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Art contemporain : la France s'est-elle "prosternée" devant les artistes américains ?
©Reuters

Bonnes feuilles

Il se passe toujours quelque chose sur la scène de l’art contemporain. Le célèbre artiste Maurizio Cattelan exposait récemment à New-York, – au musée Guggenheim ! – son dernier chef-d’œuvre : une cuvette de WC en or massif. Provocation des artistes, conformisme des amateurs : l’art contemporain devait nous aider à comprendre le monde. Il danse aujourd’hui sur un volcan. Bulle des prix, bulle des ego, bulle des gogos : après le Jardin des délices, la Nef des fous ? Extrait de "Requins, caniches et autres mystificateurs" de Jean-Gabriel Fredet, publié aux éditions Albin Michel. (1/2)

Jean-Gabriel Fredet

Jean-Gabriel Fredet

Jean-Gabriel Fredet est journaliste. Il a travaillé pendant vingt ans au Nouvel Observateur, avant de rejoindre la rédaction de Challenges.

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Paris « ville ouverte » ? En tout cas, privée de la lumière qui en faisait jadis la capitale de l’art. Ce soir-là, à la tribune, la « conversation » entre Blistène et Koons (les deux hommes se connaissent depuis trente ans) a des allures de constat de déroute, d’échange entre vainqueur et vaincu. Après une génuflexion devant une « suprématie » américaine intériorisée et considérée comme allant désormais de soi, les questions du Français sont émaillées de considérations flagorneuses : « J’aime ton travail », « Je te respecte », « Tu es un grand communicateur », « J’adore ton humour ». L’Américain – chemise blanche, costume sombre piqueté de la rosette de la Légion d’honneur – répond par une démonstration au Powerpoint. Passant du registre de vendeur de voiture à celui de donneur de leçons, l’examiné se fait examinateur. Oui, il « adore le dialogue », « cultive l’accessibilité », « veut faire un travail que n’importe qui, sans culture historique artistique particulière, pourra aimer ». Suivez mon regard

« Merci, Jeff, tu es un grand artiste »… Adoration, prosternation. La presse emboite le pas. Du Figaro magazine à France Culture, passant en un éclair du complexe de supériorité à celui d’infériorité, les médias français portent aux nues les aspirateurs sous vitrine, les ballons de basket plongés dans des aquariums remplis d’eau salée, les chiens baudruches en acier inoxydable, le Michael Jackson et son chimpanzé en porcelaine, l’Hercule à l’épaule rehaussée d’une ganzing ball (« boule de cristal bleu »), artefact emblématique de la classe moyenne américaine magnifiée. Tous en chœur glorifient un message cynique sur la société de consommation, dont le succès doit pourtant beaucoup aux liaisons dangereuses entre le marché et les musées. Un marché dopé par la légitimation apportée par les conservateurs de ces institutions qui propulsent les prix des œuvres de cet ancien trader à des hauteurs himalayennes.

« La partie la plus laide de la culture américaine »

Paradoxe, ce concert d’éloges français tranche avec l’accueil plutôt frais réservé à cette rétrospective de l’autre côté de l’Atlantique. Le critique Jerry Saltz, premier sur la liste des personnalités du monde de l’art selon ArtReview, s’est interrogé sur la fascination du plasticien américain pour la « partie la plus laide » de la culture de son pays et a posé carrément la question du « vide » derrière la perfection manufacturée des objets exposés. Dans la New York Review of Books, Jed Perl a tiré à boulets rouges sur la « koonsmania » et la légitimation du succès par le seul marché. Mais en France, faute de champions de niveau international capables de rivaliser, que dire pour ne pas être taxé de jalousie ? Et que faire, sinon constater que l’art contemporain est l’enfant de la société américaine, qui lui a donné ses lettres de noblesse ?

Koons est-il un grand artiste capable de subvertir les critères sur lesquels se fondent habituellement nos jugements ? Ou n’est-il que le « reflet d’une époque désengagée, médiocre, en panne de créativité où l’argent et le divertissement piétinent en permanence l’imagination », comme le pense Perl ? Difficile pour un curateur français de juger un projet qui est avant tout « un commentaire, une histoire et un rêve américains »… et qui fait six cent cinquante mille entrées au Centre Pompidou. Nostalgiques ou conservateurs peuvent bien s’insurger contre ce nouveau discours, ces nouvelles formes et ce changement de valeurs, qui « récusent le risque et la création et mettent l’art sur la voie d’un divertissement d’où le critère esthétique a disparu depuis longtemps ». Koons règne. Il est à l’image de l’art contemporain made in USA, qui impose ses codes, ses critères, ses canons dans le monde entier. Un art qui a moins à voir avec la chronologie ou une « période » (les artistes nés après 1950) qu’avec une famille, un courant. Pour simplifier : celui de Marcel Duchamp, héros de Jeff Koons et Andy Warhol, symbolisé par Fontaine, son urinoir en porcelaine renversé, ancêtre des ready-made (objets manufacturés de la vie quotidienne, indifférents au beau ou au laid), qui fit scandale en 1917. Cette œuvre clé de l’artiste franco-américain, archétype d’une avant-garde radicale, est à la fois un marquage et le symbole de la rupture totale avec l’art traditionnel.

Vus sous cet angle, les signes de l’hégémonie américaine sont légion. Avec, d’abord, les artistes vivants les plus cotés. Trois des dix premiers – Jeff Koons, Christopher Wool et Richard Prince –, quatre en incluant Jean-Michel Basquiat, selon le classement d’Artprice. Avec, ensuite, un nombre incroyable de collectionneurs privés : cinq des plus grands dans le monde – David Geffen, Eli Broad, Steven Cohen, Samuel Newhouse, Norman Braman. Mécènes mélangeant générosité et égocentrisme, ils construisent souvent leur propre « lieu » spectaculaire pour exposer leur monumentale collection. Comme le nouveau Whitney Museum (fondation Vanderbilt), dessiné par Renzo Piano, l’architecte de Beaubourg, qui a ouvert ses portes en mai 2015 dans le Meatpacking District de New York. Ou The Broad, nouveau temple de l’art contemporain installé à Los Angeles par le businessman philanthrope éponyme, qui a financé à cent pour cent cette étrange coque en nid-d’abeilles (ouverte en septembre 2015), à quelques blocs de l’art district, et des méga-galeries où trône Hauser Wirth & Schimmel, la Mecque des accrochages avant-gardistes.

Fortunes privées + collectionneurs compulsifs + méga-galeries = marché hyperactif. Avec, en 2015, plus d’un demi-milliard de dollars de ventes enregistrés chez Sotheby’s, Christie’s ou Phillips, New York est la ville la plus dynamique en matière d’art contemporain. Loin devant Londres, Pékin ou Hong Kong. En mai 2015, aux ventes de printemps, la maison d’enchères Christie’s a atteint à elle seule 705 millions de dollars ! Sachant que ce haut de gamme exerce un effet de levier phénoménal sur le marché, qui pourrait détrôner la « grosse pomme » ?

« Le goût et le fini français », ras le bol !

Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé à cette suprématie ? Comment s’explique le basculement qui a fait passer le centre des arts de l’Europe – plus précisément de Paris – à New York voire, de plus en plus, à Los Angeles ? Comment l’expressionnisme abstrait de Jackson Pollock, Willem de Kooning ou Mark Rothko, qui remet en question l’idée même de représentation, en est-il venu à incarner l’avant-garde ? Et comment, à la génération suivante, les critères de l’art américain sont-ils devenus ceux du monde de l’art en général ?

Extrait de "Requins, caniches et autres mystificateurs" de Jean-Gabriel Fredet, publié aux éditions Albin Michel.

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