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Ce dysfonctionnement concurrentiel majeur que révèle l’ampleur du trafic de Netflix en France
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Hégémonique

53 % du trafic vers les clients des principaux FAI en France provient de quatre fournisseurs de contenu : Netflix, Google, Akamai et Facebook. Netflix, a lui seul, représente près d'un quart du trafic Internet français.

Sébastien Soriano

Sébastien Soriano

Sébastien Soriano est président de l'Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes).

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Atlantico : 53 % du trafic vers les clients des  principaux FAI en France provient de quatre fournisseurs de contenu : Netflix, Google, Akamai et Facebook. Quelles sont les conséquences de cette domination du réseau et des infrastructures pour les autres fournisseurs de contenu ?

Sébastien Soriano : Nous bénéficions aujourd'hui d'un cadre juridique à travers la neutralité du net qui permet de garantir à tous les acteurs un accès au réseau. Le régime en vigueur esttrès protecteur et permet, malgré la domination de certains, de donner un accès universel au réseau. C'est un principe ancré et respecté.

Néanmoins, là où il y a un risque, c'est que les grands acteurs soient les seuls en capacité de maitriser les chaînes techniques de manière qualitative ce qui leur donne un avantage irrattrapable pour les autres.

Concrètement, des entreprises comme Google ou Facebook déploient des câbles sous-marin qui leur permettent d'acheminer leur trafic à travers le monde et ont des partenariats avec des opérateurs télécom de manière à accroitre la qualité de la connexion internet à leur service. Ils peuvent notamment réduire la latence, c’est-à-dire le temps de réaction du service après le clic, auquel les consommateurs sont très sensibles.

Cela peut engendrer un handicap concurrentiel pour de plus petits acteurs qui n'ont pas forcément la taille critique nécessaire pour s'engager de la même manière avec des opérateurs télécom ou déployer leur propre infrastructure.

Le risque c'est donc que la neutralité du net soit en partie vidée de sa substance par des effets d'échelle.

Est-ce que cela ne soulève pas également des questions de souveraineté numérique ?

Pour modérer le constat précédent il convient de rappeler qu'il y a aujourd'hui des grands agrégateurs comme Akamai ou OVH qui concentrent un trafic très important, issu de différentes applications et services, ce qui permet à ces derniers de rester dans la course.

Aujourd'hui les acteurs des "Big Tech" n'ont donc pas encore complètement distancé les autres entreprises au point de rendre la compétition impossible avec d'autres services.

Sur les enjeux de souveraineté, l'Arcep agit fermement pour garantir la souveraineté des individus. Ce qui est important à nos yeux c'est que les utilisateurs aient réellement le pouvoir sur internet et disposentd'un choix.  Dans ce cadre, il est impératif qu'il n'y ait pas d'intermédiaires qui créent des barrières empêchant d'autres acteurs de fournir un service.

Ce que l'on craint c'est ce que les Big Tech deviennent ce qu'on appelle dans le jargon des "Gatekeepers" (gares de péage), qui s'installent entre les utilisateurs et les fournisseurs de contenu. C'est là qu'il y a un enjeu de souveraineté des individus à moyen-terme.

Nous constatons un resserrement d'internet autour de cinq ou dix applications majeures (messageries, réseaux sociaux, streaming musical et vidéo…) qui vont réussir à s'autonomiser par rapport aux différents intermédiaires techniques et seront en capacité de tisser une relation directe avec les utilisateurs.

Le risque est que le reste de l'internet (et les innovations qui en découlent) devienne dépendant de ces GateKeepers qui auraient le droit de vie et de mort sur les fournisseurs de services. L’exemple-type est celui des magasins d’application sur les smartphones.

Le principe de souveraineté des utilisateurs fait écho aux principes fondateurs du web. Quand on voit que 53% du trafic est aujourd'hui occupé par quatre opérateurs, cette philosophie est-elle encore seulement applicable?

Il faut faire attention à cet indicateur du trafic car il surpondère un type d'usage qu'est la vidéo. Cela fait ressortir nettement Youtube et Netflix. C'est donc un indicateur insuffisant pour juger de la situation du web en général et tirer des conclusions.

Pour autant je reste inquiet de ce resserrement autour de cinq ou dix services et cela devient une question de « santé publique » du web.

Nous avons bien vu avec le RGPD qu'aujourd'hui, lorsque vous devez cliquer sur une case pour accepter les cookies ou les conditions générales d'utilisation avec pour seule option de devoir renoncer à un service qui, en général, est en quasi monopole.

Peut-on seulement parler de choix ? Peut-on vraiment parler de consentement?

Pour aggraver ce constat, notons que le web tend à favoriser une course à la taille critique des acteurs, à travers un phénomène appelé‘'effet de réseau’ (la quantité d'utilisateur l'emporte sur la qualité du service). C’est donc un problème structurel.

De fait, le mécanisme concurrentiel qui doit récompenser les meilleurs est potentiellement dysfonctionnel.

Aujourd'hui la manière dont fonctionne internet repose sur une concurrence biaisée, en partie factice. Il y a donc un dysfonctionnement majeur du marché numérique, qui fait courir un risque extrêmement important à l’ensemble de l’économie.

C'est la raison pour laquelle je pense, à titre personnel, qu'il y a un vrai défi pour les autorités publiques de faire en sorte qu'il y ait davantage de concurrence dans le numérique. Il faut admettre que la manière dont on a géré cette question du numérique et de la concurrence est un échec. Cela ne sert à rien de se voiler la face. Il convient d'être adultes et de faire ce constat d'échec (auquel je m'associe d'une certaine manière pour avoir travaillé par le passé sur ces enjeux dans d’autres fonctions), afin de rechercher des solutions pour développer la concurrence afin que le consommateur ait réellement le choix sur internet.

Pour faire cela, ce que je suggère c'est que l'on s'inspire de ce qui a été fait dans la régulation des Telecoms, dans le cadre de laquelle nous sommes partis il y a 20 ans d'un monopole et nous avons créé les conditions pour faire émerger des concurrents, pour accompagner des entrepreneurs qui ont pu construire à partir de startups de grandes réussites industrielles. C'est ce type de réflexion qu'il faut maintenant avoir.

La régulation des Telecoms s'est faite dans un cadre franco-français dans un monde où les grands acteurs du numérique, soit n'existaient pas ou étaient loin de leur situation monopolistique actuelle. Vouloir faire émerger aujourd'hui des acteurs qui auraient pour but de les concurrencer n'est-il pas une vue de l'esprit? N'est-il pas déjà trop tard ?

Il n'est pas trop tard mais il faut faire attention à la façon dont on raisonne. Aujourd'hui, il ne faut pas se dire que l'enjeu est de faire émerger un "copycat", c'est-à-dire une réplique de ce que font déjà les "bigtech", parce qu'on aura toujours un train de retard.

L'enjeu est de faire en sorte qu'il y ait une capacité réelle d'émergence de nouveaux acteurs, que les innovations de demain (dans l'économie de la donnée, dans l'intelligence artificielle etc.) pèsent dans les nouvelles vagues technologiques et que les "bigtech" ne puissent pas utiliser leurs avantages actuels.

 Le numérique est marqué par une hyper-innovation qui fait que les cartes peuvent êtrerebattues en permanence. Il serait donc vain de développer des politiques industrielles pour copier ce qui fonctionne ailleurs. Le vrai combat, c'est de se rendre capables de surfer sur les vagues technologiques à venir. Et à cette fin, nous devons veiller à ce que les innovateurs d’hier n’étouffent pas les innovateurs de demain.

Il faut, pour cela, sortir de la pure application après-coup des règles de la concurrence. Malgré les sanctions importantes déjà prononcées qui envoient des signaux fortsaux acteurs, les procédures sont trop longues et ne permettent pas de réparer tous les dommages concurrentiels qui ont été causés par ces dysfonctionnements.

Ce n'est pas une sanction qui nous redonnera le "Facebook européen" que l'on aurait peut-être pu avoir si ces infractions passées avaient pu être évitées. On arrive à la limite du droit de la concurrence dans la philosophie actuelle : il faut aller vers une approche préventive qui crée des conditions favorables à l’émergence d’alternatives et qui empêche de manière extrêmement stricte les grandes entreprises de piper les dés.

Le démantèlement des "bigtech" dont on parle beaucoup en ce moment est une option réelle et sérieuse, mais sans doute longue et d'une certaine complexité. A plus courtterme, on peut déjà essayer de mettre en place une régulation pro-active sur une poignée de géants en s'inspirant de la philosophie de la régulation destélécoms pour laquelle on a agià l'échelle européenne et de manière coordonnée.

Toute la difficulté de l'opération ne consiste-t-elle pas en définitive à imposer des règles strictes aux grands acteurs du numérique sans renier nos principes d'une concurrence libre et non faussée et en respectant la souveraineté des utilisateurs dont nous parlions précédemment ?

Jusqu'à présent,on a trop souvent abordé le sujet par le prisme du contrôle d'internet, pour lequel les Etats et les entreprises se livreraient un bras de fer.

Pourtant, selon moi, ce sont bien les utilisateurs qui doivent avoirle pouvoir sur internet. Les régulations qu'on doit penser aujourd'hui ne sont donc pas des régulations qui visent à prendre le pouvoir aux acteurs économiques pour le donner aux États mais bien aux individus. Ce sont des régulations qui doivent donner du choix, accroîtrel'empowerment des individus : la concurrence en est le premier instrument. Il ne s'agit pas de réguler pour lutter par principe contre les "bigtech" : il s'agit de créer les règles du jeu qui fassent que d'autres alternatives vont pouvoir émerger et que des entrepreneurs puissent agir à leur échelle, avec unchoix réel pour les utilisateurs. 

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