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Adèle Haenel, #MeeToo et ces procès médiatiques qui font abstraction de l’Etat de droit
©Laurent EMMANUEL / AFP

Too much ?

Christophe Ruggia vient d'être exclu de la Société des réalisateurs de films suite à un article de Médiapart dans lequel la comédienne Adèle Haenel l'accuse le harcèlement sexuel et d'attouchement entre ses 12 et 15 ans.

Olivia Dufour

Olivia Dufour

Olivia Dufour a commencé sa carrière en tant que juriste dans un cabinet d'avocats parisien avant de devenir journaliste en 1995. Spécialisée en droit, justice et finance, elle est actuellement responsable du développement éditorial du site Actu-Juridique (Groupe Lextenso). Elle est l'auteur de « Justice, une faillite française ? », publié en 2018 récompensé par le prix Olivier Debouzy, en 2020 de « Justice et médias, la tentation du populisme » et, en 2021, de « La justice en voie de déshumanisation », tous les trois publiés chez Lextenso Editions.

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Atlantico : L'expulsion de Christophe Ruggia de la SRF intervient quelques heure après publication de Médiapart. Qu'est-ce que cela révèle de l'influence de ce média ?

Olivia Dufour : La rapidité et la nature de la réaction sont édifiantes. Un média donne la parole à une jeune femme qui dénonce des faits d’agression sexuelle et immédiatement ou presque l’association dont est membre l’accusé apporte son « soutien total » à la plaignante dans un communiqué de presse. Mieux, les auteurs du communiqué saluent le « courage », affirment qu’ils la croient et annoncent la mise en oeuvre d’une procédure de radiation de celui de ses membres qui est accusé. Il n’est nul part écrit que l’association va entendre celui-ci, examiner le dossier, et qu’elle prendra sa décision après avoir écouté ses arguments, ce qui serait pourtant le minimum, à défaut d’attendre le procès. Enfin l’association s’engage à revoir les pratiques dans le monde du cinéma. On pourrait imaginer qu’elle dispose d’informations que le public n’a pas, justifiant la brutalité de cette réaction, mais elle précise elle-même qu’elle a découvert non pas l’emprise du réalisateur qui était connue, mais son caractère sexuel à l’occasion de sa médiatisation.

Cela signifie que la présomption d’innocence qui est un pilier de l’état de droit, cède ici instantanément l devant le pouvoir médiatique qui, lui, exige des sanctions exemplaires et immédiates dès qu’il fait des révélations et tolère généralement très mal que la personne qu’il accuse puisse avoir l’audace de se défendre. Concrètement, n’importe qui aujourd’hui peut être condamné à la mort sociale sur une simple accusation lancée dans les médias. Un jour homme se défendait devant l’empereur Justinien des faits dont il était accusé. Son accusateur indigné de ses dénégations lance « s’il suffit de nier alors il n’y a plus de coupables ». Et l’empereur de lui rétorquer : « s’il suffit d’accuser, alors il n’y a plus d’innocents ».

Adèle Haenel a déclaré ne pas vouloir intenter d'action en justice car selon elle, trop peu de condamnations sont prononcées. A l'inverse, le terme de "tribunal médiatique" apparaît de plus en plus, et son apparition entraîne systématiquement une condamnation publique et immédiate de celui qui est accusé sur internet. Or, l'actrice a justement choisi de ce confier à un journal éminemment politique qui a déjà eu une incidence en ce sens, telle que la démission de Rugy. Assiste-t-on à la mise en place d'une justice parallèle ? 

L’impuissance de la justice est l’argument régulièrement avancé pour justifier son contournement. Bien souvent, les accusateurs n’ont même pas essayé la voie judiciaire et partent du principe qu’elle aurait échoué. C’est un peu facile. Sans doute la justice doit-elle s’améliorer sur le sujet des violences faites aux femmes, mais ce n’est pas cela qui se joue dans les mouvements #metoo et autre #balancetonporc, ou pas uniquement. N’oublions pas qu’Internet est conçu comme un outil de désintermédiation, autrement dit, le citoyen est censé se libérer des corps intermédiaires et des institutions pour s’émanciper grâce à Internet.  Il faut lire à ce sujet les ouvrages du philosophe Eric Sadin et notamment La Siliconisation du monde.
Chacun avec son smartphone en main se sent maitre du monde. Or, dénoncer sur Twitter ou auprès d’un média les faits de harcèlement, violences, agressions sexuelles est beaucoup plus simple et rapide que de saisir la justice. Et le résultat est beaucoup plus satisfaisant. L’obtention du statut de victime emporte immédiatement l’écoute, la compassion, les soutiens. On obtient surtout la sanction rapide, violente et immédiate de son agresseur ou supposé tel. Que demander de mieux ? C’est ainsi que se forme sous nos yeux un tribunal médiatique au pouvoir absolument terrifiant mais dont on ne veut voir pour l’instant que les vertus, portées par la légitimité du combat contre les violences faites aux femmes.

En quoi cette affaire est-elle symptomatique des limites de notre Etat de droit ? 

Ceux qui utilisent le tribunal médiatique ou qui l’encouragent portent plus ou moins consciemment l’idée que la fin justifie les moyens. Nous vivons dans un pays qui a un rapport très négatif à la dénonciation pour des raisons historiques sur lesquelles il est inutile de revenir. Et soudain on constate qu’il y a des dénonciations qui sont considérées comme souhaitables, vertueuses, salutaires. Pour comprendre à quoi sert l’état de droit, Imaginons un père, un frère, un fils accusé ainsi, jeté en pâture sur les réseaux sociaux,  immédiatement sanctionné par son employeur, son association etc…

Soudain on comprend l’intérêt des droits de la défense, la possibilité d’avoir un avocat, les procédures conçues pour éviter l’arbitraire, les voies de recours et même la possibilité de déclencher des poursuites disciplinaires contre un juge qui commettrait une faute. Dans un état de droit, on préfère un coupable en liberté plutôt qu’un innocent en prison. C’est tout cela que le tribunal médiatique remet en question. La justice n’est certes pas parfaite, mais on a mis des centaines d’années à construire le système le plus juste possible. Les médias compris au sens large, donc incluant les réseaux sociaux, croient pour l’instant qu’il courent vers le meilleur en contournant la justice, qu’enfin on va pouvoir lutter contre les violences faites aux femmes avec efficacité, que le progrès est devant nous. En réalité, c’est une incroyable régression de la civilisation, c’est le retour à la justice privée, à la vengeance.

Comment peut-on vouloir confier la justice à des médias qui sont avant tout des entreprises commerciales n’offrant aucun garantie éthique ou institutionnelle plutôt qu’à l’institution judiciaire ? C’est aberrant. Aucune cause ne justifie pour sa défense de violer l’état de droit. On peut faire évoluer une société autrement que par le scandale et la dénonciation. 

A lire également : Présomption d’innocence et tribunaux sont-ils indispensables si l’accusé a vraiment l’air méchant ?

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