Chroniques tadjikes : la guerre des gerbes<!-- --> | Atlantico.fr
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Le 9 mai, ce sont les autorités tadjikes qui célèbrent la Victoire.
Le 9 mai, ce sont les autorités tadjikes qui célèbrent la Victoire.
©DR

Fête nationale

Les fêtes nationales ne sont qu’une sous-partie des commémorations, des « moments de mémoires » si importants dans la vie d’un peuple.

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski est Diplomate européen, auteur de « Paradoxes des populismes européens » et du « Traité du Toasteur ».
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En ces temps de fêtes nationales, filons au défilé, gérons les gerbes! Canada, Etats-Unis, Suisse ont leur fête nationale en juillet. Mais les fêtes nationales ne sont qu’une sous-partie des commémorations, de ces « moments de mémoires » si importants dans la vie d’un peuple.

Une commémoration est politique. Une victoire est militaire. Une commémoration victorieuse est donc doublement politico-militaire. J’en ai connu de telles cérémonies. Gallipoli pour les Turcs, avec la phrase mémorable d’Atatürk : « Vous les mères, qui avez envoyé vos fils de lointains pays, séchez vos larmes ; ils reposent maintenant en paix dans notre giron. Après avoir perdu la vie sur cette terre, ils sont devenus nos enfants ». Austerlitz, où j’avais pu me rendre le 2 décembre 2005 pour le bicentenaire et devenir ainsi un brave. Et tous les 11 novembre, commémorés; à Istanbul, avec sur le monument, les vers de Péguy :

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,

Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.

Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.

Heureux ceux qui sont morts d'une mort solennelle ».

A Helsinki avec, comme héros, un matelot ivre, tombé de son bateau. À Sofia, avec toutes les victimes du typhus et de la grippe asiatique…

En Asie centrale, l’on fête aussi le 8 mai, la victoire contre le nazisme. Mais, en Asie centrale, le 8 mai est le 9 mai. Staline, dans une version orwellienne du calendrier, avait déjà imposé la réédition au 8 mai d’un premier acte de capitulation signé le 7 mai. Cette deuxième signature s’étant faite à Berlin le 8 mai à 23h01, le Père des Peuples opprimés a alors décidé de tenir compte du décalage horaire pour en faire une fête soviétique, le 9 mai, heure de Moscou. Cette date est encore reprise par nombre de pays, anciennement captifs de l’empire soviétique.

Au Tajikistan, la situation est plus complexe : le 8 mai est doublement fêté:le 8 mai, et le 9 mai. C’est la guerre des gerbes.

Le 8 mai, nos amis ukrainiens ont décidé de suivre la date européenne, rompant ainsi légitimement avec une date, imposée par leurs oppresseurs et agresseurs russes. Nous nous retrouvons donc au petit matin du 8 devant le "monument au Tank" de Douchanbé, en formation affinitaires, c’est-à-dire non seulement les Européens et Occidentaux, mais aussi des pays comme l’Inde, la Turquie, la Corée et le Japon. La commémoration est parfaitement réglementaire. Nous en avons informé les services du protocole tadjik qui sont aussi discrètement présents. Le dépôt de gerbe est simple et solennel. La séance est sobrement émouvante.

Le 9 mai, ce sont les autorités tadjikes qui célèbrent la Victoire. Pourrait-on s’en désolidariser ? 130 000 de leur fils  ont laissé leur vie durant la Seconde guerre mondiale, comme tant d’autres d’Asie centrale qui étaient souvent en première ligne. Mais la situation se complique, de par une présence militaire russe au Tajikistan. Une unité russe, la 201ème, forte de 7000 hommes est toujours établie ici. Elle se présente comme facteur de stabilité face à l’Afghanistan, alors qu’elle n’a plus aucune fonction de gardes-frontières. Elle est souvent perçue comme une armée d’occupation. Chaque 9 mai est une occasion pour la 201ème de tenter de marquer symboliquement des points. Aussi, les autorités tadjikes, en liaison avec le corps diplomatique, ont-elles édicté un scénario rigoureux, où rien n’est laissé au hasard.

La cérémonie se déroule au Parc de la Victoire, face a un monument soviétique impressionnant. Sur la stèle, une phrase, en tadjik et en russe : "Nous n’oublions rien, ni personne" .

Le corps diplomatique est présent dans son entièreté, sous la condition expresse que les militaires russes ne se manifestent pas, ni par un discours, ni par une présence excessive. Les Occidentaux ont prévenu qu’ils se retireront, juste avant tous dépôt de gerbe de la 201ème. Ce dépôt est incertain, et le protocole tadjik laisse planer le doute. Les Occidentaux sont placés en bout de file, près de la sortie, pour faciliter leur éventuel retrait. Ils sont vigilants. Mais la guerre des gerbes est une guerre hybride, sournoise, vicieuse. Et ces dernières qualités, nos opposants n’en manquent pas. Tour à tour, arrivent les gerbes des corps  constitués, Tadjiks,  corps diplomatique, associations et syndicats, mairies, gouverneurs. Ils sont annoncés au micro juste avant le dépôt. Arrive un militaire tadjik porteur d’une gerbe inconnue. Ce n’est qu’après le dépôt que le micro se réfère à la 201ème. Surpris, nous reculons alors d’un pas.  Notre signe de désapprobation sera-t-il suffisant? Il est noté. Subtilité de la diplomatie des gerbes. La cérémonie se termine.

Nous nous promettons de ne plus jamais nous laisser surprendre. Ce sera d’autant plus facile que, tôt ou tard, toute l’Asie centrale ne célébrera la Victoire que le 8 mai; et par choix, comme l'Ukraine.

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