Ces Russes qui ont émigré en nombre depuis le début de la guerre en Ukraine<!-- --> | Atlantico.fr
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Cette nouvelle vague d’émigration ne fait pas encore l’objet d’estimations très fiables.
Cette nouvelle vague d’émigration ne fait pas encore l’objet d’estimations très fiables.
©ELIAS HUUHTANEN AFP

Fuite

La Russie a perdu entre 500 000 et un million d'habitants depuis qu'elle a déclenché la guerre en Ukraine. Le phénomène est d’ores et déjà comparé avec l’émigration de 1917, qui fut la plus importante de l’histoire du pays, après la révolution bolchévique.

Viatcheslav  Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii est spécialiste des relations internationales et de la stratégie des affaires internationales.

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Atlantico : La Russie semble aujourd’hui faire face à un problème d’ordre démographique, au moins depuis le début de la guerre en Ukraine. Et pour cause : de nombreux ressortissants russes ont décidé de quitter le pays depuis le commencement du conflit. Quelle est l’ampleur de cette “diaspora”, si tant est que le mot s’applique ?

Viatcheslav Avioutskii : Je ne parlerais pas de diaspora, de mon côté. Le terme n’est pas exact en cela qu’il entend un déplacement permanent des populations concernées. Je parlerais plutôt d’émigration, qui illustre mieux l’instabilité des déplacements actuels. Du reste, ne nous fourvoyons pas : les problèmes démographiques auxquels est confrontée la Russie pré-datent considérablement le début du conflit russo-ukrainien. Ceci étant dit, force est de constater que ce dernier a aggravé la situation. Il y a eu des pertes humaines assez importantes.

Dans les faits, la Russie fait face à un problème démographique depuis la fin de l’Union Soviétique et qui n’a eu de cesse de s’aggraver depuis. Entre les années 1990 et 2000, la Russie perdait ainsi entre 600 000 et 1 000 000 000 de personnes à l’année. Au début des années 2010, et pour une courte période, le gouvernement a réussi à infléchir cette baisse jusqu’à temporairement inverser la situation à l’aide d’une politique volontariste.

Cette nouvelle vague d’émigration ne fait pas encore l’objet d’estimations très fiables. Cependant, nous pouvons actuellement supputer que la Russie a perdu entre 500 000 et 1 000 000 000 de personnes. Le phénomène est d’ores et déjà comparé avec l’émigration de 1917, qui fut la plus importante de l’histoire du pays, suivant la révolution bolchévique.

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Les communautés qui fuient la Russie depuis un an se dirigent, assez naturellement, vers les nations qui n’ont pas mis en place des restrictions en matière de visa. C’est le cas de la plupart des anciens pays soviétiques (ou membres de la CEI), tels que la Géorgie ou l’Arménie, par exemple. Il faut aussi mentionner la Turquie et la Serbie. Près de 150 000 Russes détiennent une carte de séjour turque depuis le début du conflit. On compte environ 100 000 ressortissants russes en Serbie. De même, une centaine de milliers de Russes, environ, se sont établis dans des pays assez petits tels que la Géorgie (qui ne compte que quelques millions d’habitants seulement). Enfin, il y a une communauté assez importante qui a décidé de s’installer au Kazakhstan.

Pour quelle raison ces ressortissants ont-ils décidé de quitter leur pays après qu'il a déclenché la guerre ? Que faut-il lire dans cette vague d’émigration ? Un éventuel désaveu pour Vladimir Poutine et son régime ou la crainte d’un conflit armé susceptible de se déplacer (partiellement, au moins, en témoignent les assauts de drones) sur le sol russe ? 

Pour l’heure, les assauts de drones ukrainiens n’ont pu avoir qu’un impact assez marginal. Il s’agit d’attaques ponctuelles qui ne visent pas la population civile. Rien ne nous permet de prouver, en l’état, qu’elles ont eu un réel impact sur l’état d’esprit de la population russe.

Deux raisons permettent d’expliquer les départs de ressortissants russes depuis le début de la guerre. 

D’abord, il y a la question politique, que constitue le rejet de la guerre. Un certain nombre des ressortissants russes partis l’ont fait de façon spontanée, décidant de ne plus avoir rien à faire avec le pays qu’ils perçoivent comme l’agresseur d’une autre nation. Pour eux, le monde s’est écroulé. Ils partagent généralement les valeurs libérales de l’Occident et font souvent preuve d’un haut niveau d’études.

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Ensuite, il y a ceux qui ont choisi de partir car ils craignaient d’être mobilisés. La plupart sont des hommes, les femmes étant moins concernées par la mobilisation, qui se sont réfugiés sans nécessairement partager les valeurs précédemment évoquées (quoique cela puisse aussi être le cas). Souvent, ils sont partis à pied, en vélo ou en voiture pour passer la frontière. Ils n’ont pas toujours les moyens de partir comme ont pu le faire certains parmi les classes socio-professionnelles plus avancées.

Qui sont les Russes que le pays est aujourd’hui en train de perdre ? Ce phénomène concerne-t-il l’ensemble des catégories de la population de façon uniforme ?

Tout une panoplie de sous-groupes appartient à l’échantillon de ces individus en partance mais force est de constater qu’il y a parmi eux un très grand nombre de spécialistes de très haute qualification, exerçant notamment dans la technologie de l’information. Ils sont une centaine de milliers environ. On retrouve, parmi eux, des spécialistes du software, des ingénieurs en informatique et des experts en high-tech, par exemple. Cela représente 10% de l’effectif de ce secteur industriel au total, ce qui constitue une perte très importante pour la Russie.

Bien sûr, ils ne sont pas les seuls à partir. Il faut aussi citer les journalistes, qui partent pour des raisons assez évidentes, mais aussi des artistes qui migrent pour des raisons politiques. Ils ne sont pas très nombreux, c’est vrai, mais leur impact social est d’autant plus important qu’ils bénéficient d’une audience qui compte parfois dans les dizaines de millions. L’une des figures les plus connues du paysage musical russe est récemment partie en Israël, avec son conjoint. Il s’agit d’Alla Pougatcheva, que l’on pourrait présenter comme la Johnny Hallyday russe. Elle ne s’est pas prononcée ouvertement sur la question du conflit, mais est harcelée par les autorités russes qui cherchent à savoir si elle participe au financement des forces armées ukrainiennes.

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N’oublions pas non plus les secteurs de l’édition et du design : c’est près de la moitié des travailleurs qui sont partis. Sur l’ensemble du secteur des services (banques, marketing, cadres, pour ne citer qu’eux), on constate que c’est essentiellement la haute tranche de la classe moyenne qui a pu partir. Elle avait les revenus pour s’en aller et maîtrise les langues étrangères, sait comment s’intégrer et se déplacer à l’extérieur… Du reste, il ne faut pas perdre de vue qu’il y a deux cas de figure très différents, avec d’un côté les ressortissants russes qui continuent à travailler à distance pour leur employeur russe et de l’autre ceux qui démissionnent pour créer leur entreprise à l’étranger ou trouver un autre employeur. Ceux-là peuvent sous-traiter des demandes russes ou travailler pour d’autres pays.

Mentionnons également les professeurs d’universités, qui sont nombreux à s’être réfugiés dans les pays occidentaux pour des raisons scientifiques… mais pas seulement. Il ne faut pas oublier que beaucoup des partenariats scientifiques qui ont été mis en place l’ont été de manière conjointe avec des nations occidentales, qui participaient souvent activement au financement de ce type de projets. 

L’administration russe a-t-elle tenté de retenir ses ressortissants ?

Cela dépend. Dans le cas des professeurs d’université, que nous évoquions précédemment, l’administration s’est avérée assez satisfaite de les voir partir. Elle n’a donc pas essayé de les retenir et les a même encouragés à l’exode, puisque les universités sont perçues comme autant de foyers d’opposition au régime. Depuis peu , un professeur très connu du nom de Konstantin Sonin (qui travaille à l’université de Chicago, où il est professeur en économie) fait l’objet d’une plainte de l’Etat russe. Parce qu’il est considéré comme un criminel, il ne peut plus revenir en Russie, même pour des vacances par exemple.

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Du reste, l’aile politique jusqu’au-boutiste (celle qui s’est engagée assez naturellement dans le conflit avec l’Ukraine) est assez contente de voir les ressortissants qu’elle estime être des “traîtres” quitter le pays. Elle compte un certain nombre de représentants au sein du Parlement et souhaite imposer au travers de la loi des sanctions à ces personnes. On parle de taxes supplémentaires, notamment.

L’aile économique du gouvernement russe, pour sa part, prône une toute autre approche. Elle soutient bien sûr la guerre, mais elle estime aussi qu’il sera très complexe de former de nouveaux ingénieurs en informatique (pour ne citer qu’eux) et y voit un capital humain particulièrement sollicité au niveau international. Il est donc nécessaire de les courtiser, de les rassurer aussi en leur assurant qu’ils seront intégrés à des catégories de la population non-mobilisable, par exemple.

Force est de constater que la Russie manque aujourd’hui de main d'œuvre. Plusieurs secteurs ont été alimentés par la tranche haute de la classe moyenne, dans la restauration ou le tourisme, qui souffrent directement des conséquences de cet exode. Ainsi, il s’avère beaucoup plus complexe de vendre depuis le début de la guerre un appartement à Moscou, particulièrement quand il est neuf. Pour survivre, les promoteurs sont désormais contraints de baisser de 20 à 30% le prix des appartements qu’ils mettent en vente. Par ailleurs, effet secondaire de cette situation : la Russie, sur le plan professionnel, tend à se féminiser depuis le début du conflit, faute d’hommes pour occuper les postes évoqués.

Le solde démographique russe est aussi alimenté par des arrivées en provenance d’Ukraine. Cela suffit-il à combler ce problème ?

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C’est exact et c’est pour cela que les départs de nombreux citoyens russes ne sont pas évidents à repérer. Le départ d’un million d’entre eux a été compensé par une arrivée massive de réfugiés ukrainiens, qui se sont déplacés ou ont été déplacés après l’occupation de toute une partie de leur pays par l’envahisseur, au début des combats. C’était une recherche de sécurité, or la Russie compte parmi les territoires sûrs parmi les plus proches quand l’on habite proche de la frontière.

Ceci étant dit, il faut bien préciser que ces deux émigrations diffèrent : celles et ceux qui partent d’Ukraine sont généralement de personnes âgées ou d’enfants. Les parents, le plus souvent, ont réussi à s’échapper et ont pu gagner les zones du pays qui sont aujourd’hui contrôlées par Kiev. Cette immigration ne permet pas de combler ce vide, du côté de l’emploi. Dès lors, pour rester au même niveau de force productive la Russie doit inviter environ un million de migrants de plus par an, pour compenser ses pertes naturelles.

Qu’est-ce que cette situation annonce de l’avenir économique et politique de la Russie ?

Il est très difficile d’imaginer un pays capable de devenir (ou de rester) une puissance économique dynamique alors qu’il doit composer avec une démographie sur le déclin. Il apparaît très complexe, pour la Russie, de se développer assez rapidement alors que les secteurs les plus innovants perdent en capacité d’influence ; et ce alors qu’ils l’étaient déjà peu comparativement à des domaines d’industrie tels que la sidérurgie ou le BTP par exemple.

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Si l’on compare la Russie à la Turquie, par exemple, on observe que la démographie turque se développe beaucoup plus vite. D’aucuns pensent d’ailleurs que cela pourrait être l’une des raisons à l’invasion de l’Ukraine : l’objectif aurait été de puiser dans le réservoir de main d'œuvre ukrainienne russophone, facilement intégrable. Sur le court terme, cela risque d’être compliqué à mettre en place. D’autant que la Russie devra compter avec au moins 300 000 pertes irrécupérables (les morts et les blessés qui ne pourront pas travailler de nouveau à l’issue du conflit), en l’état. 

Si la guerre se poursuit, ce nombre pourrait augmenter et, en attendant, la Russie ne peut pas mobiliser les travailleurs sur d’autres domaines de l’économie. Sur le long terme, la perte d’un million de ressortissants (sur les 150 millions d’habitants en Russe) est coûteuse. Il s’agit, rappelons-le, de la partie de la population la plus productive du pays, qui œuvre dans les services et crée une partie importante de la valeur ajoutée économique.

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