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Comment la politique est passée de la recherche de l'action commune à la défense du droit d'être ce que on veut être
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Bonnes feuilles

La doctrine des droits de l'homme est devenue l'unique référence légitime pour ordonner le monde humain et orienter la vie sociale et individuelle. Dès lors, la loi politique n'a plus d'autre raison d'être que de garantir les droits humains, toujours plus étendus. Extrait de "La loi naturelle et les droits de l'homme" de Pierre Manent, aux éditions PUF (2/2).

Pierre Manent

Pierre Manent

Normalien, agrégé de Philosophie (Hypokhâgne au Lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, enseignement de Louis Jugnet), il est depuis 1992 directeur d'études à l'EHESS et aujourd'hui au Centre de recherches politiques Raymond Aron et professeur associé à Boston College (Massachusetts, États-Unis). Pierre Manent est notamment l'auteur de l'ouvrage Situation de la France aux éditions Desclée de Brouwer (2015).

 

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En généralisant les droits civils et politiques, en garantissant les « libertés publiques », en organisant et faisant vivre le régime représentatif, si en effet ils substituaient des procédures abstraites aux « commandements » sociaux concrets, les pères de la république élargirent l'espace pratique et libérèrent l'énergie grâce auxquels une opération politique inédite put être entreprise. Cette opération, je la caractériserai comme la recherche de la règle de l'action commune. Que fut en effet la république moderne dans sa période, si j'ose dire, classique, sinon une action commune à la recherche de sa règle ? Ainsi, dans la première période de leur mise en œuvre, l'extension et la garantie des droits abstraits contribuèrent à la concrétisation d'une grande action politique. En dessaisissant ou subvertissant les autorités sociales ou religieuses établies, le mouvement démocratique obligea à une ressaisie et une redéfinition ambitieuses du commun.

Il est difficile de déterminer exactement le point d'inflexion, lorsque l'extension des droits, au lieu de donner force et énergie, et parfois son existence même, à l'institution, commença à lui ôter sa substance ou à diluer celle-ci, d'autant plus difficile que ce point d'inflexion n'apparut pas au même moment pour tous les domaines de la vie collective. On ne sera pas trop loin du compte cependant en situant ce point ou ces points d'inflexion dans les années 1960, ou, si l'on veut, en un « moment 68 ». En tout cas, à partir de là, toutes les grandes institutions successivement, d'abord l'Église catholique, puis l'Université, enfin la Nation, eurent à affronter une contestation radicale de leur légitimité propre et de leur sens intérieur. Ce n'était pas seulement que leurs membres manifestèrent un désir de plus en plus vif d'en relâcher et éventuellement d'en supprimer les règles. Le mouvement vint aussi de l'extérieur, ou plutôt il visait à effacer la frontière entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'Église et le « monde », entre l'université et la société, entre la nation et l'humanité. La souveraineté illimitée des droits individuels devint l'argument sans réplique de quiconque voulait s'en prévaloir contre les règles et le sens de l'institution quelle qu'elle soit. C'est ainsi que le législateur et le juge français, en rejetant le principe de la sélection à l'entrée de l'université, tendirent à priver de son sens et de sa substance ce qui est sans doute l'institution la plus utile et la plus juste, ou la plus noble, qu'ait produite ou refondée la politique moderne. C'est ainsi qu'au nom du principe des droits humains, on veut interdire aux nations de prendre les lois qu'elles jugeraient éventuellement utiles ou nécessaires pour préserver ou encourager la vie et l'éducation communes qui donnent à chacune sa physionomie et sa raison d'être. Ce n'est plus aux cités de déterminer qui sera citoyen et à quelles conditions, puisque chacun désormais est supposé avoir le droit de devenir citoyen de la cité qu'il choisit. Quelle que soit l'institution, pourrait-on dire, tout individu a le droit inconditionnel d'en devenir membre – inconditionnel, c'est‐à-dire sans avoir à se soumettre aux règles spécifiques – à la « loi » – qui règlent la vie de cette institution, ou en ne s'y soumettant que de la manière la plus approximative et pour ainsi dire la plus dédaigneuse.

Qu'il s'agisse de la nation, de la famille ou de l'université, l'institution ne saurait légitimement opposer sa règle à l'individu qui invoque son désir ou son droit, les deux tendant à se confondre désormais. Comme je le relevais au chapitre précédent, sous la légitimité exclusive du principe des droits humains, tous les aspects du monde humain sont livrés à un jus omnium in omnia. Soulignons ici que ce « droit » est compris d'une manière de plus en plus extensive, en vérité d'une manière proprement illimitée : non seulement comme le droit de « tout avoir » mais, de manière plus troublante encore, comme le droit d'être tout ce que nous sommes ou voulons être.

Extrait de "La loi naturelle et les droits de l'homme" de Pierre Manent, aux éditions PUF

"La loi naturelle et les droits de l'homme" de Pierre Manent

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