Ce deuxième front que l’Etat islamique entend imposer à Vladimir Poutine<!-- --> | Atlantico.fr
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Cette photo, tirée d'un document diffusé par le Comité d'enquête russe le 23 mars 2024, montre des agents des forces de l'ordre travaillant à l'intérieur du Crocus City Hall
Cette photo, tirée d'un document diffusé par le Comité d'enquête russe le 23 mars 2024, montre des agents des forces de l'ordre travaillant à l'intérieur du Crocus City Hall
©HANDOUT / RUSSIAN INVESTIGATIVE COMMITTEE / AFP

Nouvelle donne ?

L'attentat du Crocus City Hall de Moscou, revendiquée par le groupe Etat islamique, fait craindre une résurgence des attentats de masse sur le sol européen.

Claude Moniquet

Claude Moniquet

Claude Moniquet, né en 1958, a débuté sa carrière dans le journalisme (L’Express, Le Quotidien de Paris), avant d’être recruté par la Dgse pour devenir "agent de terrain" clandestin. Il exerce ainsi sous cette couverture derrière le Rideau de fer à la fin de l’ère soviétique, dans la Russie des années Eltsine, dans la Yougoslavie en guerre, au Moyen-Orient ou encore en Afrique du Nord. En 2002, il cofonde une société privée de renseignement et de sûreté : l’European Strategic Intelligence and Security Center. De 2001 à 2004, il a été consultant spécial de CNN pour le renseignement et le terrorisme, et est aujourd’hui consultant d’iTélé et RTL. Il est l’auteur, notamment, de Néo-djihadistes : Ils sont parmi nous (Jourdan, 2013) et Djihad : d’Al-Qaïda à l’État islamique (La Boîte à Pandore, 2015), de Daech, la Main du Diable(Archipel, 2016) et, avec Genovefa Etienne, des Services Secrets pour les Nuls (First, 2016). Il est également scénariste de bandes dessinées : Deux Hommes en Guerre (Lombard, 2017 et 2018). Il réside à Bruxelles.

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Atlantico : Pourquoi la Russie a-t-elle été visée par l’Etat islamique dans le cadre de l’attentat sur le site du Crocus City Hall de Krasnogorsk ? Y avait-il un « contentieux » entre la Russie et l’EI ?

Claude Moniquet : Le ciblage de la Russie par l’EI s’explique par trois raisons fondamentales. La première est liée à l’histoire récente : en concurrence avec la grande coalition arabo-occidentale menée par les Etats-Unis, la Russie a joué un rôle extrêmement important dans la « guerre » contre Daech entre 2012 et 2017. Elle est d’ailleurs toujours présente dans ce pays et il est probable que sans ce soutien de Moscou (et de Téhéran), le régime de Bachar el-Assad se serait effondré. Et cela, bien entendu, c’est un sérieux motif de contentieux. Il y a réellement, un « prix du sang » à payer. 

Le deuxième élément à prendre en compte est plus circonstanciel: la Russie est un pays multi-ethnique qui compte une communauté musulmane représentant environ 20% de sa population, soit 25 à 30 millions de personnes qui se répartissent essentiellement dans le Caucase mais aussi autour de la Volga et de l’Oural et qui sont évidemment présentes dans les grandes villes. A ces « musulmans russes » s’ajoutent les ressortissants des cinq républiques d’Asie centrale et d’Azerbaïdjan , qui ont des facilités pour se déplacer en Russie et y ont des communauté locales. En tout, si l’on ne considère plus seulement la Russie mais que l’on prend en compte l’ancien espace soviétique, cela représente donc environ 125 millions de « musulmans culturels ». Les niveaux de pratiques varient énormément, allant de l’athéisme total à l’intégrisme de type wahabite, que l’on retrouvera surtout dans le Caucase. Une telle masse offre donc de très réelles possibilités de recrutement aux organisation djihadistes. 

Enfin, il existe un intérêt stratégique pour l’Etat islamique à frapper la Russie. L’EIK – Etat Islamique au Khorasan – que l’on décrit souvent, de manière trop restrictive comme la « branche afghane » de l’EI – nourrit en fait des ambitions régionales. Historiquement le Khorasan, une ancienne province perse, s’étendait de l’Iran à l’Afghanistan en passant par le Pakistan et les républiques d’Asie centrale. Aujourd’hui, donc, l’EIK tente de s’implanter ou de consolider ses implantations dans des républiques centre-asiatiques que Moscou considère comme sa chasse gardée. C’est la Russie qui assure la sécurité de ces territoires, par exemple en gardant les frontières du Turkménistan, de l’Ouzbékistan, et du Tadjikistan avec l’Afghanistan. Et là, bien entendu, l’EIK se retrouve en choc frontal avec la Russie…

L’organisation terroriste avait-elle déjà ciblé la Russie par le passé ou lors de précédents conflits, notamment en Syrie, en Tchétchénie ou en Afghanistan ? Des Russes avaient-ils été recrutés par l’EI ? 

A l’époque des guerres en Tchétchénie, le groupe Etat Islamique n’existait pas. Il n’est apparu sur la scène que dans les années 2012-2013, lorsque la branche irakienne d’al-Qaïda a décidé de se séparer de la mouvance créée par Oussama Ben Laden et de créer un Califat en Syrie et en Irak. Les attentats commis à Russie à l’époque en Russie – au théâtre Nord-Ost à Moscou en octobre 2002, à Beslan, le 1erseptembre 2004) ont donc été le fait d’une mouvance islamiste caucasienne, motivée à la fois par la cause tchétchène et par l’islam radical.  Même chose pour les attentats du métro de Moscou (40 morts et plus de 100 blessés, le 29 mars 2010), commis par des femmes kamikazes liées à un chef de guerre du Daguestan ou pour celui de l’aéroport Domodedovo de Moscou (37 morts et 137 blessés le 24 janvier 2011). En décembre 2013, c’est la ville de Volgograd qui a été visée. En bref, entre 1994 et 2013, le terrorisme islamiste caucasien a fait plus de 1500 morts et des milliers de blessés dans une vingtaine d’attaques ou d’incidents. Les terroristes visaient des magasins, des hôpitaux, les transports publics ou encore des écoles ou des salles de spectacle.

Il faut attendre 2017 pour voir le terrorisme islamiste internationaliste débarquer en Russie. Le 24 février, une attaque revendiquée par l’Etat islamique faisait plusieurs morts dans une base militaire en Tchétchénie et le 3 avril al-Qaïda revendiquait un attentat, dans le métro de Saint Pétersbourg qui fit 15 morts et 53 blessés.       

Pour ce qui est du recrutement par Daesh, il existe différentes estimations, assez difficiles à préciser, mais on peut dire que sur environ 15 000 à 20 000 « volontaires étrangers » du temps de « Califat Irako-Syrien », entre 4 000nt  et 6 000 provenaient de l’ancien espace soviétique. Beaucoup sont morts, certains sont aujourd’hui détenus par les Kurdes à al-Hol et d’autres oint été rapatriés. 


Vladimir Poutine peut-il agir efficacement contre le terrorisme et l’Etat islamique alors qu’il est mobilisé dans le conflit avec l’Ukraine ? Est-ce que cette attaque va-t-elle ouvrir un deuxième front en Russie ?  L’EI a-t-il les moyens d’affaiblir la Russie ?

L’EI n’a pas les moyens « d’affaiblir » la Russie, comme il n’a pas les moyens d’affaiblir la France ou la Grande-Bretagne. Mais il peut faire très mal. Et il l’ fait vendredi soir. Le traumatisme de la société russe, près cet épouvantable massacre, est évidemment immense. D’autre part, même si c’est moins important étant donné la nature ultra-autoritaire du régime, il est évident que cette attaque a fragilisé l’image de Vladimir Poutine. Il venait d’être réélu, en se posant comme le protecteur de son pays, le seul à être en mesure d’assurer sa sécurité, et là, il fait face à un attentat qui tue plus de 150 personnes dans la banlieue de Moscou. Je le répète, le régime n’est pas menacé mais les Russes comprennent bien que si ce drame  été possible, c’est entre autres parce que les services de sécurité et de renseignement étaient entièrement mobilisés par la guerre en Ukraine d’une part et la répression de toute opposition d’autre part… Maintenant, à la question de savoir si l’EI a les moyens d’autres attaques, je répondrai oui. Mais on peut espérer que le FSB et les autres services « de force » comme disent les Russes ont été « réveillés » par l’attaque du Crocus City Hall et qu’ils vont mettre de gros moyen pour faire face à la menace. Après, le risque zéro, cela n’existe pas, ni à Moscou, ni ailleurs.  

Alors que l’on avait l’impression que l’EI avait disparu, est-ce que cette attaque va remettre l’Etat islamique sur le devant de la scène à l’échelle internationale ? La France et l’Europe peuvent-elles être menacées à nouveau par l’EI ?  

Oui, et au-delà du drame humain, le pire est bien là. Depuis la perte de sa territorialité, avec la chute du Califat en 2017-2019, l’EI n’avait plus la capacité d’attirer des djihadistes étrangers, de les former et de les reprojeter pour porter le djihad en Occident. Il y a donc eu une forte démobilisation de ses sympathisants en Europe et ceux qui ont persévéré en étaient réduit à des attaques individuelles avec des moyens dérisoires (mais mortels) : attaques au couteau, à la voiture-bélier, etc. Depuis 2017, nous n’avions plus assisté à aucune attaque en réseau. Vendredi a donc marqué non seulement une immense victoire pour l’EI – la première attaque massive et particulièrement létale en dehors d’un territoire de djihad, de surcroît dans une ville très sécurisée – mais cet évènement constitue également un formidable outil de propagande et d’incitation, et même de recrutement, pour la mouvance.

Or, depuis un an, Gérald Darmanin l’avait dit au printemps dernier, la menace d’attaques par des réseaux constitués était réapparue. Et qu’avons-nous vu depuis le 7 octobre ? De petits réseaux, parfois même transfrontaliers, ont été démantelés, en Allemagne, au Danemark, en Italie, en Belgique et même en France. Autre phénomène inquiétant : l’arrestation de très jeunes radicalisés, des adolescents ou même des enfants, âgés de 11 ou 14 ans. Pour ceux-là, l’attentat de Moscou sera une incitation à frapper. 

Mais surtout, cette menace spécifique liée à l’EIK peut se matérialiser en France. Nous avons, sur notre territoire, et ailleurs en Europe, des communautés importantes de réfugiés Tchétchènes, nous avons de petites communautés venus d’Asie centrale. Il est donc tout à fait possible que nous ayons également des cellules structurées de l’EIK, qui attendent de passer à l’acte. Ou s individus isolés qui pourraient être manipulés et motivés de l’extérieur. Mohammed Mogouchkov qui a assassiné le professeur Bernard à Arras, le 13 octobre 2024, était un ressortissant russe d’Ethnie ingouche, Abdoullakh Anzorov, qui a décapité Samuel Paty, le 16 octobre 2020, était un Russe d’extraction tchétchène. Armand Rajbpour-Miyandoab était un Franco-Iranien sympathisant de l’EI. Il est possible que les terroristes qui frapperont demain ne viennent plus du Moyen Orient ou des « quartiers » français, mais des confins de la Russie ou de ce « Khorasan » mythique. 

A l’approche des cérémonies du quatre-vingtième anniversaire du débarquement et, surtout, des Jeux olympiques, voici un problème de plus pour nos services de renseignement. 

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