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Covid-19 : Cet indicateur que nous avons tendance à oublier mais qui a permis au Japon de contenir la pandémie
©CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Extrême-orient

Le Japon est l'un des rares pays à avoir été capable de déployer une stratégie efficace face à la dispersion du coronavirus et pour briser les chaînes de contamination tout en éliminant les clusters.

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet est médecin des hôpitaux au CHU (Hôpitaux universitaires) de Strasbourg, chargé d'enseignement à l'Université de Strasbourg et conférencier.

 

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Charles Reviens

Charles Reviens

Charles Reviens est ancien haut fonctionnaire, spécialiste de la comparaison internationale des politiques publiques.

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Atlantico.fr : Le R0, nombre de reproduction de base d'un pathogène, suscite de nombreuses interrogations dans le cas du Covid-19. Le R0 semble être une moyenne peu significative car il existe des super contaminateurs et des événements super contaminants. Nos mesures déployées ne les ciblent pas particulièrement. Cette mesure de la contagiosité moyenne du virus permet-elle de concevoir réellement sa dispersion ? Quelles sont les limites du facteur R0 face à la surdispersion du virus et aux cas de "super contaminateurs" ? L'indice k, la mesure de la dispersion du virus, privilégié par le Japon est-il la clé pour lutter encore plus efficacement contre la Covid-19 ?  

Charles Reviens : Je n’ai pas la légitimité scientifique pour aller au-delà de remarques élémentaires sur la base des données publiques disponibles sur les politiques publiques et de la communication associée.

On peut noter que le bulletin hebdomadaire de Santé Publique France relatif à la pandémie mentionne le nombre de reproduction R (nombre moyen de personnes infectées par un cas) : ce nombre est estimé dans le bulletin du 1er octobre (page 20) à 1. Le ministre de la santé à évoqué dans son point presse du même jour cet indicateur qui a apparemment vocation à indiquer si la pandémie se résorbe de façon globale ou connait de nouveaux développements. C’est donc un indicateur très macro.

En revanche les propos sur la « circulation du virus » ne font pas mention de la question des « super-propagateurs » (sujets qui contaminent un nombre important d’autres sujets) dont l’expression statistique est le facteur k de dispersion du virus. Un indicateur inférieur à 1 signifie que la contamination des nouveaux sujets est le fait d’une partie seulement des personnes déjà contaminées et plus l’indicateur est faible, plus les nouveaux sujets contaminés l’ont été par un nombre limité de sujets contaminants, souvent dans des circonstances sociales particulières.

Plusieurs papiers, dont une étude récente publiée dans Nature concernant Hong Kong, évoquent un facteur de dispersion k plutôt faible pour la covid-19 : 19 % des personnes contaminées généreraient 80 % des nouvelles contaminations sur ce territoire tandis que 69 % des personnes contaminées n’en contamineraient aucune autre. La prise en compte d’une telle situation doit normalement influer sur les orientations de santé publique et la nature des restrictions des comportements sociaux qu’il est opportun de mettre en œuvre ou promouvoir.

Stéphane Gayet : En France, la gestion de l’épidémie de CoVid-19 semble avoir obéi au principe de la pensée unique. On ne sait pas très bien quelle a été la source de cette pensée unique, mais c’est ce que l’on a constaté. Au tout début de l’épidémie, les voix de vrais spécialistes en infectiologie, virologie, épidémiologie et hygiène se sont fait entendre, avec des avis divergents – ce qui est tout à fait normal dans le cas d’une maladie encore inconnue liée à un virus encore très mal connu.

La disparité des points de vue devait sans doute faire désordre et rapidement les énarques se sont imposés sur le devant de la scène, clamant les conclusions et les décisions issues d’une pensée unique et ferme. Après que les épidémiologistes qui se respectent aient introduit dans le langage CoVid courant la notion de R0 (taux de reproduction de base : nombre de personnes contaminées par une personne infectée), les décideurs s’en sont emparés, avec d’autant plus de fierté que ce le discours autour de cet indicateur donnait l’impression d’être intellectuel en montrant sa capacité de mobiliser cette notion scientifique. En réalité, avec la CoVid-19, la notion de R0 s’est trouvée dépassée ; car le R0 est fort variable au sein de la population des personnes infectées par le SARS-CoV-2. Ce qui signifie que, lorsque le pouvoir exécutif annonce : « Le R0 est passé de 1,2 à 2,1 », cela est tellement schématique que ça devient erroné.

La clef d’explication se situe dans une autre caractéristique épidémiologique des infections : leur facteur de dispersion k (kappa) ; alors que le taux de reproduction de base (R0) reflète la contagiosité moyenne sur l'ensemble des personnes infectées, le facteur de dispersion exprime la variabilité de R0 au sein de la population des personnes infectées. Si le facteur k prend la valeur « 1 », R0 est le même, quelle que soit la personne infectée : on constate une progression régulière de l'épidémie (c’est le cas de la grippe). Mais plus la valeur du facteur k est proche de 0, et plus la contagiosité varie parmi les sujets infectés.

Le facteur k exprime donc la fiabilité de R0 : lorsque k est très faible (inférieur à 0,25), un R0 moyen de 3 englobe des individus faiblement contaminateurs et des individus fortement contaminateurs. Connaître le facteur k d’une épidémie est donc essentiel pour mettre au point les méthodes de son contrôle. Car, plus une épidémie a un facteur k faible, plus sa propagation est aléatoire et plus ses flambées sont dépendantes de situations ou d’événements favorisant une circulation intense du virus dans un groupe de population.

Atlantico.fr : Quel est le facteur k de la CoVid-19 ?

Stéphane Gayet : Une étude chinoise évalue le facteur k de la CoVid-19 à 0,45, ce qui – dans l’hypothèse d’un R0 moyen de 3 - indique que 20 % des personnes infectées seraient responsables de 80 % des cas. Une étude britannique l’évalue aux environs de 0,2, ce qui – toujours dans l’hypothèse d’un R0 moyen de 3 – indiquerait que 10 % des personnes infectées seraient responsables de 80 % des cas. C’est manifestement une information cruciale pour la gestion de l’épidémie.  

Pour répondre à la question posée : en effet, le facteur k est l’une des clefs de compréhension de l’épidémie et de lutte contre sa propagation ; le pouvoir exécutif japonais s’est montré de fait plus avisé que nous.

Atlantico.fr : Le Japon a été touché assez rapidement et a suivi un modèle assez peu conventionnel, sans une politique massive de tests et sans appliquer un confinement généralisé, malgré une population âgée et le recours aux transports en commun. Quelle a été la stratégie déployée par le Japon et comment expliquer son efficacité à traiter les enjeux centraux de la pandémie ? Pourquoi les prédictions de catastrophe sanitaire au Japon n'ont-elles pas été confirmées ?

Charles Reviens : Il faut d’abord rappeler les données japonaises du Japon et de les comparer aux données françaises. L’écart est extrêmement important : QUATORZE fois plus de cas détectés par unité de population en France qu’au Japon et TRENTE HUIT fois plus de décès : le Japon recense à date moins de 1 600 décès, vingt fois moins que la France pour une population deux fois plus importante. 


L’explication d’un tel écart nécessite de la prudence mais il est évident que les nombreuses prévisions alarmistes concernant la pandémie dans l’archipel ne se sont pas réalisés du tout. Certaines explications renvoient au contexte sociétal : expérience des pays asiatiques suite aux pandémies liées au SARS et au MERS, tradition de l’usage du masque, force de la discipline collective.

L’enjeu des clusters est pris en compte très en amont par les pouvoirs publics japonais avec mise en place dès le 25 février 2020 d’un centre de traitement des clusters (クラスター対策班). Le ministère de la santé est parti du constat que 80 % des personnes infectées ne contaminaient pas d’autres personnes et donc que l’essentiel des contaminations étaient générées par des personnes au cours d’interactions sociales spécifiques. Il en a donc été conclu qu’il était beaucoup plus utile d’identifier ces zones de contamination le plus en amont possible et d’éradiquer la dissémination du virus dans ces zones plutôt que de suivre le virus au niveau de chaque personne contaminée.

Dès le 9 mars, la politique des « 3 Cs » est instituée : il est demandé aux Japonais d’éviter les lieux combinant trois caractéristiques :

- closed : lieux fermés avec faible ventilation ;

- crowded : lieux avec une densité d’occupation élevée ;

- close contact : lieux avec faible distance entre les personnes.

Ces lieux (musées, clubs de gym, bars et discothèques…) peuvent être fermés administrativement et les personnes qui les ont fréquentés ou ont été en contact avec une personne du cluster sont localisées, testées et peuvent faire l’objet de mesure d’isolement. Il y a là une attention toute particulière entre le risque de contamination et les pratiques sociales : un lieu bondé où l’on parle ou où l’on chante est ainsi évalué comme beaucoup plus risqué que les transports publics où les Japonais parlent peu les uns avec les autres.

Tout ne s’est bien sûr pas fait sans heurts mais le Japon a limité l’état d’urgence sanitaire national à cinq semaines (16 avril-25 mai) et n’a pas eu recours au confinement global comme celui de la France du 17 mars au 11 mai 2020.

Stéphane Gayet : Le contexte du Japon est radicalement différent de celui de la France. Déjà sur le plan des relations entre le pouvoir exécutif et la population : il y a une bien meilleure confiance réciproque ; de notre côté, une politique de gestion de la CoVid-19 à la fois immature, sinueuse et comportant des erreurs comme des incohérences, a largement contribué à dégrader le peu de confiance qui existait de la part des usagers envers les autorités de santé ; or, chacun sait que la confiance est cruciale dans le succès d’une action. Ensuite, sur le plan des scientifiques chargés de conseiller le gouvernement : le « Conseil scientifique CoVid-19 » de la France a déçu, ne serait-ce qu’en raison du fait qu’il a été constitué de façon assez arbitraire et qu’il s’est trouvé figé ; du reste, des personnalités scientifiques se sont élevées pour dénoncer sa composition peu pertinente.

Il faut parler également des décisions qui ont été prises en France depuis des semaines : il s’est agi de décisions technocratiques gouvernementales, à distance des avis d’experts ; à tel point que des conseillers du ministère chargé de la santé se sont mis à critiquer ces décisions, ce qui est tout de même pour le moins préoccupant.

À côté de nous, le Japon est certes un pays qui compte beaucoup de personnes âgées, mais où il n’y a pas une telle fracture entre l’élite dirigeante et le peuple en difficulté.

Pour répondre à la question posée : depuis le début de l’épidémie dans leur pays, les autorités japonaises ont beaucoup travaillé aux côtés des scientifiques de façon à gérer au mieux cette crise. Elles ont rapidement compris que le R0 moyen était dépassé, qu’il fallait travailler avec le facteur k ; que le confinement généralisé manquait d’efficience, qu’il fallait s’attaquer aux situations sources de forte contamination, au lieu de pénaliser toute la population ; qu’une pratique intensive tous azimuts de tests ARN n’était pas la meilleure approche épidémiologique. En somme : plus de réflexion scientifique, plus de modestie, plus de dialogue, plus de confiance et des mesures plus adaptées et plus consensuelles ; et en fin de compte, plus d’efficience. Il est tout de même inouï que la France, après que le scandale de l’étude crapuleuse du Lancet ait été révélé, n’ait pas modifié ses directives vis-à-vis de l’hydroxychloroquine qui étaient directement dictées par cette soi-disant étude « scientifique ».


Atlantico.fr : La stratégie du Japon (la limitation des événements qui propagent massivement le virus, des tests rapides et en très grands nombres et la traque des clusters) est-elle la clé afin de parvenir à lutter efficacement contre le coronavirus dans les semaines et les mois à venir ?

Charles Reviens : La stratégie japonaise fait un peu penser à l’approche suédoise avec la décision majeure de ne pas obérer trop violemment les interactions économiques et sociales, mais avec des résultats sanitaires beaucoup plus probants. Il est important de rappeler que la bonne gestion de la pandémie doit nécessairement concilier la minimisation du risque sanitaire et la préservation de l’activité économique ou son redémarrage efficient.

Comme vu plus haut, l’approche japonaise a été mise en place très en amont dans la crise et il faut seulement en retenir ce qui peut être utile aujourd’hui au regard de la présente situation française qui a opté pour des solutions infiniment différentes. Le point central consiste à traiter le risque sanitaire au niveau du cluster et non au niveau de l’individu : s’occuper des bosquets et non pas des arbres un par un.

Stéphane Gayet : Il est certain que, depuis que l’on en sait davantage sur la propagation de l’épidémie grâce au calcul du facteur k, il faut s’attaquer aux situations et événements qui favorisent la circulation intense du virus. La rapidité d’obtention du résultat des tests virologiques est essentielle également : elle est bien trop insuffisante en France.

En France, on aurait de quoi gérer beaucoup plus finement l’épidémie. On sait que la tranche d’âge des adultes jeunes (schématiquement de 20 à 35 ans) est celle au sein de laquelle le virus circule le plus et qu’elle compte des individus qui sont de fort contaminateurs. On fixe des mesures arbitraires et très contestables, que l’on est incapable de faire respecter.

Prenons l’exemple des bars et restaurants non gastronomiques que l’on a fermés : certes, le port du masque quand on boit ou l’on mange est une utopie ; mais pourquoi ne pas avoir essayé les visières à appui frontal qui, sans avoir l’efficacité d’un masque, exercent une prévention déjà importante ?

En France, les variables d’ajustement sont actuellement le port du masque et les fermetures d’établissement recevant du public (ERP) : ce sont des mesures trop grossières, inadaptées à la réalité épidémiologique et aux contraintes économiques. Il est navrant de devoir conclure au fait que les autorités japonaises ont fait preuve de plus de discernement et de moins d’autoritarisme malvenu.

Atlantico.fr : Les décideurs politiques ont-ils compris pourquoi et comment la superpropagation, la surdispersion du virus se produit et ses conséquences sur la stratégie de traçage et des tests ? Le gouvernement français pourrait-il s'inspirer de cette méthode ?

Charles Reviens : L’approche par clusters semble prise en compte en France avec notamment la communication régulière sur les clusters identifiés mais sans qu’on comprenne totalement les plans d’actions permettant l’arrêt de la contamination dans ces zones. Par ailleurs, les pouvoirs publics placent l’enjeu central nettement plus en aval avec la volonté d’éviter la saturation du système hospitalier, seul point de différence entre zones d’alerte maximale et zones d’alerte renforcée.

Un facteur majeur garantissant la pertinence de stratégie japonaise concerne la réactivité en matière de tests, beaucoup plus importante qu’une approche quantitative qui est fortement mise en avant par les pouvoirs publics : cumul de 13 millions de tests en France contre 2 millions au Japon. 

Stéphane Gayet : Notre politique de pratique intensive de tests tous azimuts n’est pas satisfaisante. Quand un test ARN est positif, il peut l’être de façon excessive (faux positifs liés à une amplification génique trop intense) et de plus, on ne sait pas depuis combien de temps cette personne est positive (des sujets asymptomatiques peuvent être longtemps excréteurs d’ARN viral). Il n’est pas rigoureux sur le plan épidémiologique de parler d’incidence : l’incidence ou plutôt le taux d’incidence est le nombre de nouveaux cas de maladie apparaissant – pendant une période donnée - dans une population exposée à la maladie, divisé par la taille de la population et multiplié par cent (pourcentage).

Il est clair aujourd’hui que les rassemblements d’adultes jeunes sont les principales circonstances de flambées épidémiques et que c’est contre ces nœuds épidémiques qu’il faut lutter. Mais fermer des bars et des restaurants est-elle la solution satisfaisante ? Probablement pas ; c’est une mesure violente, pouvant avoir des conséquences désastreuses et qui ne va pas dans le sens d’une maîtrise efficiente de l’épidémie.

Le problème est qu’il y a eu trop de maladresses et d’incompétence pour qu’un dialogue apaisé puisse se renouer entre l’exécutif et la population. Oui, il serait bien que le gouvernement français s’inspire du Japon et de la Suède, deux pays où l’on n’a pas imposé de confinement généralisé et obligatoire, deux pays où les administrés écoutent encore leurs autorités et leur accordent un certain crédit. La France arrogante a maintenant beaucoup de leçons à recevoir. Cela devient pénible, mais c’est la réalité.

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