Auto mutilation économique : les banquiers centraux, plus grands nuisibles de 2023 ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La politique de restrictivité monétaire de la BCE a coûté très cher à l’Europe après la crise de 2008 et nous coûte toujours trop cher en ce moment
La politique de restrictivité monétaire de la BCE a coûté très cher à l’Europe après la crise de 2008 et nous coûte toujours trop cher en ce moment
©JOHN MACDOUGALL / AFP

Sabordage

Alors que l'inflation reste toujours élevée en Europe, certains reprochent à la banque centrale européenne une politique trop laxiste, responsable de la situation économique du Vieux Continent

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Atlantico : Les banquiers centraux sont-ils responsables de tous les maux de notre économie ? C’est en tout cas ce qu’affirme Bloomberg, qui pointe du doigt une politique monétaire trop laxiste. Que dire d’un tel argumentaire, qui ressurgit après une série de crises monétaires et économiques ?

Don Diego de la Vega : Ma position, défendue de longue date dans vos colonnes, c’est de dire très exactement l’inverse. Bien sûr, il ne s’agit pas de défendre les banquiers centraux qui sont, effectivement, coupables des pires maux. Sans doute n’allons-nous jamais assez loin dans la critique des banquiers centraux. Ceci étant dit, il est malhonnête de les accuser de laxisme ; au moins en Occident. A l’inverse, ils sont beaucoup trop restrictifs et c’est là la racine de tout ou partie des problèmes économiques que nous rencontrons aujourd’hui. Par souci de clarté, précisons ici que nous ne parlons que des banquiers centraux occidentaux. Les situations de l’Argentine, du Venezuela ou du Zimbabwe, par exemple, relèvent d’un tout autre sujet. 

Cela fait maintenant 40 ans, peu ou prou que nous vivons dans un régime monétaire plutôt restrictif. Cela ne signifie pas qu’il n’y a jamais, çà ou là, des relâchements de la pression… mais ceux-ci surviennent quand ils sont strictement nécessaires, sinon proprement indispensables à la survie du système. Cela fut le cas à la fin de l’année 2008, mais aussi plus récemment, au moment de la crise sanitaire.

Il n’est d’ailleurs pas dur de prouver la nature très restrictive de notre système monétaire. Cela fait quatre décennies, désormais, que les anticipations d'inflation sont ancrées un peu partout dans le monde occidental, qu’elles demeurent stables à taux bas. Ces mêmes anticipations sont corroborées par le marché. Il est très étonnant de constater que dans une trentaine de pays très différents, confrontés à des réalités socio-économiques différentes , des taux d’ouvertures divers et des régimes budgétaires singuliers que de telles anticipations d’inflation puissent rester aussi stables quarante ans durant. C’est la preuve même des biais Bundesbank, des biais Banque du Japon qui pèsent sur l’Occident. Prétendre au laxisme des banques centrales, dans un tel contexte, ne repose sur aucune base théorique, aucune  preuve en provenance du marché. D’aucuns évoqueront peut-être la création de monnaie, qui est réelle. Mais il faut bien comprendre qu’il y a plus de création de monnaie qu’il n’existe de demande de monnaie. Il faudra donc m’expliquer pourquoi nous avons si peu été confrontés à l’inflation ces quarante dernières années, si les banques centrales sont trop peu restrictives aujourd’hui. Sur les 35 dernières années, nous n’avons recensé que deux années d’exception et il n’est même pas possible d’affirmer avec certitude que cela résulte de l’inflation stricto sensu et non d’une simple dérive de la demande agrégée.

En dépit de tout le mal qu’ils ont été amenés à commettre, on ne peut pas reprocher aux banquiers centraux les dérives du côté de l’offre, notamment en matière d’énergie. Ils ne sont pas chargés de la bonne gestion des puits de gaz ou de pétrole, par exemple. Ce dont ils sont responsables, en revanche, c’est la politique de restrictivité monétaire qui a coûté très cher au Japon depuis les années 1990 ; qui a coûté très cher également à l’Europe après la crise de 2008, qui nous coûte toujours trop en ce moment. 

Les arguments déployés par les tenants d’une politique monétaire plus stricte (qui jugent aujourd’hui les banques centrales trop laxistes) ont-ils évolué depuis les années 1990 ? Certains tapent-ils juste où s’agit-il, au contraire, d’erreurs de jugements répétées en boucle ?

Il s’agit de vieilles erreurs, qui remontent aux années 1930? A cette époque, la FED recevait alors de nombreuses critiques émanant de journalistes ainsi que de la classe politique, qui lui reprochait globalement son laxisme supposé. Nous faisions pourtant face, alors, à une déflation intense. Comme quoi, les ornières persistent. Je me souviens également  de ceux qui, au moment de la crise grecque, assuraient qu’il n’y avait pas de déflation en Grèce. C’est ce qu’a dit Jean-Claude Trichet, notamment, ainsi que de son successeur. Là encore, l’erreur relève désormais du grand classique.

De telles erreurs résultent de plusieurs facteurs potentiels. Il est, bien évidemment, possible de se tromper mais il ne faut pas oublier que certains ont aussi intérêt à ce que de telles politiques monétaires soient engagées et que le verrou reste bien maintenu. J’aime à appeler les tenants d’une telle tradition les sadomonétaristes. Ils ont une grille de lecture erronée des travaux de Fischer, de Pridman ainsi que de ceux de Rueff. Leurs œuvres sont utilisées ajouter de la restrictivité à la restrictivité… ce qui revient à les comprendre de travers. La situation est d’autant plus inquiétante que, sur le sol européen, nous manquons d’un courant universitaire ou médiatique susceptible d’apporter un peu de nuance. Aux Etats-Unis, où l’on fait preuve de plus de pragmatisme en la matière, il peut encore exister d’autres courants de pensée, d’autres discours. Faute de pouvoir nous appuyer sur de potentielles alternatives, nous nous enfonçons ici dans une forme de délation objective mais qui ne dit pas son nom. Il ne s’agit pas de nier la création de monnaie, mais il faut bien comprendre que cette création monétaire est à la fois très indirecte, très conditionnelle et décorrélée de la demande réelle de création de monnaie par la population. 

Cette vieille représentation, erronée, résulte donc à la fois d’une mauvaise lecture de la politique monétaire et d’intérêts sectoriels ou privés. On parle ici d’une succession d’amalgames, d’homologies sauvages : nous avons assimilé l’entièreté de la politique monétaire à la seule politique des taux d’intérêts, par exemple. Ce sont des mesures peu pertinentes, ce qui ajoute à la montagne de problèmes auxquels nous sommes confrontés actuellement.

Comment expliquer que ce type de discours puisse s’avérer aussi efficace et imprégner tout ou partie de la classe politique ?

Le cas de la classe politique est particulier. Ne perdons pas de vue qu’elle a délégué tout ou partie de ses responsabilités à des banquiers centraux indépendants, surtout dans la zone euro. Bien souvent nos élus partent donc du principe qu’ils ont trouvé un juge impartial, qu’il n’est d’ailleurs pas nécessaire de monitorer. Il s’est auto-désaisi sur ces questions et n’a visiblement pas l’intention de revenir dans la partie, confère le silence de nos représentants sur toute l’année passée durant laquelle les taux ont monté de façon quasi sacrificielle.

Tout cela aurait tout de même pu fonctionner, pour peu d’avoir délégué la politique monétaire à des technocrates véritablement efficaces. Hélas, ce n’est pas le cas. Une véritable technocratie constituerait un gouvernement des “meilleurs”, des plus compétents. Ce ne serait peut-être pas le modèle le plus démocratique, mais ce serait, à tout le moins, des professionnels de la politique monétaire, reconnus par leur pairs. Ce n’est pas ce que nous avons fait. 

La question se pose peut-être davantage pour la classe intellectuelle et notamment les analystes du monde de la finance. On y observe un incroyable syndrome de Stockholm qui interroge. Pourquoi y accepte-t-on la politique de la banque centrale ? Parce qu’une partie non négligeable des analystes travaillent dans des banques ou sont payés par des banques. Ils n’officient pas directement pour la banque centrale mais, d’une certaine façon, ils dépendent d’elle ce qui induit une impossibilité de parler.

S’agissant du grand public, je pense qu’une partie de la population a envie d’entendre ce discours et s’en accommode parce que le récit de la banque centrale sur l’inflation a quelque chose de rassurant, de connu. Les plus âgés se rappellent sans doute les années 1970 et peuvent craindre la “zimbabwefication” du pays mais, pour la plupart, il y a une forme de complaisance et un refus de regarder la réalité en face, de penser la déflation.

Je crois aussi qu’il y a un véritable déficit d’éducation dont il faut tenir compte, pour expliquer la complaisance de la population. La façon dont nous enseignons (et avons enseigné) la crise de 1292 pose de grave problèmes : les manuels scolaires décrivent certains des facteurs et proposent des grilles de lectures (marxistes, notamment) ou évoquent la version assez paresseuse de la spéculation boursière qui tourne mal. Si l’on souhaite faire preuve de générosité, on pourrait même reconnaître au programme actuel qu’il décrit plutôt bien la partie mécanique du problème, de l’enchaînement macroéconomique global qui nous en a mené à la crise. Ceci étant dit, la dimension monétaire n’est jamais abordée. Aucun manuel ne rappelle que c’est l’application d’une politique monétaire trop restrictive qui a provoqué la crise de 29 et a contribué à l'aggraver. Les erreurs des banquiers centraux ne sont jamais évoquées.

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