Chroniques tadjikes : les sept ponts et le Hadji<!-- --> | Atlantico.fr
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Tadjikistan.
Tadjikistan.
©VYACHESLAV OSELEDKO / AFP

Tadjikistan

En mission pour quelques mois au Tadjikistan, pays inconnu d’Asie centrale, l'écrivain Antoine Cibirski rédige une chronique hebdomadaire sur ce pays, sous forme de lettres persanes contemporaines.

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski est Diplomate européen, auteur de « Paradoxes des populismes européens » et du « Traité du Toasteur ».
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Varzob est à une heure de Douchanbé. C’est un lieu de villégiature, avec des datchas cossues le long d’une rivière tumultueuse. Les nouveaux riches de Douchanbé s’y établissent à la saison brûlante, pour y trouver une fraîcheur relative. La route pour s’y rendre, majestueuse et lisse, suit la rivière Varzob. On passe même par un péage, dissuasif pour les moins aisés. Les Lexus rutilantes passent; les Ladas et camionettes chinoises s’y arrêtent pour contempler les barrières abaissées. De dépit, et dans une version centre-asiatique de la lutte des classes, elles crachent leurs vapeurs de diesel. Ayant accompli leurs devoirs sociaux, elles retournent dans une capitale encore plus polluée. La voiture reste ici le marqueur de l’accroissement des inégalités.

Du village de Varzob, partent de nombreux sentiers de randonnée, non balisés comme il se doit au Tajikistan. C’est un week-end de ramadan. Le matin, il n’y aura donc personne. Fort  de mon application internet dernier cri, je suis trois ânes qui m’emmènent en haut d’une montagne. j’aperçois en contrebas de l’autre côté de la rive, le chemin que j’aurais dû suivre. L’application a oublié une mention essentielle: chaque pont doit être successivement franchi en zigzague. Les autres chemins sont des cul-de-sac.

Je redescends donc et rejoins la piste orthodoxe ainsi qu’un jeune berger accompagné de son âne,  chien, et mère. Le chien s’appelle « épée ». Il me demande d’où je viens , en me prenant pour un Russe. Ma réponse l’enthousiasme: « La France! La classe! Je suis vraiment honoré de vous rencontrer. C’est un honneur pour moi, la famille et mon hameau! ». Son enthousiasme sincère fait plaisir et réconforte sur l’image de notre pays à 7000 kilomètres de tout. Mystères d’une diplomatie d’influence spontanée, d’un « soft power » en parthénogenèse. Il me montre le chemin avant de bifurquer sur un sentier pour chercher en famille de la jeune rhubarbe.

Le chemin des sept ponts, de 10 km avec 600 m de dénivelé, est étrange : j’en ai compté six à l’aller et neuf au retour. Asymétrie comptable, facétie des rares locaux, génération pontesque spontanée?

Il est longé de prés qui, en cette période de début du printemps, se parent des couleurs ukrainiennes: jonchés de fleurs jaunes, butinées par des multitudes de petits papillons bleus. Au-dessus, bien au-dessus, des aigles veillent, tournoyant et repérant le chevreau fragile. Je croise trois touristes américains qui m’affirment qu’il s’agit de condors. Par politesse, je ne dément pas. Le torrent est rapide et harmonieux. Les ponts de fortune, empruntés aussi par des vaches indolentes et insolentes, deviennent de plus en plus branlants et rafistolés. L’avant-dernier est franchement dissuasif : des planches de bois pourries, sur des tiges métalliques brisées et réunies par des cordes usées. Il est pourtant très stable. Au bout de 10 km, sur un chemin de plus en plus escarpé et mouillé par torrents et et Cascades, j’arrive enfin au septième pont, avec une vue superbe sur des monts enneigés et la cascade première.

Je continue à longer une petite prairie avec une maisonnette inattendue qui semble habitée. Un ermite, sans doute ? Un peu plus loin, j’aperçois l’ermite. Jeune et botté, il pêche souverain et m’ignore. Peut-être ne m’a-t-il pas entendu avec un torrent aussi bruyant et puissant.

Légèrement dépité, je rebrousse chemin et retourne au septième pont. Je ne peux le franchir. Un âne chargé de victuailles le bloque. Sur l’âne, un gamin qui joue fébrilement sur son portable. Au bout du monde, peuvent se glisser des interstices de globalisation. L’ermite n’est donc pas seul. Il a faim. Il a un petit frère coursier et joueur. L’âne se décide à avancer. Il me croise. L’ermite mineur reste les yeux figés sur son écran et, contrairement à toutes les lois de l’Asie centrale, ne me salue pas. Mon sang ne fait qu’un tour et, saisi d’une illumination, je lui déclare dans mon tadjik hésitant: « Je suis Hodji. Que dit-on à un Hodji? » Hodji, c’est Hadji en tadjik. c’est celui qui a fait le pèlerinage de la Mecque, c’est aussi le vénérable aux cheveux blancs, celui  à qui l’on doit déférence et respect. Grincheux et récalcitrant, l’ermite mineur m’adresse un « Salom » peu convaincant,  auquel je réponds cependant fièrement. Il s’écarte, avec sa pitance d’une tribu d’ermites affamés. Vainqueur comme Alexandre franchissant l’Oxus, je retraverse le septième pont. Je l’entends alors grommeler dans mon dos et dans un russe approximatif : « Hodji, et puis quoi encore!  Va te faire voir, Kafir (infidèle) de Russe! ».

Le pont est franchement dissuasif : des planches de bois pourries, sur des tiges métalliques brisées et réunies par des cordes usées.

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