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Comment la liberté est devenue indissociable de la violence et du sang lors de la lente agonie de la République romaine
©La mort de césar par Vincenzo Camuccini

Bonnes feuilles

Jean-Noël Robert publie "L’Agonie d’une République" aux éditions Les Belles Lettres. De 133 avant notre ère, lorsque Tiberius Gracchus fut éliminé jusqu’à la mort d’Antoine à Alexandrie, à l’été 30, un siècle de guerres civiles et de violences ont ravagé Rome et l’Italie. Les plus grands généraux, Pompée, César, Antoine… sont parvenus à faire chuter un régime politique que plusieurs siècles avaient réussi à édifier. Extrait 2/2.

Jean-Noël Robert

Jean-Noël Robert

Jean-Noël Robert est latiniste et historien de Rome. Auteur de nombreux livres sur l’antiquité romaine, dont Pompéi, De Rome à la Chine et Les plaisirs romains, il est aussi directeur de collections aux Belles Lettres. 

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Lorsque cette situation inédite s’est présentée à l’époque de Tiberius Gracchus (et plus tard à l’initiative d’autres tribuns), nous avons vu quels désordres politiques et juridiques s’en sont suivis. Le peuple est lié à ses magistrats par un lien indéfectible qui assure le fragile équilibre du régime, celui de la fides. Mais le désordre s’avère d’autant plus grave et inévitable qu’en réalité, il est impossible d’affirmer que ces réactions populaires de « liberté » politique étaient bien le fait du peuple (au sens de plèbe), dont nous avons vu qu’aucun document ne nous permettait de connaître l’opinion réelle. Car les incitations à se rebeller provenaient de tribuns qui appartenaient en fait à la classe dirigeante. Autant dire que les manipulations du peuple effectuées par des opposants politiques à la conception aristocratique du régime républicain ne pouvaient qu’attiser les tensions et provoquer des conflits ouvrant la porte à une forme d’anarchie. La République était devenue ingouvernable puisque les deux conceptions de la liberté, en s’affrontant, en étaient venues à se détruire, ne laissant la place qu’à une réaction militaire et à l’autorité monarchique d’un prince qui, seul, pouvait rétablir l’ordre. Tel était le prix à payer pour retrouver la paix et éviter que Rome sombrât dans le néant. 

Octave a réussi ce tour de force de récupérer une situation politique déliquescente pour asseoir un pouvoir tyrannique en le parant des oripeaux d’une République moribonde et condamnée. Tout le monde n’était pas dupe, mais tous aspiraient à la paix et l’on accepta la farce mise en place. Cicéron lui-même affecte d’y croire en soutenant le fils adoptif de César, qui, il faut l’avouer, a réussi à le duper quelque temps en lui laissant croire qu’il allait restaurer la République et devenir ce princeps dont rêvait l’auteur du De Republica. Cicéron proclame même dans sa deuxième Philippique que la res publica était redevenue « libre de toute puissance et maîtresse d’elle-même » après la mort du dictateur. Mais le jeune nouveau maître de Rome a, en réalité, aboli les libertés républicaines. Les citoyens, par exemple, ne bénéficient plus de leur droit d’appel à leurs concitoyens. Octave prétend préserver la liberté, mais  celle-ci n’est plus qu’un mot abstrait auquel seul le rétablissement de la paix, après Actium, peut encore donner  l’apparence d’une réalité. Une formule de Dion Cassius résume bien cette illusion, lorsqu’il note que le principat devait apporter « la liberté dans l’ordre et la sécurité ». De ce nouveau régime, le peuple se trouvait explicitement exclu. Un état de fait qu’avait déjà prophétisé Salluste par cette phrase : « C’est ainsi que peu à peu, ce peuple qui dominait et commandait à toutes les nations, perdit son unité et qu’au lieu de l’empire, ce bien commun à tous, chacun en son particulier se forgea sa propre servitude. » 

La liberté républicaine, cependant, n’a pas totalement disparu. Devenue chimérique, elle survit à l’état de symbole, une allégorie, une icône que nous retrouvons par exemple sur une pièce d’or datée de l’an 12 avant notre ère sur laquelle l’empereur Auguste relève une femme agenouillée désignée par l’inscription RESPUB, représentation abstraite qui résume l’idéologie impériale. Mais la République est bien morte, d’un excès de liberté, et le « tuteur » devenu un maître absolu. Et il ne faudra pas attendre longtemps – sous Caligula – pour que toute personne revendiquant la liberté soit condamnée à mort. 

La République connaît la date (du moins mythologique) de son avènement : l’an 509, et son premier héros, un dénommé Brutus, qui chassa le tyran. Il est moins facile de déterminer l’instant de sa chute. Même s’il est tentant de s’arrêter sur l’an 44, date de la mort du dictateur par un autre Brutus, son prétendu lointain descendant. Mais n’est-ce pas plutôt celle de la mort de Brutus lui-même, lui qui avait donné comme mot d’ordre de l’attaque lors de l’ultime bataille : « Libertas » ? À moins que ce ne soit le jour de la victoire d’Octave à Actium, voire celui de la mort d’Antoine, un an plus tard ? D’aucuns pourraient remonter plus avant et évoquer le suicide de Caton à Utique (en 46), lui qui avait préféré se donner la mort plutôt que de subir l’humiliation d’être à la merci de César, considéré comme un tyran. En réalité, il semble plus sage de relever le long et inévitable délitement du régime, comme étouffé par une si longue théorie de violences incessantes. Les règles de la République n’ont pas su s’adapter au monde nouveau. À l’origine, il s’agissait d’administrer une communauté de citoyens. L’extension de la domination romaine à un vaste empire a obligé les dirigeants à donner au pouvoir républicain une dimension juridique et politique qui lui a fait oublier sa vocation sociale, celle d’une organisation d’hommes attachés à leurs valeurs humaines, à leur virtus, à leur liberté, à leur égalité. Les intérêts personnels prenant le dessus, la République, devenue une abstraction juridique, a, en quelque sorte, perdu son âme. 

De Tiberius Gracchus à Marius, de Sylla à Pompée, de César à Octave, Rome connaît un moment de fracture.

Le monde bascule. La liberté, ultime revendication des républicains, est devenue indissociable de la violence et du sang, des guerres civiles et des conjurations, au mépris des lois divines et humaines. Sans doute Auguste peut-il être considéré comme le sauveur du nom romain, à défaut d’avoir restauré une République qu’il a étouffée par le sacrifice de la liberté. Être libre, disait Cicéron, c’est obéir à la loi, non à un tyran. Mais la jeune génération, qui souffre d’un régime à bout de souffle, rêve d’un renouvellement. Elle est prête à sacrifier la liberté pour que perdure le destin romain, dans la gloire d’un nouvel Apollon dont la lumière éclairera la voie d’une ère nouvelle. Cette jeunesse a trouvé en son sein un héraut qui prophétise l’espérance. Virgile est celui-là à qui Mécène, le « ministre de la Culture et de la Propagande » d’Octave a confié le soin de poser les fondations d’une nouvelle mythologie, celle du pouvoir augustéen. En 41, en plein conflit entre Octave et Antoine (avant la paix provisoire de Brindes, l’année suivante), au foyer du protecteur du poète, Asinius Pollion, naît un premier fils pour lequel Virgile compose sa quatrième églogue 19. Inspiré par l’épicurisme, le chantre des temps nouveaux reprend aussi les prédictions des Pythagoriciens et celle des mages orientaux qui vont permettre à Auguste de se poser en nouveau Romulus. « Le voici venu, le dernier âge prédit par la prophétie de Cumes ; la grande série des siècles recommence […]. Voici qu’une nouvelle génération descend des hauteurs du ciel. Daigne seulement, chaste Lucine, favoriser la naissance de l’enfant qui verra, pour la première fois, disparaître la race de fer et se lever, sur le monde entier, la race d’or ; voici le règne de ton frère Apollon. » Et le poète d’ajouter, en bon flatteur : « C’est précisément sous ton consulat, oui, sous le tien, Pollion, que cette ère glorieuse débutera. » Il est vrai que Pollion établissait une sorte de continuité entre Antoine et Octave puisqu’il était ami du premier et dut au second son accession au consulat… à une époque où cette magistrature avait perdu de son autorité. « Cet enfant aura part à la vie des dieux. » Le poète a beau jeu de vaticiner : « Il gouvernera le monde pacifié par les vertus de son père. » Le père, assurément, appartenait à l’ancien monde, celui d’une République qui, pour reprendre le mot de Cicéron, était bien morte, tandis que le fils soutiendrait un autre régime qui parviendrait à masquer le souvenir de la liberté sous les voiles mirifiques d’un âge d’or pacifique. 

Dans les cris et la fureur, dans la violence des conflits humains, la République romaine à l’agonie n’a cependant pas connu un naufrage définitif. Elle a nourri la réflexion d’autres penseurs, par exemple en France au XVIIIe siècle, qui ont médité sur les moyens de recouvrer une liberté indispensable à l’épanouissement d’une société. Et c’est bien de cette liberté que les hommes, à travers l’histoire et par le monde, n’ont cessé de rêver, au risque de mourir pour elle.

Extrait du livre de Jean-Noël Robert, "L'agonie d'une République, La violence à Rome au temps de César", publié aux éditions Les Belles Lettres 

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