Comme s’il était impossible de dépasser ces clivages pour faire face à la plus grave crise de ce pays depuis les années 1930. Ajoutez à cela la crise constitutionnelle, avec les divergences entre fédéralistes et anti fédéralistes qui reviennent à la surface, comme on le constate dans Le Bras de fer entre la Maison-Blanche et plusieurs gouverneurs, ou de manière plus inquiétante entre les responsables des États et des citoyens mécontents. Les réactions sont nombreuses, elles sont très inquiétantes car c’est la division qui semble l’emporter.

Sur la scène internationale, l’un des risques est, en plus d’un repli sur soi, l’identification d’un bouc émissaire que l’on rendrait responsable des problèmes que les Etats-Unis rencontrent. C’est ce qui se profile quand on regarde le sentiment anti-chinois, déjà très présent avant la crise, qui se développe sans que cela ne soit condamné. D’ailleurs, il faut noter que cette crise amplifie et accélère des tendances que nous avions relevées précédemment. Et le sentiment anti-chinois est l’une de ces tendances.

Quel pouvons-nous attendre des élites de chacun de ces pays en réaction à un tel constat ? Allons nous vers une planification de l’économie ou une reconstruction type « trente glorieuses » pour la France ou « course aux étoiles » pour les États-Unis ? 

Michel Ruimy : A mon sens, ni l’une, ni l’autre. Pour cela, il faudrait un véritable cataclysme qui remettrait en cause les fondements de notre système. La voie est entre les deux. 

Il n’en demeure pas moins, malgré tout, qu’il serait souhaitable, de la part de nos élites, qu’à la suite de l’analyse qu’ils feront de la gestion de la crise, qu’ils aient l’intelligence de créer une structure de type Conseil national de la Résistance, qui rassemblait des représentants de la presse, des syndicats et des membres de partis politiques de toute tendance. Sa version serait d’envisager, en quelques mois, un nouveau système plus résilient, qui essaierait de réduire les inégalités … et dont les modalités de financement serait accepté par tous, quitte à remettre en question certaines situations. 

Dans le cas contraire, on ne fera que corriger que quelques aspects de notre système - à définir - et on repoussera aux calendes grecques la rénovation d’un système qui risque de tomber, de plus en plus, en décrépitude. 

Barthélémy Courmont : Encore faudrait-il en avoir les moyens, et la marge de manœuvre politique. À courte échéance, d’ici l’élection de novembre, rien n’est envisageable. Trump est déjà en campagne, et les Démocrates n’ont pas l’intention de l’épargner. Cette campagne est violente, et le ton va se durcir au fur et à mesure que l’échéance approchera. Si Trump est réélu, ce sera à la faveur d’une campagne irrationnelle, où chacun cherchera à diaboliser l’autre sans qu’aucun projet de société ne soit proposé. Et les Etats-Unis s’enfonceront alors dans la crise. Si c’est Biden qui l’emporte, il lui faudra redoubler d’efforts pour tenter de rassembler les forces politiques de son pays. Il a sans doute sur ce point un meilleur profil qu’Obama, que de nombreux Républicains haïssaient, et bien sûr que Trump. Mais aura-t-il la capacité à endosser ce costume très large de président rassembleur, que George W. Bush avait un temps endossé au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, avant que les clivages ne reprennent. Et puis quelle orientation prendre? Les Américains sont-ils prêts à un nouvel État providence, à tourner la page de quatre décennies de libéralisme obsessionnel? Même si l’Exécutif se montre à la hauteur, d’autres interrogations demeurent, comme le poids du Congrès et la question du fédéralisme, qui n’a plus été à ce point disputée depuis des décennies. En toile de fond enfin, comment relancer le rêve américain et retrouver une certaine crédibilité sur la scène internationale, quand la gestion de cette crise s’est avérée catastrophique à tous les égards, bilan humain, crise économique et sociale, communication ou encore unité nationale. Le défi est immense, peut-être même bien plus que pendant la grande dépression.

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