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Ce que la culture pop chinoise nous révèle de la nouvelle soif de puissance de l’Empire du Milieu
©NICOLAS ASFOURI / AFP

1,4 milliard de Chinois, et eux et eux et eux...

Evidemment que la politique culturelle chinoise répond à un agenda bien précis.

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont est enseignant-chercheur à l'Université catholique de Lille où il dirige le Master Histoire - Relations internationales. Il est également directeur de recherche à l'IRIS, responsable du programme Asie-Pacifique et co-rédacteur en chef d'Asia Focus. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les quetsions asiatiques contemporaines. Barthélémy Courmont (@BartCourmont) / Twitter 

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Emmanuel Dubois de Prisque

Emmanuel Dubois de Prisque

Emmanuel Dubois de Prisque est chercheur associé à l'Institut Thomas More et co-rédacteur en chef de la revue Monde chinois nouvelle Asie.

 
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Atlantico : Pendant l'été 2017, le gouvernement chinois avait diffusé des messages vantant les "valeurs centrales du socialisme" et le "rêve chinois", en s'appuyant notamment sur la star Jackie Chan et d'autres acteurs célèbres dans le pays. Cependant, la politique culturelle ou propagande interne du gouvernement chinois est peu connue en Occident. Quels messages fait passer Pékin à sa population quant à la place de la Chine dans le monde ? Quels sont les médias utilisés ? 


Barthelemy Courmont : Il s'agit en fait d'une tendance qui remonte à la première moitié des années 2000, quand les effets de la croissance économique ont commencé à se traduire en une plus grande consommation des ménages, et quand la Chine s'est évertuée à mettre en avant sa culture et ses points forts dans de multiples domaines (comme lors des JO d'Athènes, en 2004, où la Chine se hissa au deuxième rang des nations derrière les Etats-Unis). L'organisation des JO de Pékin en 2008 et de l'Exposition universelle de Shanghai en 2010 ont conforté cette dynamique. Le tourisme à l'intérieur de la Chine s'est également fortement développé à cette époque, et de très nombreux patrimoines culturels ont été rénovés (parfois très bien, parfois très mal d'ailleurs) avant d'être proposés à la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO (où les Chinois n'envisagent pas de ne pas être le pays le plus représenté). Ajoutez à cela la multiplication de programmes culturels à la télévision, des séries vantant les périodes les plus fastueuses de l'histoire du pays, la réhabilitation des grandes figures historiques, trente ans après la Révolution culturelle… La Chine a réinventé le soft power, mais avant tout pour séduire sa propre population, et restaurer un sentiment de fierté nationale, après 150 d'humiliations (présentées comme tel en tout cas). Très rapidement s'est développé un sentiment de supériorité sur d'autres pays, nourris par la taille de la Chine, sa population, son histoire, sa culture ou encore ses succès économiques. La Chine s'est réappropriée le monde chinois, après l'avoir délaissé. L'Etat-parti a joué un rôle central dans ce regain de fierté nationale, en comprenant que le développement économique de la Chine ne devait pas se traduire par un changement de régime dès lors que celui-ci savait s'adapter au regard que les Chinois portent sur eux-mêmes. Les médias utilisés sont bien entendu la presse, notamment Le quotidien du peuple, mais aussi la télévision (les nombreuses chaines de CCTV), et Internet, Weibo et WeChat en tête, où les Chinois relaient leur fierté d'appartenir au monde chinois.

Emmanuel Dubois de Prisque : La propagande n'est pas un gros mot en Chine. Elle s'affirme comme telle et utilise les moyens chaque année plus important que le Parti Communiste Chinois (PCC) met à sa disposition. Dans la tradition léniniste, le Parti considère que la réalité n'existe pas en elle-même. Il existe des réalités concurrentes, chacune produite par des idéologies rivales. Les pays occidentaux ont leurs moyens de propagande qui produisent une "réalité" aujourd'hui encore dominante, et la Chine doit utiliser ses nouveaux moyens financiers et médiatiques pour produire un autre récit concurrent de celui des Occidentaux et subvertir ce dernier. Il n'existe pas de ce point de vue de "réalité" en soi, ce qui explique que Xi Jinping puisse, dans une même phrase, souligner son souhait de voir se produire rapidement la "réunification" de Taïwan avec la mère Patrie (ce qui semble impliquer, si l'on devait se fier au simple bon sens, que Taïwan et la Chine sont aujourd'hui de fait séparés) et affirmer le "fait" que Taïwan et la Chine sont unis de toute éternité et que rien ne saurait jamais les séparer. Du point de vue du Parti, le plan du désir et celui de la réalité doivent rester soigneusement indistinguables. "Le mensonge est plus fort que la vérité, car il comble l'attente" (Hannah Arendt).

Dans un de ces oxymores dont il a le secret, le pouvoir chinois allie à cet apparent cynisme qui fait fi de toute réalité objective une parfaite bonne conscience idéologique. Les autorités chinoises et le Parti dans son ensemble semblent convaincus que leur propre récit est plus légitime que celui des Occidentaux, car il représente le récit d'un peuple qui, dans la vision parfaitement manichéenne imposée par le Parti, a été la pauvre victime innocente de la domination occidentale. Ce récit est celui d'une marche résolue de la Chine vers une éclatante "renaissance"  de la nation chinoise dont les forces réactionnaires, colonialistes, impérialistes et féodales se sont partagées la dépouille pendant le siècle des humiliations (de 1840 et la Première Guerre de l'Opium jusqu'en 1949 et la création de la "Nouvelle Chine" par le PCC). Mais il faut comprendre le puissant attrait exercé par ce récit sur le peuple chinois. La bonne conscience ne connaît pas de frontière, et il toujours avantageux pour l'estime de soi d'un peuple de se concevoir comme parfaitement innocent, pure victime de la méchanceté du monde extérieur. C'est ce qui explique aujourd'hui que la violence interne à la Chine, celle de la Guerre civile, des persécutions idéologiques, du Grand Bond en avant, de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, de la répression place Tiananmen,  soit complètement occultée (et encore aujourd'hui celle exercée contre les Ouïghours,  contre les chrétiens ou les dissidents), alors même que la moindre "offense aux sentiments du peuple chinois" par l'étranger peut prendre les proportions d'un incident diplomatique. C'est ainsi qu'en 2018, les relations entre la Suède et la Chine se sont dégradées parce que quelques touristes chinois qui refusaient de quitter le lobby d'un hôtel qu'ils comptaient occuper pour la nuit, mettaient en scène de façon grotesque sur les réseaux sociaux l'insupportable violence que quelques policiers suédois, aussi débonnaires et délicats que possible, avaient prétendument exercée à leur encontre. L'ambassade de Chine en Suède a ainsi pu, appuyée par une bonne partie de l'opinion publique chinoise qui aime à monter sur ses grands chevaux numériques, vilipender la Suède pour ses atteintes aux droits de l'Homme alors même que dans le Xinjiang et dans la parfaite indifférence de cette même opinion publique, le Parti rééduquait lors de séances de "formation volontaire" organisées dans des camps fermés des centaines de milliers de musulmans, afin de les transformer de gré ou (plus souvent sans doute) de force en bons Chinois chantant les louanges du Parti tout-puissant, seule et unique entité sacrée et efficace en Chine, selon le dogme du Parti lui-même.

Le 1er janvier 2018, Xi Jinping a mis la pression sur le gouvernement taïwanais, lui demandant de se conformer au modèle hong-kongais et donc d'abandonner son indépendance. Si la pression politique est très forte sur l'île anciennement "nationaliste", qu'en est-il du soft power de la République populaire de Chine ?


Barthelemy Courmont : Le "soft power" chinois n'a quasiment aucune résonnance à Taiwan, contrairement à d'autres régions où l'attractivité de la Chine a fortement cru depuis une décennie. Cela s'explique évidemment par le différend ancien entre les deux entités, mais aussi et peut-être surtout par la grande proximité culturelle, linguistique et historique, qui offre aux Taiwanais l'opportunité de savoir exactement ce qu'est la Chine, et c'est précisément ce qu'ils ne veulent pas être. Très régulièrement, des sondages d'opinion sur l'identité sont réalisés à Taiwan, avec comme réponses possibles le fait de se sentir "chinois", "taiwanais", "les deux" ou "aucun". Les résultats sont sans appel. Le nombre de Taiwanais qui se revendiquent chinois est aujourd'hui quasi nul, là où ceux qui proclament leur taiwanité ne cessent d'augmenter. La Chine ne fait pas rêver les Taiwanais. C'est un partenaire économique et commercial majeur, un pays qui, pour certains, partage une riche histoire et une culture plurimillénaire, un lieu dans lequel on compte des amis et/ou de la famille, et où on parle la même langue, mais rien de plus. Si on ajoute à cela le fait que la Chine reste un régime autoritaire là où Taiwan est devenu une démocratie dynamique et moderne, il est impensable d'imaginer les Taiwanais rêvant de glorifier Xi Jinping ou Mao Zedong.
Attention cependant à ne pas tomber dans l'erreur qui serait de voir dans la posture de Xi Jinping une affirmation inédite de la puissance chinoise dans son rapport à Taiwan. Tous ses prédécesseurs ont, comme lui, fait mention du caractère inéluctable de la réunification entre les deux Chine, et c'est notamment en 2005, sous le mandat de Hu Jintao que fut adoptée la loi anti-sécession, qui autorise le recours à la force dans le cas où Taiwan proclamerait son indépendance. Rien de nouveau donc dans les propos de Xi Jinping, si ce n'est que la maladresse du président chinois ne risque pas de convaincre les Taiwanais que le "modèle" de Hong Kong est le meilleur à suivre, en particulier compte-tenu du contexte de l'ancien territoire britannique depuis quelques années. Le différend Chine-Taiwan est dans sa soixante-dixième année, il est évident que Xi Jinping rêve d'être le dirigeant chinois qui y mettra fin, mais d'autres en ont rêvé avant lui...

Emmanuel Dubois de Prisque : Il est bien difficile de parler d'un soft power  chinois à Taïwan. Le pouvoir qu'exerce la Chine sur Taïwan est plutôt de l'ordre de la gratification et de l'intimidation, de la carotte et du bâton. La Chine fait miroiter à ceux qui à Taïwan accepteront le joug de Pékin des bénéfices économiques importants. Ceux qui s'opposent à la volonté de Pékin sont considérés comme des traîtres à la patrie, comme des rebuts de l'Histoire qui marche, selon le Parti, imperturbablement dans le sens que veut Pékin. Nous sommes bien au-delà d'un simple soft power, puisque ce qui est en jeu ici n'est rien d'autre que la mission historique que s'est fixé le Parti. Peu importe au fond que le régime chinois soit attrayant ou non: il est installé une fois pour toutes dans le sens de l'Histoire. L'union de Taïwan et de la Chine est présentée par Pékin comme relevant d'un ordre "naturel" seulement contrarié par l'égoïsme des méchants: les deux rives du détroit sont membres d'une même famille et unies par le même sang. Ceux qui s'y opposent sont le jouet de forces maléfiques qui séparent les membres d'une même famille qui pour leur part ne demanderaient qu'à s'étreindre au-dessus du détroit de Taïwan. Ces méchants provoqueront des catastrophes naturelles puisque les montagnes même se mettront à trembler s'ils parviennent à leurs fins (rhétorique employée naguère par Xi Jinping lui-même). Mais "le sang est plus épais que l'eau" (encore une expression qu'affectionne Xi Jinping), et l'eau du détroit de Taïwan ne saurait donc causer la séparation de cette famille éternelle qu'est la race (ou l'ethnie) Han à laquelle appartiennent la majorité du peuple taiwanais et chinois (qui sont donc un seul et unique peuple). Ceux qui veulent les séparer sont soit des traîtres s'ils sont taïwanais soit des comploteurs étrangers jaloux de la resplendissante renaissance de la Chine. 

Comment cette politique culturelle interne a-t-elle évoluée ces 10 dernières années ? Peut-on parler d'intensification de la propagande ?


Barthelemy Courmont : Pas nécessairement. Ce qui a surtout changé depuis dix ans, c'est la fierté qui émane des Chinois. Elle est à bien des égards légitime, et l'Etat-parti n'a fait que l'entretenir, sur la base des efforts mis en place, comme dit précédemment, il y a une quinzaine d'années. Les Chinois voyagent également de plus en plus à l'étranger et, malgré la censure, sont de mieux en mieux informés de ce qui se passe dans le monde. Dans ce contexte, une propagande trop grossière serait trop rapidement démasquée et aurait des effets contre-productifs. Il est donc plus intelligent de mettre l'accent sur le caractère global de la culture chinoise, et l'initiative de la ceinture et de la route (que nous traduisons par "nouvelles routes de la soie") s'inscrit aussi dans cette logique. Les Chinois y voient un juste retour des choses, au point qu'ils ne réalisent même plus leurs écarts aujourd'hui quand ils critiquent les "petits pays" qui entourent l'empire du milieu. Et ces écarts ne sont pas uniquement le fait des dirigeants, mais des Chinois dans leur majorité.

Emmanuel Dubois de Prisque : La propagande chinoise s'adapte aux circonstances. En 2008, a été élu un président à Taïwan favorable à une politique plus accommodante à l'égard de Pékin. La Chine a donc cherché à tirer profit de cette situation en signant des accords de libre-échange avec l'île et en offrant des conditions qu'elle estimait avantageuse à certains investissements taïwanais. La rhétorique agressive a été un temps oubliée, et une informelle "trêve diplomatique" a même été conclue. Cette stratégie a semblé fonctionner jusqu'en 2014 où un mouvement souverainiste à Taïwan a violemment rejeté la politique d'intégration économique au Continent voulue par le président taïwanais Ma Ying-jeou. En 2016, une présidente souverainiste a été élue à Taïwan. L'identité taïwanaise se renforce inéluctablement. Cette élection a rendu patente les impasses de la politique chinoise : le vent de l'histoire semble souffler dans des directions contraires à l'est et à l'ouest du détroit! C'est une situation épineuse pour Pékin comme pour Taipei. Aujourd'hui, après la défaite électorale du parti au pouvoir à Taïwan aux élections locales de novembre 2018, Pékin a de nouveau l'impression qu'il peut isoler les forces qui lui sont hostiles à Taipei et alimenter sa fiction selon laquelle il existerait "une grande famille chinoise" qui ne demanderait qu'à se réunir si d'obscures force maléfiques ne l'en empêchaient. Mais cette fiction n'est rien d'autre que cela : une fiction. Comme toutes les fictions partagées par un grand nombre de personnes, elle n'est cependant pas sans effet: elle informe plus que jamais l'opinion publique chinoise et sa vision de la "question taïwanaise", mais elle reste à peu près sans effet sur la réalité de la séparation de fait de Taïwan et du Continent. On comprend dès lors que malgré toutes les déclarations énamourées de Pékin au peuple taïwanais, le recours à la force continue d'être évoqué de façon insistante par les autorités chinoises pour parvenir enfin à marier les deux rives du détroit. Un prétendant sans cesse rejeté par celle dont il a décidé une fois pour toutes qu'elle serait la femme de sa vie n'est-il pas tenté d'utiliser d'autres méthodes que la séduction? Après tout, comme dans de nombreuses autres glorieuses civilisations, dans la glorieuse civilisation chinoise les femmes n'étaient guère consultées lorsqu'il s'agissait de leur trouver un mari. 

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