Conseil européen : l’Europe est-elle en train d’accoucher d’une nouvelle identité dans la douleur ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président du Conseil européen Charles Michel, à Bruxelles, le 15 décembre 2023
Le président du Conseil européen Charles Michel, à Bruxelles, le 15 décembre 2023
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Identité

Alors que le conseil européen qui se réunit à Bruxelles se focalise sur la question de l’entrée de l’Ukraine dans l’UE, que devient l’ADN de l’Europe ?

Yann Caspar

Yann Caspar

Yann Caspar est juriste franco-hongrois et chercheur au Centre pour les études européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest.

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Guillaume Klossa

Guillaume Klossa

Penseur et acteur du projet européen, dirigeant et essayiste, Guillaume Klossa a fondé le think tank européen EuropaNova, le programme des « European Young Leaders » et dirigé l’Union européenne de Radiotélévision / eurovision. Proche du président Juncker, il a été conseiller spécial chargé de l’intelligence artificielle du vice-président Commission européenne Andrus Ansip après avoir été conseiller de Jean-Pierre Jouyet durant la dernière présidence française de l’Union européenne et sherpa du groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe (Conseil européen) pendant la dernière grande crise économique et financière. Il est coprésident du mouvement civique transnational Civico Europa à l’origine de l’appel du 9 mai 2016 pour une Renaissance européenne et de la consultation WeEuropeans (38 millions de citoyens touchés dans 27 pays et en 25 langues). Il enseigne ou a enseigné à Sciences-Po Paris, au Collège d’Europe, à HEC et à l’ENA.

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Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Atlantico : L'Union européenne a donné son feu vert pour le début des négociations d’adhésion pour l'entrée de l'Ukraine.  Que devient l’ADN de l’Europe ? 

Guillaume Klossa : Le projet européen a eu vocation dès le début à s'étendre à l'ensemble du territoire européen. L'Ukraine était donc un candidat naturel à l'Union européenne. L’Ukraine est une nation qui a des talents technologiques dont on a besoin et qui a une grande armée. C'est une nation qui a fait la preuve de sa résilience et qui est en train de montrer sa volonté de réforme. Intégrer une nation l’Ukraine qui, depuis 20 ans et la Révolution orange, exprime de manière claire sa volonté de rejoindre l'Union européenne ; c'est conforme à nos valeurs et à nos intérêts.

L'Union Européenne est née dans le contexte de l'après-guerre où il fallait tout reconstruire. Il fallait se prouver qu'on pouvait faire la paix entre nous et se donner les moyens d'exister à un moment où on craignait de ne plus avoir d'industrie et être marginalisé. Le contexte a radicalement changé. On n'est plus dans le contexte de l'après-guerre ni dans la mondialisation. On était dans une mondialisation sous l’hégémonie américaine et on rentre dans une mondialisation multipolaire. On est dans un contexte de retour au rapport de force géopolitique, où la violence passe devant le commerce. La puissance compte.

Don Diego de la Vega : Sur le plan économique, il y a certainement un ADN économique américain. Mais pas européen.

Au début, l’Europe était libéral. Elle respectait notamment le principe de subsidiarité. A force de grandir, de grossir, de s'approfondir ; elle est devenue moins libéral. Aujourd'hui, l'Europe est une usine à créer de la norme. Il y a très peu de libéraux à la direction de Bruxelles ou de Francfort. Et encore moins depuis que les Anglais ne font plus trop partie de l'équation.

L’Europe est devenue illibérale. C'était libéral en 1957. C'était libéral dans les années 80, avec la construction de l'Europe et la constitution du marché unique. Jusqu'en 1992, on peut dire que c'est libéral. La tendance depuis 15-20 ans, ce n'est pas une tendance très libérale. Surtout depuis la mise en place de l’euro. 

Avec l’intégration d’un nouveau pays de l’Est, que devient l’ADN géopolitique de l’Europe ? 

Yann Caspar : Si l’on passe au peigne fin le projet européen, on tombe toujours sur le même nœud : Washington. La construction européenne ne peut se comprendre sans la présence américaine sur le sol européen après 1945 et les décennies de Guerre froide ayant suivi. Pour les Européens de l’Ouest, l’allié américain est naturel, pour les Européens de l’Est, il est vital. Certes. Mais alliance ne veut pas dire vassalité. 

Les décisions prises à Bruxelles dernièrement interrogent. À Washington on semble de plus en plus réticent à soutenir financièrement l’Ukraine. Alors l’Europe prend le relais, pas sûr qu’elle en ait les moyens. Pour Washington, l’Ukraine est une variable d’ajustement, pour les Européens de l’Est, il s’agit d’un pays voisin en guerre. Pire encore : des Hongrois de Subcarpatie, de citoyenneté ukrainienne et donc enrôlés dans l’armée ukrainienne, meurent au front face aux Russes, alors qu'à Washington on se contente simplement de grands slogans appelant à défaire les troupes de Vladimir Poutine.  

Concernant le centre de gravité de l’Europe : vendu comme un mythe, le couple franco-allemand a en réalité servi à dépouiller la France de sa puissance. Maintenant, c’est au tour de l’Allemagne d’entamer son déclassement. Washington entend bien achever l’axe Berlin-Moscou, notamment par le truchement du pays européen le plus anti-russe, la Pologne. Varsovie profite habilement de cette situation pour peser plus dans le jeu européen. Je ne sais guère si la Pologne pourra compter éternellement sur son protecteur américain, mais elle avance ses pions et obtient ce qu’elle veut, une présence américaine plus forte sur son sol au détriment de l’Allemagne, jusque là point d’appui privilégie des États-Unis en Europe. 

Ce glissement vers l’Est a aussi d’autres aspects. Sous la houlette de Viktor Orbán, une majorité de centre-Européens ont pris conscience il y a près de dix ans des dangers de l’immigration extra-européenne. Force est de constater qu’ils avaient raison, et que cette prise conscience atteint désormais les Européens de l’Ouest. Sur l’Ukraine aussi, l’Histoire nous dira qui avait raison. En général, avoir raison trop tôt, c’est avoir tort… 

L'Europe est-elle en train de nuer ou de se défaire ?  

Guillaume Klossa : C'est le début des négociations. Le processus d’adhésion de l'Ukraine peut mettre une ou deux décennies. Par ailleurs, les Européens n'avaient pas d'autres choix stratégiques pertinents. Imaginons que nous n’ayons pas intégré les pays de l'Est de l'Union européenne, la Russie pourrait être aux portes de l'Allemagne aujourd'hui. L’Europe a donc un intérêt à s'étendre. Comment réussir cet élargissement ? On doit à la fois élargir, renforcer notre cohésion interne et renforcer notre capacité de décision et d'exécution politique. L’élargissement, c’est l'ADN du projet européen historique qui était de faire une Union continentale, une union pacifique à l'échelle du continent. On revient au projet européen initial qui se faisait, dans l'esprit de pères fondateurs, dans le cadre d'une grande démocratie européenne. Une sorte de fédération au sens américain du terme avec des entités décentralisées qui gardaient un pouvoir fort et un pouvoir central fort en matière d'économie, de sécurité et de défense.

Yann Caspar : Je dirais plutôt qu’elle est en pleine phase d’accélération, de mon point de vue potentiellement dangereuse. Nous ne savons pas encore ce sur quoi débouchera la décision d’hier consistant à ouvrir les pourparlers d’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Il s’agit d’une décision de principe, et surtout symbolique, au demeurant prise sans que la Hongrie ne soit présente dans la salle. 

Il va désormais falloir fixer un agenda détaillé, des réunions, des ordres du jour, des pans entiers d’un processus encore totalement flou sont à préciser. Et pour cela, il faudra l’accord des Vingt-Sept, et ce à plusieurs dizaines d’occasions. Fêtée comme une victoire pour l’Ukraine et pour l’Europe, la décision d’hier interroge plus qu’elle n’apporte de solutions concernant un pays en guerre, sous assistance financière artificielle, démographiquement en lambeaux, à la presse muselée, rongé par la corruption, aux pratiques politiques plus que douteuses et aux minorités linguistiques et ethniques fortement discriminées, voire opprimées. Kiev promet des réformes, mais dans un pays en guerre, il paraît difficile de les mener. 

Le symbole envoyé hier soir à Bruxelles peut se comprendre, mais à bien des égards il peut être vu comme un geste effectué dans la précipitation, dont beaucoup ne prennent pas la mesure des conséquences. L’Ukraine est une source incommensurable de dumping économique et social. Pensons seulement aux céréales ukrainiennes et à la concurrence déloyale exercée actuellement par les camionneurs ukrainiens.  Les Polonais, les Hongrois et les Slovaques sont vent debout en ce moment, mais la France a aussi du souci à se faire, son agriculture ferait l’objet d’un choc sans précédent si l’Ukraine était intégrée au marché européen. Sans même parler d’aspects sanitaires et environnementaux, quantité de produits ukrainiens n’étant pas aux normes européennes.   

Vient ensuite la question de la « santé » financière de l’Ukraine. Si le processus d’intégration est pris au sérieux, il va falloir soutenir Kiev dans des proportions que les économies des pays membres de l’UE ne peuvent supporter. En réalité, plus encore que mal préparée, la décision d’hier est sournoise pour le peuple ukrainien. Les promesses qui lui sont faites à Bruxelles sont illusoires. Elles permettent aux dirigeants ukrainiens de crier victoire — la situation sur le champs de bataille s’annonçant de plus en plus comme une cuisante défaite — mais je ne suis pas certain que les Ukrainiens en bénéficieront.

L’UE s’apparente de plus en plus à une machine à fabriquer des symboles. Quand il s’agit en revanche d’agir concrètement, tout s’évapore. D’un point de vue stratégique, la décision d’hier est incompréhensible. L’Europe devrait avancer dans les Balkans occidentaux, mais l’on refuse de négocier avant mars prochain avec la Bosnie-Herzégovine, pays situé dans une région où il serait pourtant important de contrer, avant qu’il ne soit trop tard, les influences turques, chinoises, russes, mais aussi iraniennes et saoudiennes. L’UE a préféré accélérer les événements avec l’Ukraine, un gouffre financier et un pays en guerre avec une puissance nucléaire à la souveraineté industrielle et énergétique infiniment plus importante que la nôtre. C’est insensé, et surtout dangereux. 

Est-ce que l'Europe avance vers un modèle plus assumé, soit Europe fédérale ou soit Europe de nations ?

Don Diego de la Vega : L'Europe fédérale, personne n'en veut. Le fédéralisme est rejeté en bloc à chaque élection européenne pour le Parlement. Il y a très peu de gouvernements qui montrent, dans la durée, de vraies intentions fédérales. La France a une petite tendance à entretenir quelques petits restes de souverainisme et l'Allemagne est souverainiste en diable à chaque fois qu'il s'agit des intérêts les plus importants. Le fédéralisme n'avance pas. Il y a eu une utopie des années 70 à 90. Cette utopie a plutôt tendance à s'affaiblir depuis 20 ans. On se retrouve aujourd’hui avec un système hybride, tout à fait baroque, avec des anciennes traces de velléités fédéralistes, comme la monnaie unique. 

Guillaume Klossa :  L’enjeu, c’est que cet élargissement se fasse de manière conjointe à une réforme de l’Union pour l’adapter à une nouvelle donne. Comment élargit-on dans une perspective de puissance géopolitique ? Comment l’approfondir ? Comment améliorer ses capacités de décision et de mise en œuvre ? Comment renforcer sa cohésion ? C’est le débat qui va se poursuivre jusqu’au Conseil européen de mars. Nous ne sommes pas loin de l'heure de vérité. Si on veut faire cet élargissement, il faut qu'on fasse un approfondissement, il faut qu'on renforce notre cohésion et qu’on se donne les moyens budgétaires pour pouvoir le faire et répondre aix défis de l’époque. Tout ça ne peut pas se faire à budget constant. Dès lors qu’il y a élargissement, il faudra un budget européen qui soit plus important. 

Yann Caspar : Le saut fédéraliste et centralisateur est évident. En dehors des traités européens, en se fondant sur des bases juridiques discutables, l’on subtilise des compétences aux États membres sans que ces dernières n’ait été abandonnées au niveau supranational par validation démocratique. Il y a à Bruxelles, et je le pense encore plus à Washington, le projet de fondre les peuples européens en un seul bloc devenant ainsi mieux pilotable. 

Il s’agit bien de casser toute résistance nationale. Ascendant des juges sur l’exécutif et le législatif, triomphe de la légalité sur la légitimité, actes délégués, suppression totale de l’unanimité, chantage financier à l’aide de pseudo-critères liés au respect de l’État de droit, bashing et condescendance envers les récalcitrants, black-PR dans la presse, etc. Tout est bon pour faire courber l’échine de ceux voulant plutôt une Europe faite de coopérations nationales plutôt qu’une machine impuissante au service des intérêts US. Emmanuel Macron et Viktor Orbán se sont récemment engagés sur la terrain de la critique de l’UE par le prisme de l’autonomie à avoir par rapport à Washington, et ont fait face à de fortes critiques. Si les Européens ne prennent pas leur distance avec Washington, en ayant leur propre agenda, alors l’Europe continuera de s’affaiblir et deviendra la périphérie du monde, une sorte de tiers-monde n’ayant pas sa place à la table des grands, où s’affrontent notamment les États-Unis, la Russie et la Chine. 

L'Europe saura-t-elle échapper à un repli technocratique qui finira par en tuer l'esprit démocratique ? 

Yann Caspar : Ce point est lié au précédent. La fédéralisation s’opère contre l’avis des peuples. Ne refaisons pas ici l’histoire du référendum de 2005 et du mini-traité de Nicolas Sarkozy imposé en 2007. Mais tout y est : mépris de la souveraineté populaire et arrogance de la classe politique et médiatique.

Il faut pourtant se rendre à l’évidence. Il ne sera pas éternellement possible de contourner l’avis des peuples européens. Un retour de balancier démocratique risque de se produire, le réel toque à la porte des technocrates bruxellois. Ces derniers sont coupés du réel et copieusement idéologisés. Pendant qu’ils voudraient planter des drapeaux arc-en-ciel dans chaque village européen, confectionnent des slogans creux et des catalogues des cinquante nuances de genre, l’Histoire avance. 

On nous explique que la Russie est un danger pour notre sécurité. Soit. Alors où sont nos projets de développement militaire pour nous défendre ? Que fait-on pour assurer une renaissance industrielle européenne ? Où sont les géants économiques européens ? Que fait-on pour protéger nos frontières ? Va-t-on enfin mener des politiques défendant nos propres intérêts ? Le nombre de citoyens européens se posant ces questions grandit à vue d’œil. L’heure où ils demanderont des comptes à leurs dirigeants approche à grand pas.  

Guillaume Klossa : Pourquoi a-t-on choisi d'avoir un droit supranational ? Simplement parce que quand les États d'entre-deux guerres avaient la main, ils ont anéanti leur propre population. Sans oublier la Shoah. La toute-puissance des États est dangereuse pour les citoyens eux-mêmes. Pour qu’il y ait une démocratie, il faut une souveraineté qui soit partagée ou encadrée. L’expérience humaine montre que la souveraineté absolue des peuples amène à l'anéantissement des peuples.

On s’est aussi rendu compte que la plupart des problèmes sont très souvent au moins continentaux, voire transnationaux (le réchauffement climatique par exemple). Il y a des choses qu'on peut résoudre au niveau national et d’autres pas. C'est pour ça qu'on a choisi d'exercer la souveraineté de manière partagée, c'est-à-dire au niveau européen quand on a pas d’emprise au niveau national.

Le droit européen est extrêmement clair et très puissant. On essaie de gérer les dossiers au niveau qui est le plus approprié pour pouvoir avoir un contrôle sur ces dossiers. Quand on n'a pas de contrôle au niveau national ou que ce n’est pas pertinent, on passe à l'échelon supérieur. 

Je me rappelle que le grand débat de 1992, les opposants au traité de Maastricht argumentait que nous allions perdre le particularisme national, nos fromages, notre cuisine… et qu’il n’y aurait plus de français en 2020. Nos particularités n'ont absolument pas disparu. Au contraire, on est plus Français que jamais. L’Europe nous a sauvegardés et nous a permis de préserver nos identités. La plupart des pays ont extrêmement mal résisté aux transformations du monde. Ensemble, nous avons été plus forts.

Là où il y a un problème, c’est au niveau de l’euro. L’euro a engagé la France dans une démarche d’emprunt facile. La facilité que l’Europe nous a donné, nous a entraîné dans nos vices nationaux. L’euro est un extraordinaire atout pour la France si elle se donne le mal de m’utiliser intelligemment et pas seulement pour emprunter pour ces dépenses courantes, l’euro aurait du être un puissant levier d’investissement pour notre éducation, notre recherche, l’investissement de nos entreprises, ce n’a pas été suffisamment le cas, et cela est notre responsabilité. 

Don Diego de la Vega : Ce repli technocratique est déjà très avancé. C'est un risque et c'est quelque chose de très concret qui amène plusieurs problèmes. 

Les technocrates ont tendance à vouloir élargir sans cesse le périmètre de leur action. Alors qu’aujourd’hui, leur légitimité est remise en question vu les résultats. Avec le temps, on s’est aperçu que ce ne sont pas les meilleurs. Prenons l’exemple de la BCE. Si vous croyez que les 23 membres du comité de politique monétaire sont tous des spécialistes de politique monétaire, vous êtes bien naïfs. Il y a une légitimité technocratique, mais la réalité c’est qu’elle est anti-technocratique. Ce sont des gens qui sont souvent des amateurs dans le domaine qu'ils régulent. Il n'y en a pratiquement aucun qui a publié quelque chose d'intéressant en politique monétaire au cours des 15 dernières années. 

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