Chroniques tadjikes : le cristallin de Murghab<!-- --> | Atlantico.fr
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Ici, tout est brun.
Ici, tout est brun.
©antoine cibirski

Carnet de voyage

Il est de rares endroits de communion et de conjonction inattendues : lac cristallin, boule de cristal, et cristallin de l’œil. Seuls le Pamir du Tadjikistan et son village de Murghab pouvaient les réunir.

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski est Diplomate européen, auteur de « Paradoxes des populismes européens » et du « Traité du Toasteur ».
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C’était il y a 15 ans, en juin 2008, lors d’une première mission sur la route de la drogue, de Kashgar en Chine jusqu’à à l’Afghanistan, route  empruntée par de minuscules camionnettes chinoises bourrées de précurseurs chimiques. 

Murghab est le plus haut village d’Asie et d’Europe, à 3612 m. C’est la perle du Pamir, avec 6000 habitants. S’y rendre est une épopée instructive. Il faut d’abord arriver à Khorog, préfecture du Pamir, ce que j’ai pu faire en son temps avec l’hélicoptère de l’Agha Khan. Maintenant, l’hélicoptère ne vole plus ; il faut deux journées de voiture à partir de Douchanbé.

Khorog n’est qu’à 2000 mètres d’altitude, à la frontière de l’Afghanistan, et longée par la rivière Panj, l’Oxus d’Alexandre Le Grand. De là, il faut prendre «l’autoroute » du Pamir : une piste rocailleuse, entrecoupée d’asphalte déposé par les Chinois et menant en une journée à Murghab, près de la frontière chinoise. Le périple est une nouvelle preuve et épreuve de la sélection naturelle. Non seulement pour les voyageurs, plus ou moins sensibles aux cahots et au mal des montagnes, mais aussi pour la vie animale. Les espèces disparaissent au fur et à mesure de l’altitude. Les vaches, puis les moutons, les yaks, les oiseaux et enfin les insectes. Imaginez un monde sans oiseaux, ni insectes!  Ce sont les hauts plateaux. Sur le toit du monde, il ne reste plus que des humains. Mi-nomades, mi-sédentaires, partagés entre les yourtes et les maisonnettes basses réunies par d’antiques side-car soviétiques. Ces humains sont dotés de robes chatoyantes, pour la partie féminine, et de hauts chapeaux de feutre clair pour la partie masculine. Car ici, ils sont kirghizs et parlent davantage kirghiz que tadjik.

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Ici, tout est brun. Paradoxe d’un immense plateau d’altitude, d’où émergent au loin quelques cimes dont la neige est cachée par des fœhns de sables orangés. Les yourtes, les routes, les champs sont bruns. Les visages ronds de pommes fripées par le soleil sont bruns, se fanent  puis rident. Les cheveux sont ailes de corbeau. 

Trois exceptions cependant : les blonds, les villages et les lacs. Émergent en effet régulièrement, au fin fond du monde brun, des blonds aux yeux bleus: rémanence de la présence aux frontières de soldats soviétiques, plus que descendance des phalanges macédoniennes d’Alexandre?

Le village de Murghab est blanc; les maisonnettes d’un seul étage, résistant aux nombreux tremblements de terre, sont d’un éclat virginal. Avant-poste de l’empire russe, son plan est rigoureusement géométrique. Chaque  intersection de bloc est marquée par une épave de Jigouli blanche. Le tourisme est vert, c’est-à-dire brun bariolé : l’intérieur des maisons est sans doute égayé par des tapis colorés, des souzanis et de grandes couvertures brodées,  mais avec des sols de terre battue et des douches rustiques alimentées par des arrosoir gris- bruns et protégés du soleil par des zincs vieillis.

Le grand lac n’est pas brun; il est noir, «kara » en turc. Il s’appelle simplement le « lac noir »,  « kara keul ». Les Kirghizs, contrairement aux Tadjiks persanophones, sont turcophones. Plus exactement turciques.  On accède au lac noir en passant par un spa vieilli, mais encore fréquenté à 4000 m, puis par un observatoire astronomique construit il y a quelques décennies par la France, et maintenant rouillé et fermé; et enfin par des peintures rupestres à 5000 m qui font les délices des Archéologues alpinistes. Le lac est noir? Il semble noir parce qu’on en voit le fond, les rochers sombres à 300 m de profondeur. Mais son eau est limpide, claire, transparente. Kara Keul est en fait un lac Cristallin. 

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Notre premier dîner à Murghab, le 9 juin, est un dîner aux chandelles, au champagne et en musique. Nous sommes arrivés chargés. Mon compagnon de voyage et ami est l’ambassadeur bilatéral. Il a son rang à tenir. Bach à Murghab, dans la cour grise d’une maison écotouristique caca-d’oie, au soleil couchant derrière le pic « de l'officier soviétique », cela pose. Nous nous couchons tôt. À 4000 m, les nuits sont fraîches. Je lis quelques pages de mon petit livre rouge, Djamilia, qualifié de « plus grand roman d’amour«  par Aragon. Pour une fois, il ne se trompait pas. J’avais connu à Bruxelles son auteur, Tchenguiz Aïtmatov, alors Ambassadeur kirghiz auprès de l’OTAN. Vénérable peu disert, il écrivait en russe. Fermant le livre, je suis pris d’un frisson. Interrompant sa fuite, Djamilia s’arrête et m’avertit. Sentiment étrange, prémonition, boule de cristal.

Le second dîner, le lendemain, est un dîner de gala local. Nous sommes invités par le Raïs-Mokhtar, le gouverneur en personne. Rond de toutes  parts,  brun, moustachu, donc laïc. La barbe est réservée aux imams. Nommés par le gouvernement tadjik, il est néanmoins kirghiz, et habile. Ce soir, l’honneur du district est un jeu. Il faut mettre les petits piyola (plat tadjik) dans les grands. Les entrées pourraient rassasier tout le Pamir. Les brochettes-chachliks ont dépecé les troupeaux de yaks en transhumance. Arrive le plov-och sous une pyramide de riz. Le passage à chaque nouveau plat est assorti d’un toast. Bref, sec, catégorique et définitif sur l’état de nos relations bilatérales, ou les attraits respectifs de nos pays. Au moment du troisième toast, retentit une sonnerie stridente. Le téléphone rouge d’une batterie de vieux téléphones soviétiques en plastique exige une réponse. Le Raïs se précipite, écoute, s’étonne, se lamente. Il revient blême, affecté, éprouvé. Le téléphone asiatique a fonctionné. Il vient d’apprendre la mort le jour même en Allemagne de ce grand écrivain, Aïtmatov. Djamilia se retourne tristement, nous salue de la main et repart dans l’exil intemporel de ses steppes. À la mémoire de son créateur, nous prononçons un toast sincère, avec une émotion partagée. L’Asie centrale a de grands poètes, mais peu d’écrivains. Les agapes doivent continuer.

Arrive alors  le plat de résistance, le summum gastronomique des hauts plateaux: la tête de mouton grillée, brûlée et brune.

Nous avons droit au cerveau, insigne déjà élevé dans le protocole local. Mon collègue, fort heureusement pour nous hôte d’honneur,  a droit au morceau de choix : les yeux. C’est un grand professionnel. Imperturbable, il engouffre un globe, le gobe et le croque.

Et le craquement du cristallin crépite jusqu’au creux du Kara Keul. 

Il réconforte Djamilia.

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