Chroniques déjantées dans la presse underground des années 1980 : comment les reportages du magazine Actuel ont révolutionné le journalisme<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photographie datée du 28 décembre 1979 du journaliste Jean-François Bizot, à la rédaction d'Actuel à Paris.
Une photographie datée du 28 décembre 1979 du journaliste Jean-François Bizot, à la rédaction d'Actuel à Paris.
©DOMINIQUE FAGET / AFP

Bonnes feuilles

Catherine Euvrard publie « Faites n'importe quoi, mais faites-le bien !: Chroniques déjantées dans la presse underground des années 1980 » aux éditions Kiwi. Lorsque Catherine Euvrard est embauchée à la direction d’Actuel le 4 janvier 1982, elle est très loin d’imaginer ce qui l’attend au cours des quatre années qui suivront. Elle relate la franche camaraderie et les bons souvenirs de cette époque qui a changé sa vie. Extrait 2/2.

Catherine Euvrard

Catherine Euvrard

Catherine Euvrard dirige CE Consultants, l'un des plus importants cabinets de chasseurs de têtes, spécialisé dans le recrutement de cadres supérieurs et dirigeants. Ses deux précédents ouvrages : En avoir ou non, secrets d'un chasseur de têtes (JC Lattes), On marche sur la tête ! (Eyrolles).

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Directrice, DRH, responsable de la publicité, contrôleuse de gestion, organisatrice de fêtes, gardienne de cochon… Volens nolens, j’avais donc exercé à peu près tous ces métiers chez Actuel, sous la férule rigolarde de Jean-François Bizot. Il ne manquait qu’une petite expérience à ma palette : devenir journaliste à mon tour. Dans un journal, après tout, c’était bien la moindre des choses… D’autant que l’on me proposait d’entrer dans la carrière via un genre journalistique qui me dispensait d’apprentissage. Un genre propre à Actuel, du moins en France : l’imposture. Cette forme de journalisme consiste à endosser une fausse identité pour pouvoir pénétrer des milieux d’ordinaire fermés aux enquêtes classiques. Cette entorse au code déontologique de la profession se justifie par son ambition première : pouvoir révéler des vérités que certains voudraient maintenir cachées…

À vrai dire, Actuel n’avait fait que reprendre un procédé déjà utilisé avec grand retentissement dans les années 1960 par le Blanc américain John Howard Griffin. Dans l’Amérique raciste du Sud profond, il avait vécu six semaines Dans la peau d’un Noir (le titre de son livre). Une décennie plus tard, le journaliste Hans-Günther Walraff avait endossé l’identité et la vie d’un ouvrier turc pour dénoncer la condition des immigrés en Allemagne. Un peu plus tard, il s’était également introduit comme journaliste dans le grand groupe Bild-Zeitung pour révéler les manipulations que l’on y faisait subir à l’information.

C’est de ces exemples prestigieux que se réclamait Jean-François quand il relevait le défi de ces fameuses impostures : faire éclater des scandales, dévoiler le dessous des cartes, mais aussi amuser ses lecteurs en leur racontant des histoires savoureuses que les journaux traditionnels s’interdisaient de publier.

Dès les premiers numéros, le journaliste Yannick Blanc – de son véritable nom ! – avait repris l’idée de Griffin et s’était glissé dans la peau d’un Noir afin d’évaluer le niveau de racisme de la petite ville de Dreux, alors poste avancé électoral du Front national. À dire vrai, Yannick n’avait rien débusqué de particulièrement scandaleux. Cette imposture avait cependant beaucoup contribué à la renommée du magazine, qui venait de se lancer.

Dans la foulée de ce premier exploit, le magazine avait publié les aventures de Patrick Rambaud et de sa compagne vietnamienne, devenus personnels de maison chez de riches Parisiens ; celles d’un André Bercoff déguisé en émir du Golfe prêt à dégainer son carnet de chèques pour racheter la moitié de la capitale et du vignoble bordelais ; celles d’un Michel Sidhom campant un inspecteur du travail intransigeant qui collait des PV aux entreprises du bâtiment ou de la restauration rapide en délicatesse avec le Code du travail ; celles du jeune Phil Casoar, retournant dans son ancien lycée cinq ans après l’avoir quitté pour prendre le pouls de la jeunesse ; celles, encore, de Jean-Luc Porquet, embauché dans une usine d’abattage de volailles pour raconter ce qui s’y passe de peu reluisant… quarante ans avant que les activistes de l’écologie ne s’emparent du procédé !

Je vous fais grâce des aventures de Luis González-Mata, l’espion de Franco, qui nous ramena du Vatican, outre une bénédiction spéciale du pape destinée à toute la rédaction, une interview exclusive du Saint-Père enregistrée en douce grâce à une bible truquée. L’acteur-scénariste Pierre Edelman, de son côté, figura pendant quelques semaines un monstre lâché dans le métro parisien, affublé d’une tête entre Elephant Man et Quasimodo.

Avec mon look BCBG et mon carnet d’adresses déjà conséquent dans le milieu des entreprises, Jean-François Bizot décida que je ferais… un chasseur de têtes crédible ! En cela, il anticipait ce que j’allais réellement devenir à partir de 1988. Il faut dire, en outre, que la période s’y prêtait : en 1981, la gauche était arrivée au pouvoir et s’était empressée de nationaliser une douzaine de grandes entreprises, parmi lesquelles Renault, Havas et toutes les banques. Inutile de préciser que cela avait semé une belle pagaille dans l’économie française et amorcé un jeu de chaises musicales géant dans les directions de ces entreprises. Beaucoup de leurs dirigeants ne demandaient qu’à s’expatrier ou, du moins, à changer de job et d’employeur.

Soyons clairs : cette imposture ne m’a pas servi de galop d’essai dans ma future profession de chasseur de têtes ; elle m’en a éventuellement donné un avant-goût. Par ailleurs, le résultat journalistique n’a pas été à la hauteur de ce que Jean-François espérait. J’en veux pour preuve ma piteuse tentative de débaucher un cadre dirigeant d’une société connue dont je tairai le nom. Comme je savais, et pour cause, que je n’aurais jamais à régler l’addition, je pouvais me permettre d’offrir à mes proies des salaires mirobolants ; mais même cela ne suffit pas ! À peine avais-je commencé à déployer mes arguments que mon interlocuteur éclata de rire : « Remettez vos fichiers à jour, chère madame ! J’ai soixante-cinq ans et je prends ma retraite dans trois mois ! » Depuis, j’ai effectivement appris à tenir mes fiches à jour. L’actualisation scrupuleuse des informations est devenue, je l’ai souvent vérifié, un des points forts de mon cabinet.

Ma seconde imposture pour le compte d’Actuel fut beaucoup plus gratifiante – et amusante. Cette fois, Jean-François proposa à trois personnes – Jacques Massadian, notre responsable de la fabrication, la chanteuse Sapho, grande amie du journal, et moi-même – de se laisser intégralement relooker. Il était tombé dans la presse sur la petite annonce de deux filles qui avaient créé une agence de relooking : elles promettaient à leurs clients de leur offrir une seconde chance dans la vie en les transformant des pieds à la tête, garde-robe comprise.

Les consignes étaient les suivantes : Sapho, reconnaissable de loin avec ses cheveux rouges, devait chercher à s’assagir un brin pour complaire à son futur employeur américain – elle prétendrait avoir décroché un job dans une multinationale yankee – ; Massadian servirait aux deux filles une histoire assez voisine : nommé dans une grande société parisienne, il souhaitait banaliser son apparence, raccourcir notamment ses cheveux et changer ses chemises à fleurs pour des tenues plus classiques. Deux cas assez banals pour nos relookeuses. Je précise qu’évidemment, nous n’étions pas censés nous connaître. Nous étions donc allés les consulter séparément.

Mon cas représentait pour elles un défi autrement conséquent. Jugez-en : je jouais une bourge de province, limite vieille fille, tombée amoureuse d’un jeune godelureau. Je feignais de les appeler au secours, les priant de m’aider à garder mon jules, consciente que tout était à revoir chez moi : tenues, maquillage, coiffure… Les deux conseillères fondirent sur ma penderie comme des furies, bien décidées à faire place nette. Dans mon propre appartement neuilléen, j’avais pris soin de laisser mes fringues les plus ringardes, notamment mes délicieux chemisiers à nœuds.

Elles ne leur trouvèrent évidemment aucune excuse ! Tous mes vêtements ne formèrent bientôt plus qu’une pile, destination le fripier d’Emmaüs. Elles m’entraînèrent aussi sec dans les quartiers de Saint-Germain et Saint-Michel pour acquérir force jeans et tops près du corps. Je me souviens notamment d’une séance d’essayage homérique chez le Pantashop de la rue de Rennes !

La phase suivante a consisté à tenter de travailler mes courbes pour me sculpter un corps de nymphe. Il y avait du boulot, je le confesse en toute modestie. Dans le petit bureau des relookeuses, situé dans un vieil immeuble du 4e arrondissement, un malabar serbe m’attendait. C’était, paraît-il, un chiropracteur réputé. Il me fit emprunter un petit escalier avant de me pousser dans une petite pièce et de fermer la porte à clé. Puis, ce colosse au torse velu m’empoigna comme une vieille valise et me jeta sur sa paillasse avant de commencer à me malaxer et à me frapper du plat de la main comme personne n’avait jamais osé le faire. Cette première séance fut aussi la dernière : pétrifiée de trouille, j’arrêtai les frais, jugeant que ma silhouette s’était déjà suffisamment affinée comme ça.

Le plus drôle, c’est que, par l’intermédiaire de Jacques Massadian, j’avais le diagnostic des deux relookeuses me concernant : « On a, en ce moment, une bourge de chez bourge, elle est nulle ! Elle drague un petit jeune, mais elle n’a aucune chance… »

Ma petite fierté de journaliste débutante fut quand même de n’avoir pas été repérée, alors que mes deux collègues, Sapho et Massadian, furent assez vite démasqués comme journalistes d’Actuel. Les deux grandes professionnelles du relooking qui m’avaient prise en main commirent de leur côté une bourde monumentale quand elles voulurent m’appeler à mon domicile, chose que je leur avais évidemment formellement interdite. Mon mari, mis auparavant dans la confidence, fit celui qui ne comprenait rien à ces histoires et sauva la situation. Plus tard, ces deux filles s’en tirèrent d’ailleurs plutôt bien, puisqu’elles revendirent cette histoire qui n’était pourtant pas la leur à une chaîne de télévision !

Jean-François, que cette histoire avait beaucoup amusé, comme d’ailleurs toutes les impostures qu’il organisait – et qu’il contrôlait de bout en bout –, en profita pour me donner le petit cours de journalisme qu’il prodiguait à tous ses nouveaux entrants : « Au moment d’écrire, soigne toujours ton premier paragraphe, certains lecteurs n’iront pas plus loin ! Tu dois y raconter brièvement une anecdote étonnante qui pique immédiatement l’attention. Tu peux éventuellement remplacer l’anecdote par une citation bien sentie ou par un chiffre significatif, que tu décortiques et qui éclaire ton sujet. Le deuxième paragraphe sert de transition ; généralise, replace ton histoire dans un cadre plus global, de façon à convaincre ton lecteur qu’il va apprendre des trucs passionnants s’il accepte de te suivre. Après, c’est gagné, ou presque : tu déroules ton histoire en l’entrelardant de citations ou de petits dialogues. En te gardant juste, bien au chaud, une anecdote ou une phrase un peu forte pour ta conclusion ! »

Les professionnels de l’écriture journalistique reconnaîtront là les grandes leçons théorisées dès les années 1930 par les grands médias américains, puis – beaucoup plus tard ! –, chez nous, par des hebdomadaires comme L’Express ou Le Nouvel Observateur. L’Express où, d’ailleurs, le jeune Bizot avait fait ses classes aux côtés de Françoise Giroud dans les années 1960.

A lire aussi : Les secrets de fabrication du magazine Actuel

Extrait du livre de Catherine Euvrard, « Faites n'importe quoi, mais faites-le bien !: Chroniques déjantées dans la presse underground des années 1980 », publié aux éditions Kiwi

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