Choc des titans : pourquoi la bataille Apple/Tesla sur la voiture électrique pourrait révolutionner l’industrie tout entière<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
High-tech
Choc des titans : pourquoi la bataille Apple/Tesla sur la voiture électrique pourrait révolutionner l’industrie tout entière
©

Haute-tension

Les ambitions d'Apple dans le secteur automobile se précisent et l'entreprise se frotte à Tesla leader de l'innovation et des coups d'éclat outre-Atlantique.

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou est directeur général adjoint du cabinet de conseil Sia Partners. Il est l'auteur de "Liberté, égalité, mobilié" aux éditions Marie B et "1,2 milliards d’automobiles, 7 milliards de terriens, la cohabitation est-elle possible ?" (2012).

Voir la bio »

Atlantico.fr : Apple semble vouloir se lancer sur le marché de la voiture électrique et de la voiture autonome, où il va chercher à concurrencer Tesla, comment expliquer qu’un nouveau géant du numérique, dont l’automobile n’est pas le domaine premier, cherche ainsi à s’insérer sur le marché ? 

Jean-Pierre Corniou : Depuis la crise de 2008, l’industrie automobile mondiale cherche à se dégager du carcan de contraintes qui la pénalise. Réduction des émissions de CO2, fortes contraintes sur les émissions de particules et de NOx, restrictions de circulation en ville, limitations de vitesse, concurrence de nouvelles formes d’auto-partage et de co-voiturage qui freinent la demande traditionnelle d’acquisition d’un véhicule en pleine propriété, cette industrie se retrouve contestée sur tous les fronts après 130 ans d’expansion. Elle a engagé, à marche forcée, un vaste programme de transformation qui se résume sous la forme du sigle CASE, pour Connected, Autonomous, Shared and Electric. En dix ans l’industrie automobile mondiale a lancé ces chantiers considérables qui remettent en cause les fondamentaux historiques du véhicule individuel à pétrole, qui sera désormais connecté, autonome, partagé et électrique. 

Mais elle n’a plus toutes les cartes en mains. Cette industrie puissante, mondiale, habituée à tout contrôler, volontiers dominatrice envers ses sous-traitants, doit aujourd’hui composer avec de nouveaux acteurs qui deviennent co-responsables des nouvelles fonctionnalités dont l’automobile se dote. C’est en premier lieu l’industrie des composants électroniques et des logiciels, qui représentent une part croissante du prix de revient d’une automobile, environ 40% en 2020. Pour les véhicules électriques, c’est évidemment les batteries qui représentent le poste principal du coût et nécessitent une technicité qui n’est pas dans le corps de métier des constructeurs, mais appartient à quelques industriels asiatiques. Enfin, ce sont les services, dont des acteurs de la mobilité partagée comme Uber, Lyft et Didi ont le leadership, avec les spécialistes de la cartographie numérique comme Google et Apple. 

Historiquement intégrateurs, en tant que concepteurs, ensembliers et distributeurs, les constructeurs automobiles sont aujourd’hui contraints de négocier avec des acteurs puissants sur lesquels ils n’ont plus le pouvoir de décision qu’ils avaient auprès des équipementiers traditionnels. Dès lors il est naturel que ces acteurs technologiques, dont les moyens techniques et financiers sont considérables, cherchent à influencer l’évolution du marché dans un sens qui leur soit favorable. C’est Google qui a lancé avec sa Google Car, au début de la décennie 2010, le défi de l’autonomie aux constructeurs traditionnels. C’est un petit constructeur issu de la Silicon Valley, Tesla, qui en dix a réussi à bousculer le classement mondial des constructeurs automobiles pour la capitalisation boursière. Quant à Apple, il n’a jamais fait mystère depuis 2014 de s‘intéresser au véhicule électrique, avec un cheminement toutefois erratique qui laissait penser en 2017 qu’il abandonnait ce secteur pour se concentrer sur l’intelligence des véhicules autonomes. Les annonces de cette fin d’année 2020 semblent confirmer le retour d’Apple dans la course à la refondation de l’automobile, mais la nature de son projet comme la date de 2024 pour une commercialisation sont encore très floues. 

En Chine, premier pays automobile mondial, les constructeurs, comme BAIC, SAIC, BYD, Geely sont également dans l’obligation de s’allier avec les grands spécialistes de l’électronique, des logiciels et de l’intelligence artificielle que sont Huawei, Tencent, Alibaba ou Baidu.

Atlantico.fr : Doit-on s’attendre à ce que la concurrence entre Apple et Tesla ait un impact important sur l’industrie, et pas seulement automobile, notamment sur les méthodes de production en raison de la philosophie des deux entreprises opposées sur le sujet ?

Jean-Pierre Corniou : Le marché automobile est en pleine mutation, mais le produit automobile a des caractéristiques rigoureuses qui en font le produit de grande consommation le plus réglementé à la fois dans ses propriétés techniques (sécurité, impact environnemental) que dans son usage. Il ne s’agit pas de disposer d’une expertise sur quelques composants pour devenir constructeur automobile, qui est un métier de systémicien.

Apple et Tesla n’ont pas du tout, sur ce plan, le même profil. Il est prématuré de statuer sur les intentions réelles d’Apple en matière de construction automobile, qui en reste au niveau des intentions et des travaux de recherche, alors que Tesla est devenu un constructeur respectable, déjà très engagé mondialement avec, depuis 2010, une usine aux États-Unis, à Fremont, en Californie, ex-usine General Motors, une en Chine et, en 2021, une nouvelle usine en Europe, à Berlin. Tesla va produire 400 000 voitures en 2020 et dispose d’une gamme de quatre véhicules et plusieurs seront lancés dans les prochains trimestres. Tesla a également une expérience industrielle dans les batteries et s’engage dans la fourniture et le stockage d’énergie électrique. La Gigafactory de Tesla dans le Nevada est la plus grande usine de batteries automobiles au monde avec 20 GWh de production. Sa maîtrise industrielle de la production de batteries lui permet régulièrement d’en baisser le coût, ce qui est le facteur critique de la compétitivité des véhicules électriques. 

Tesla, après avoir fait l’objet d’incrédulité voire d’ironie de la parte des constructeurs « legacy » dispose d’une expérience robuste dans la production et la maintenance d’une flotte de près d’un million de véhicules en circulation. Et ses 608 milliards USD de capitalisation boursière pour un chiffre d’affaires (2019) de 24,6 milliards $ enfoncent Toyota, premier constructeur mondial avec 280 milliards $ de revenus en 2019 et 241 milliards $ de capitalisation boursière.  

Pour l’instant, Apple n’a pas produit de voiture et son expérience est surtout concentrée sur l’amont, la conception de produits électroniques et les logiciels, et sur l’aval, le marketing et la distribution. La production industrielle de véhicules automobiles s’est révélée, comme l’exemple de Tesla l’a démontré, un métier complexe. Mais Apple est une entreprise très riche, aux moyens techniques en design, conception et ingénierie exceptionnels et qui maîtrise parfaitement le champ des produits électroniques et de l’intégration logicielle. Apple est aussi en mesure de nouer les partenariats industriels nécessaires à la production en série de véhicules, comme avec Foxconn qui produit les iPhone et a décidé de s’intéresser à l’automobile en concevant une plate-forme de véhicule électrique. Cela peut être un facteur de rupture car jusqu’alors l’industrie automobile ne s’était pas risquée au modèle « fabless » et avait, comme Tesla, tenu à assembler ses véhicules sous sa responsabilité. 

On a d’ailleurs un instant d’ailleurs prêté l’intention à Apple de racheter Tesla, information confirmée par Elon Musk lui-même par un tweet du 22 décembre. Musk avait proposé à Tim Cook de racheter Tesla pour une valeur de 60 milliards $, 10% de la capitalisation actuelle. 

Il est clair que Tesla a dix ans d’avance sur Apple dans la conception et la production d’une voiture électrique opérationnelle, mais Apple est en mesure de disposer d’une expertise, encore non prouvée dans la pratique, dans la capacité de concevoir un véhicule autonome. En effet cette intelligence consiste à traiter des images issues de caméras et de capteurs pour « comprendre » l’environnement et prendre la meilleure décision possible. C’est un domaine où Apple est en mesure de rassembler les meilleurs talents et d’acheter, comme récemment en 2020 Xnor.ai et Vilynx,  des firmes spécialisées.  Et c’est le patron de l’IA d’Apple, John Giannandra, qui vient de prendre la direction de l’unité en charge de la conception de la voiture autonome.

Quant à la maîtrise de la batterie, c’est un point absolument critique pour lequel des dizaines de centres de recherche sont en compétition dans le monde. Il s’agit de trouver la meilleure équation chimique permettant d’améliorer l’autonomie des véhicules, qui est au mieux aujourd’hui de 400 km, de réduire le temps de recharge, de baisser le poids et de réduire le coût en renforçant la sécurité. Tous les jours, paraissent des informations sur des progrès obtenus en laboratoire sur chacun de ces points, mais le passage à l’industrialisation de masse ne semble pas laisser entrevoir un changement spectaculaire avant plusieurs années. Apple d’ailleurs n’a pas donné d’information précise sur sa technologie de batterie révolutionnaire ni sur ses partenaires industriels éventuels

Atlantico.fr : Dans cette confrontation, laquelle des deux méthodes a le plus de chance de l’emporter ? 

Jean-Pierre Corniou : Il est très prématuré de statuer sur ce point tant les informations qui ont filtré dans le communiqué de Reuters sont encore imprécises. Elon Musk s’est empressé de dire qu’il ne croyait pas à la possibilité de créer une batterie monocellulaire comme le prétendrait Apple. Il n’est pas facile de devenir un constructeur automobile et aujourd’hui seuls Tesla et quelques constructeurs chinois ont démontré qu’il était néanmoins possible d’atteindre un niveau de qualité et de compétitivité suffisants pour bouleverser les lignes d’un marché très compact. Faute d’informations plus précises, on ne peut dire que Apple n’a pas d’expérience de construction industrielle alors que tesla en a acquis une , chèrement, mais que c’est là peut-être où Apple peut se différencier radicalement  en supprimant cette phase délicate d’apprentissage. Néanmoins, Apple devra rester responsable de l’ingénierie du système global et de ses performance industrielles et opérationnelles en qualité, coût et délais, ce qui n’est pas non plus un métier facile dans l’automobile.

Atlantico.fr : Les acteurs traditionnels de l'automobile sont-ils menacés d’être supplantés par ces géants que sont Apple et Tesla ?

Jean-Pierre Corniou : Il est évident que le bouleversement en cours va continuer à affecter la structure de l’industrie automobile mondiale. L’électrification de l’automobile est le vecteur majeur de cette mutation. Il est de fait plus facile de concevoir et de construire un véhicule électrique qu’un véhicule thermique. Aussi, il est certain que vont apparaître de nouveaux constructeurs qui vont exploiter leur expertise dans les métiers de l’électronique, du logiciel, de l’intelligence artificielle, comme dans les batteries à l’instar du chinois BYD, métiers désormais critiques dans le succès automobile, pour tenter de se lancer dans la production automobile.

La physionomie actuelle de l’industrie est le résultat d’une longue restructuration qui a vu le nombre de constructeurs et le nombre de marques diminuer considérablement dans les pays à l’origine de l’automobile, Europe et États-Unis, puis Japon. Dans ces pays la concentration a été un processus constant, permettant des séries longues et la mutualisation des composants et des usines, et les nouveaux venus se sont contentés de marchés de niche précaires. Mais de nouveaux compétiteurs sont apparus, en Corée du Sud puis en Chine. Les constructeurs historiques ont longtemps été protégés par les mesures protectionnistes, puis par les habitudes et les normes nationales comme la fidélité aux marques. Leur avance technique sur la maîtrise du groupe motopropulseur a longtemps été un élément de protection. Mais la mondialisation de l’industrie automobile a fini, progressivement, par unifier le marché. 

Seule la Chine aujourd’hui, premier marché mondial, est un cas atypique. Elle n’est pas un exportateur redoutable pour les autres constructeurs nationaux, alors qu’elle dispose d’une surcapacité de production importante, mais elle constitue un débouché majeur pour que les constructeurs leaders que sont Volkswagen, General Motors, Toyota et Nissan.  Or ce sont ces constructeurs, plus que les constructeurs chinois, à court terme, qui vont utiliser leur base industrielle chinoise pour réexporter vers leurs marchés européens et nord-américains. Et les grands acteurs internationaux présents sur le marché chinois vont bénéficier de l’appel d’air considérable que constitue en Chine la volonté de l’État de faire basculer le marché du thermique vers l’électrique. Tesla a d’ailleurs commencé à exporter de Chine son Model 3.

Dès lors, on peut affirmer que l’automobile, telle qu’elle a pu s’imposer après la seconde guerre mondiale, est arrivée à la fin d’un cycle. L’automobile ne sera plus ce symbole de liberté et de désir d’autonomie qu’elle a su construire, mais deviendra un outil efficient, composant d’un système plus large de mobilité, où de nouveaux acteurs partageront la responsabilité de l’optimum global avec des constructeurs, industriels de la mécanique désormais hybrides, capables de fournir des produits fiables et frugaux en ressources.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !