Avoir des habitudes saines prolongerait l'espérance de vie d'au moins 10 ans. Malgré les apparences, tout le monde ne le souhaite pas<!-- --> | Atlantico.fr
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Névrose occidentale

Un corps sain est un corps en bonne santé. Ce qui permet aux les hommes de vivre plus longtemps. Malgré ces faits avérés, un grand paradoxe existe... Les gens n’ont pas forcément envie de vivre mieux ou plus longtemps. Explications.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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D’après une étude récente publiée par The Guardian, les modes de vie évoluent. Devenant  de plus en plus sains,  ils augmentent l’espérance de vie de 10 ans. Dans le même temps, les comportements à risque, comme la consommation d'alcool, augmentent.

Atlantico : Pourquoi ? D’où vient un tel paradoxe ? 

Bertrand Vergely : Ce paradoxe n’a rien d’étonnant. Nous vivons dans un monde qui,  gouverné par le matérialisme, le jeunisme et l’hédonisme, ignore l’âme, refoule la mort et n’a plus aucun sens de ce que la vie spirituelle peut bien vouloir dire. Résultat : nous sommes confrontés au paradoxe de l’allongement de la vie et de ses effets. 
Normalement, ce qui aurait du sens, ce serait de profiter de l’occasion de la longévité qui est donnée par le progrès afin de s’occuper de l’âme, c’est-à-dire de la  vie intérieure,  de vivre selon la sagesse,  enfin de se détacher du monde.  Or, à quoi assistons nous ? À l’inverse. Quand le corps est encore tonique, et vigoureux, à quoi songe-t-on ? À faire la fête comme les jeunes, à picoler comme eux, et à avoir   des conduites à risque comme eux. Cette conduite est révélatrice du système mental qui a pris possession de la mentalité collective. 
Tout part du  matérialisme. La bonne vie étant la vie du corps en forme qui jouit de la vie comme le fait un jeune, la bonne vieillesse est la vie du corps en forme qui jouit de la vie comme le font les jeunes. D’où, du fait du matérialisme, le jeunisme et l’hédonisme. La vie étant ramenée à une vie primaire réduite au corps, l’éthique qui l’accompagne est, elle aussi, primaire. 
Le progrès permet d’allonger la vie en maintenant le corps et forme ? Profitons en pour vivre comme les jeunes en faisant revivre une jeunesse éternelle faite de sport et de fêtes, le corps jeune permettant les deux. Ne nous étonnons pas dès lors  si aujourd’hui les seniors qui font du sport et qui mangent bio sont aussi ceux qui consomment de l’alcool et des stupéfiants. Il s’agit là d’une conséquence tout à fait logique du matérialisme, du jeunisme et de l’hédonisme.

Que révèle ce paradoxe ? Un malaise sociétal ? La peur de vivre trop longtemps ? 

Bertrand Vergely : L’explication matérialiste n’explique pas tout. Derrière le paradoxe de ces seniors qui vivent une vie à la fois saine et malsaine, il y a effectivement un malaise. Quand on a des conduites à risque, que l’on consomme de l’alcool et de stupéfiants, il y a là un signe. On ne va pas bien. Pour supporter une vie que l’on ne supporte pas, on cherche à s’étourdir. Il est normal que l’on n’aille pas bien. 
Quand on joue à être jeune alors qu’on ne l’est pas, on ne peut être que mal à l’aise. N’étant pas ce que l’on est, on est ce que l’on n’est pas. Cela s’appelle l’aliénation. On est étranger à soi. Dans le cas présent, les seniors vivent coupés en deux entre le sain et le malsain parce qu’ils sont les marionnettes d’un monde matérialiste, jeuniste et hédoniste qui se sert d’eux pour se légitimer. Popur ce système, plus on joue à être jeune, plus on lui donne raison. 
Dans Français si vous saviez Bernanos écrit que l’on ne comprend rien au monde moderne si on ne voit pas que celui-ci est une conspiration universelle contre la vie intérieure. L’âme, la sagesse et la vie spirituelle sont le grand refoulé du monde matérialiste, jeuniste et hédoniste.  Les seniors en font les frais. Obligés de jouer un rôle qui n’est pas le leur, ils perdent toute estime d’eux-mêmes. Perdant toute estime d’eux-mêmes, ils boivent et se droguent pour oublier. 
On ne peut pas indéfiniment refouler son âme. La poésie que nous n’avons pas mise dans nos vies nous revient par le mauvais côté des choses, écrit Antonin Artaud dans la préface du Théâtre et son double.  L’âme que nous ne mettons pas dans nos vies nous revient à travers l’alcool et la drogue. D’où ce paradoxe : alors que tout est fait pour allonger la vie humaine, quand cette vie s’allonge, les êtres humains ne pensent qu’à mourir afin d’échapper à cette vie qui s’allonge. L’allongement de la vie, loin de rassurer, provoque des comportements suicidaires. Ce qui est logique. L’éternité a été volée. 
Aujourd’hui, le transhumanisme oeuvre afin de supprimer la mort. Pour cela, il entend fabriquer un corps perpétuel. Le corps perpétuel n’est pas la vie éternelle. Les êtres humains ont besoin de vie éternelle et non d’un corps éternel. Donnons leur un corps perpétuel sans vie éternelle. Privés de l’essentiel, ils finissent inconsciemment à tout faire pour mourir. 
La vie éternelle n’est pas une illusion. On la trouve au cœur de tout ce qui est beau, noble et intelligent. Quand quelque chose est intelligent, c’est toujours intelligent et ce sera toujours intelligent. Faisons l’expérience  de la vie éternelle de l’intelligence. On n’a plus envie de tout faire pour perpétuer son corps. Et, quand on a la chance de pouvoir vivre longtemps, on ne perd pas son temps à se saouler et à se droguer. On utilise le temps qui est donné pour savourer et faire savourer la noblesse, la beauté et l’intelligence. 

La société a-t-lle vraiment le désir de vivre ? N’est-elle pas en pleine crise ? 

Bertrand Vergely : En 1887, au début de La volonté de puissance, Nietzsche constate : l’Europe est menacée par le nihilisme.  La vie intéresse-t-elle encore les Européens ? À cette question il est obligé de répondre : non. La vie n’intéresse plus les européens. Les valeurs supérieures se déprécient. Les fins disparaissent et  Fatigué de vivre, l’esprit européen  soupire « À quoi bon ». 
         Le désir de vivre s’enracine dans une vision métaphysique de la vie. C’est parce que la vie est portée par un souffle créateur génial qu’elle vaut la peine d’être vécue et qu’il est passionnant de vivre. Or, qui en Europe aujourd’hui, parmi les penseurs et les intellectuels, défend hautement le souffle spirituel génial de la vie ?  
     Pour parler du souffle spirituel génial de la vie il faut avoir un certain sens du divin de l’existence. Dès que l’on prononce ce mot, immédiatement au lieu d’écouter ce que ce terme porte avec lui, la polémique se déclenche. Pour faire taire l’importun qui a osé utiliser ce terme, on fait des débats en expliquant qu’on n’est pas d’accord. On politise la chose.  Si bien qu’il n’est plus possible de parler de la vie, alors que c’est là la tâche la plus urgente. Artaud au début du Théâtre et son double écrit : « Nous avons besoin de vivre, de croire à ce qui nous fait vivre, de croire que quelque chose fait vivre ». Aujourd’hui, la parole est donnée au déballage du moi qui abrutit les foules. Aucune lace n’est faite à la vie et encore moins à ce quelque chose qui fait vivre et auquel il importe de croire. 
     On veut faire vivre les hommes en venant à bout de la mort.  On est incapable de répondre à la question de savoir ce qu’est la vie, quel sens elle a et ce que vivre veut dire. Résultat : on a affaire à des populations moralement sinistrées et spirituellement déshéritées. Un jour, il nous faudra répondre de ce qu’il convient d’appeler : la sidérante faillite spirituelle de l’Europe du XXIème siècle, la colossale ignorance qui est journellement enseignée, le gâchis monstrueux de nos capacités bâclées et de nos trésors enfouis. 

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