COP 28 : Les Émirats Arabes Unis ou la diplomatie du chéquier <!-- --> | Atlantico.fr
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Le président de la COP28, Sultan Ahmed Al Jaber, préside l'ouverture de la conférence organisée à Dubaï
Le président de la COP28, Sultan Ahmed Al Jaber, préside l'ouverture de la conférence organisée à Dubaï
©Giuseppe CACACE / AFP

Double jeu

Pays hôte de la Conférence sur les changements climatiques, les Émiratis ont budgété 200 milliards d’euros pour s’acheter une influence diplomatique. Et pas uniquement pour masquer une volonté de protéger leur richesse pétrolière derrière du Green washing

Myriam Maestroni

Myriam Maestroni

Myriam Maestroni est présidente du fonds de dotation E5T. Elle est l'ex présidente d'Economie d’Energie et Primagaz. 

Elle est l'auteure de plusieurs ouvrages majeurs: Intelligence émotionnelle (2008, Maxima), Mutations énergétiques (Gallimard, 2008) ou Comprendre le nouveau monde de l'énergie (Maxima, 2013), Understanding the new energy World 2.0 (Dow éditions). 

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Samuel Furfari

Samuel Furfari

Samuel Furfari est professeur en géopolitique de l’énergie depuis 20 ans, docteur en Sciences appliquées (ULB), ingénieur polytechnicien (ULB). Il a été durant trente-six ans haut fonctionnaire à la Direction générale de l'énergie de la Commission européenne. Auteur de 18 livres.

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Atlantico : La 28e conférence sur le climat de l'ONU s'est ouverte jeudi à Dubaï sur des appels à inclure les énergies fossiles, responsables du réchauffement planétaire, dans tout accord final. Un appel provenant du Président de la Cop 28, le sultan Al Jaber, lui-même président d'un groupe pétrolier. Certains l'accusent de profiter de sa double casquette. Est-ce qu'il y a conflit d'intérêts ? 

Myriam Maestroni : En première lecture, et surtout pour ceux qui ne sont pas des spécialistes de l'énergie, cela semble être le cas. Les ONG axées sur l'environnement peuvent également percevoir un conflit d'intérêt. Cependant, une vision plus nuancée pourrait considérer que les acteurs d’hier responsables de la catastrophe climatique actuelle peuvent et doivent contribuer aux solutions de demain. Cela nous ramène à une vision optimiste ou pessimiste du monde. On peut choisir de voir le verre à moitié plein ou à moitié vide… dans un calcul qui doit forcément prendre à compte ce que nous avons à perdre ou à gagner. Bien sûr, la prudence est de mise. Il sera essentiel de surveiller de près la réalité sur le terrain des actions menées, d’appréhender les véritables intentions sous-jacentes et les possibles « agendas cachés », et d’évaluer la sincérité des intentions exprimées. Comme aiment à le répéter les anglo-saxons, « there is no free lunch ».. et la ligne de démarcation entre greenwashing, nouvelles ambitions géopolitiques, et effectivité de la lutte contre le changement climatique n’est pas une simple ligne droite… 

Il y a pourtant des expériences et exemples réussis en matière d’énergéticiens ayant dû, se positionner dans la lutte contre le changement climatique. Ainsi, en Europe, les énergéticiens ont été « invités », depuis plus de 15 ans, à aider leurs clients à consommer moins. Cela a paru très longtemps très contre-intuitif, mais aujourd’hui cette question est une parfaite illustration de ces enjeux de transition complexe vers de nouveaux modèles économiques. Il est bien sûr, important de ne pas négliger le rôle des États dans ce processus, car beaucoup ont profité et continuent à profiter d'une fiscalité avantageuse liée aux énergies fossiles, ils vont aussi devoir transitionner et, de plus en plus articuler leur action avec l’ensemble des acteurs économiques.

Samuel Furfari : Oui, il y a un double language. C'est un peu le « en même temps » de Monsieur Macron. Mais c’est de la bonne politique. Les Émirats ont compris qu'il y a une opportunité de continuer leur croissance économique, en produisant du gaz ? 

Les Émirats Arabes Unis annoncent un investissement massif de 200 milliards de dollars dans les énergies vertes, tels qu'un parc solaire en Azerbaïdjan destiné à alimenter 110 000 foyers. Parallèlement, le pays prévoit le développement de projets pétroliers et gaziers dans une douzaine de nations. Pensez-vous que les Émirats jouent un double jeu dans la lutte contre les changements climatiques ?

Myriam Maestroni : Nous sommes actuellement toujours en pleine période de transition, caractérisée par des paradoxes apparents. C'est pourquoi l'on observe des entreprises et des pays adoptant une posture quelque peu contradictoire, suscitant évidemment des interrogations. Dans ce cas précis, il est clair que l'investissement mondial dans les énergies fossiles persiste, malheureusement. Cette problématique sera d'ailleurs l'un des grands enjeux de la prochaine COP 28, avec la nécessité de fixer une date butoir pour mettre fin à ces projets et s'éloigner progressivement des énergies fossiles. Ce n’est pourtant pas une tâche simple, étant donné que les énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz, demeurent encore dominantes dans le mix énergétique mondial avec une part supérieure à 70% du total. La « double billetterie » des fossiles d’un côté et des renouvelables de l’autre,  n'est pas exclusive des Émirats, mais correspond plutôt, à une réalité mondiale, avec bien sûr des disparités importantes en fonction des pays. Récemment, une étude a identifié 425 nouveaux projets d'extraction ou de production d'énergies fossiles, situés dans 48 pays différents, entrainant d’ailleurs, l’apparition d’un nouveau terme, puisqu’on les a appelé des « bombes climatiques » ou des « bombes carbone ». Cela constitue un élément de mise en perspective additionnel permettant de souligner l'ampleur du défi. 

La Chine, devenue premier investisseur et producteur mondial de ressources renouvelables, avec près de la moitié des capacités globales installées en panneaux solaires et en turbines éoliennes, est également confrontée à des critiques pour la construction massive de centrales à charbon pour soutenir son urbanisation accélérée et son développement (avec une consommation d’énergie primaire qui a été quasiment multipliée par 5 en 30 ans). Même des pays tels que l'Allemagne, qui ont fortement investi dans les énergies renouvelables relancent des centrales à charbon qui produisent encore un tiers de son électricité....

Néanmoins, globalement, on observe depuis l’an dernier, un fort accroissement des investissements dans les énergies renouvelables, accélérés par la guerre en Ukraine et la hausse des prix, avec des montants qui rivalisent (enfin!) avec ceux, encore, dédiés aux énergies fossiles. Ainsi, le cas des Émirats n'est qu'un exemple, parmi tant d'autres, d'une transition où le monde continue à exploiter les ressources héritées du passé, tout en aspirant à un nouveau paradigme écoénergétique encore en construction visant à atteindre la neutralité carbone à horizon 2050 pour certains jusqu’à 2070 pour d’autres. Ces éléments constituent des signaux encourageants mais sont encore très loin d’être suffisants pour résoudre une équation économico-climatique qui suppose d’accélérer encore beaucoup plus le déploiement des énergies renouvelables, d’améliorer la sobriété et l’intensité énergétique, de développer de nouveaux vecteurs de mobilité etc, dans une course contre la montre climatique, illustrée semaine après semaine par des catastrophes qui n’épargnent plus aucune région du monde.

Samuel Furfari : Les Emirats font la même chose que les autres pays. C’est partout qu'on investit dans les énergies vertes tout en oubliant de dire qu’on investit quatre à cinq fois plus dans les énergies conventionnelles. Les Emirats font comme les autres, il n’y a aucune différence. Le monde se développe en dehors de l'Union européenne, obnubilée par l'électricité. Or l'électricité ne représente que 20% de la consommation d'énergie. Si vous parlez nucléaire, éolien ou solaire, vous ne vous occupez que d’une petite partie de la problématique. Les 80% restant sont de l’énergie fossile. C’est pour faire du thermique. Alors quand on vous dit qu'on va faire des panneaux solaires, c'est très bien, mais vous ne vous occupez que d'un cinquième de la problématique. Et c'est pour ça qu'il y a une grosse contradiction. On a besoin du thermique pour se développer. 

Les Émirats Arabes Unis présentent cet investissement comme la preuve de leur engagement à utiliser une partie de leurs vastes richesses pétrolières pour garantir la transition vers une énergie propre. Peut-on les croire ?

Samuel Furfari : Non, il ne faut pas les croire. Un panneau solaire ne produit pas des panneaux solaires. Une éolienne ne produit pas d’autres éoliennes. Pour en produire, il faut de l'acier, du cuivre, du béton… Tout ça est produit à partir d'énergies fossiles. Les énergies fossiles sont donc incontournables. C'est pour ça qu'elles représentent encore 84% de la consommation mondiale de l'énergie.

Myriam Maestroni : La taille de l'engagement est assez impressionnante. On espère que cela se concrétisera réellement. En comparaison, les États-Unis ont mis en place l'Inflation Reduction Act, prévoyant un investissement de 400 milliards de dollars, soit le double de l'engagement émirati. Plus généralement, ce montant est à comparer aux investissements réalisés au titre de la transition énergétique en 2022 dans le monde, qui se sont élevés à 1.308 milliards de $ selon l’IRENA (Agence Internationales pour les Énergies Renouvelables) et qui concernent tant la production d’électricité par les Enr que  l’efficacité énergétique, l’électrification des transports et de la chaleur, le stockage d’énergie, l’hydrogène vert et le captage-stockage de C02)

Ce montant conséquent semble refléter une volonté croissante de la part des pays développés, historiquement fortement dépendants des énergies fossiles (en production ou en consommation), de mobiliser des ressources financières importantes pour accélérer leur transition énergétique. Cela nous interpelle, d’ailleurs, sur la situation en Europe, qui, malgré son avance initiale dans la transition énergétique, semble aujourd’hui plus en retrait en termes d'investissements. Rappelons-nous, en effet, que l'Europe a été à l'avant-garde de la neutralité carbone avec l’ annonce dès la fin 2019, par Mme Van der Leyen, du Green Deal et de l’objectif de « net zéro » à horizon 2050. Notre vieux continent, largement leader sur le sujet depuis la COP 21 de Paris en 2015, qui avait débouché sur les Accords de Paris, se voit désormais confronté à une compétition mondiale, pour le meilleur et pour le pire. Aujourd’hui l’ensemble les grandes puissances se rêvent en vert, parce qu’elles y voient leur intérêt y compris pour les Etats-Unis qui avaient pris un certain retard sur le sujet durant l’ère Trump. 

La géopolitique de l’énergie n’a jamais évolué aussi vite. Le cas américain en est une illustration. Le pays est passé d'importateur à exportateur de pétrole et gaz grâce à la production de pétrole et gaz de schiste issus de la fracturation hydraulique bannie dans nos pays en production, mais pas en importation…. Du coup, en Europe, on constate une dépendance croissante au gaz naturel liquéfié (GNL) dont américain, mais pas seulement…  Bref, les paradoxes se multiplient fruits d’arbirtages plus ou moins heureux, entre les choix énergétiques de court terme d’une part, qui nous obligent à assurer les approvisionnements de l’hiver à venir,  et de moyen ou long terme qui exigent des plans pour transitionner vers plus d’énergies renouvelables, de nouvelles habitudes, pratiques dont l'autoconsommation, la sobriété et l’efficacité énergétique, la production d'hydrogène vert, la décarbonation de l'industrie et de la mobilité, etc. Autant de sujets au cœur des défis que doivent relever les superpuissances pour maintenir leur statut ou s’affirmer dans un monde en évolution très rapide.

Pour revenir aux Émirats Arabes Unis, leur annonce d'investir 200 milliards de dollars semble s’inscrire dans cette transformation globale. Bien sûr, au-delà des effets d’annonce, il conviendra de suivre précisément la propre mise en œuvre de ces investissements, et de leurs conséquences… il sera intéressant de comprendre pourquoi ce premier projet en Azerbaïdjan et pas ailleurs, par exemple, et bien sûr plus généralement, les logiques des partenariats qui seront établis, l’étalement précis dans le temps des investissements et la nature des projets concernés par la concrétisation de ces engagements financiers à venir.

Avec ces investissements, ne cherchent-ils pas plutôt à s'attirer des faveurs, juste avant les négociations cruciales pour l'action climatique ? 

Samuel Furfari : Non, ils n'ont pas à s'attirer des faveurs. Le monde n'est plus bipolaire comme il était au début. Le monde est apolaire. C’est chacun pour soi dans la géopolitique. 

Les Émirats ont des intérêts énormes. Ils veulent s’assurer une place prépondérante dans le monde. Ils n'existaient pas il y a encore une cinquantaine d'années. Pourtant aujourd'hui, ils ont une place de choix. Ils ont une intelligence comme leurs investissements en Israël. Dans le cadre des accords d'Abraham, les Emirats Arabes Unis ont investi dans le gisement gazier de Tamar, au large des côtés israéliennes, en méditerranée orientale. Ils ont compris qu'on est dans un monde où la croissance est telle qu'il va falloir changer leur fonction de principale compagnie pétrolière du monde. C'est pour ça qu'ils vont respecter les accords d'Abraham. 

Si les dés sont pipés, sur quoi va aboutir cette COP 28 ? Comment obtenir des garanties de réduction des énergies fossiles et carburants ?

Myriam Maestroni : Il y a deux questions distinctes. 

Celle des dés pipés, d’abord. Le risque d’avoir des déclarations d'intentions qui resteront lettre morte existe. Malheureusement, on a de nombreux exemples issus des précédentes COP. Même si sous avons besoin de ces conférences, elles ne constituent pas une garantie absolue, de la mise en œuvre des engagements des pays. Si on regarde, par exemple, l’engagement pris  pour mettre en place des fonds verts afin d’ aider les nations du Sud et contribuer à éponger la dette climatique générée par les pays industrialisés, force est de constater qu’on est bien loin des niveaux d'engagement initiaux annoncés. 

Maintenant, la question plus intéressante concerne plutôt la question des moyens et des délais pour sortir des énergies fossiles. Actuellement, des dates sont mentionnées, mais il est crucial d'établir un calendrier clair avec des délais précis, similaire à ce que l'Europe prévoit avec son objectif de réduction de 55 % d'ici 2030 dans le cadre du programme Fit for 55. Chaque pays doit s'engager sérieusement sur son propre calendrier de réduction et de sortie des énergies fossiles. 

Cependant, cela n'est pas facile en raison des effets d'inertie, comme le délai nécessaire pour réduire l'utilisation des véhicules thermiques. Dans ce cas précis, la décision de sortir des véhicules thermiques d'ici 2035 en Europe, nécessite des actions concrètes, telles que, on l’a compris, de cesser de vendre de tels véhicules à partir de cette date. Néanmoins, il reste à prendre en compte la période d'ajustement, où les propriétaires de véhicules thermiques existants ne seront pas immédiatement contraints de les abandonner, et on aura donc une cohabitation forcée entre de véhicules électriques neufs et des véhicules thermiques anciens. Ce genre d’illustration permet de mieux comprendre pourquoi la transition énergétique doit aussi prendre en compte les enjeux sociétaux. De plus pour certains le futur est à l’électricité, pour d’autres à l’hydrogène vert (excellent vecteur de mobilité également), pour d’autres encore aux biocarburants ou aux e-fuels. Bref les débats ne sont pas encore complètement tranchés, et on est pas encore au clair sur les mix du futur, ce qui d’ailleurs, n’aide pas à l’heure de décider des investissements à réaliser.

Un autre exemple d’ « oppositions » qui figure également à l’ordre du jour de la COP 28 est la question de la capture et le stockage du CO2. Il est évidemment crucial de distinguer entre la réduction brute et nette des émissions. Certains pays parlent de réduction « sans abattement », tandis que d'autres, comme les Émirats, préfèrent parler d'une réduction avec abattement, en mettant précisément en avant des technologies telles que la capture et le stockage du CO2 sur sites de production.

Enfin, si on sait aujourd’hui possible l’atteinte du « net zero » rien n’est encore totalement tranché au niveau global sur le mix énergétique global et les scénarios énergétiques possibles ne concordent pas forcément, rendant à nouveau difficile les choix d’aujourd’hui qui à défaut d’être suffisamment judicieux risquent d’hypothéquer les futurs de certains par rapport aux autres.

On a encore beaucoup de débats d’experts à mener pour clarifier des choix technologiques, des ambitions de souveraineté énergétique nationale ou des évolutions nécessaires politiques fiscales, et ce, ou que l’on soit dans le monde, à commencer par notre propre transition énergétique en Europe. 

Bref, les défis évitons de trop simplifier des défis complexes tout en s’accordant sur le fait indiscutable que l’urgence climatique nous exige d’avancer au plus vite !

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