4 graphiques pour comprendre pourquoi les classes moyennes françaises vont moins mal qu’on ne le répète<!-- --> | Atlantico.fr
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Le gouvernement a lancé mardi 25 avril sa plateforme avec l'objectif affiché de restaurer un consentement à l'impôt écorné.
Le gouvernement a lancé mardi 25 avril sa plateforme avec l'objectif affiché de restaurer un consentement à l'impôt écorné.
©Pascal GUYOT / AFP

Etat des lieux

Pierre Bentata bat en brèche l’idée selon laquelle les classes moyennes seraient les seules à participer à la redistribution. Elles reçoivent aussi beaucoup.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : Nous avons souvent tendance à estimer que les classes moyennes françaises paient “pour tous les autres”. Ce postulat est-il erroné ou, à tout le moins, nuançable ?

Pierre Bentata : L’ensemble des données dont nous disposons illustre bien la difficulté de cette question. Tout dépend, d’abord de la façon dont on regarde qui paie quoi et qui reçoit quoi. En ne s'intéressant qu’aux seuls transferts monétaires et contributions directes on constate effectivement que les classes moyennes paient davantage, en proportion de leurs revenus. Ce qui ne veut pas dire, rappelons-le, que les autres ne paient pas.

Source : Twitter / fippadict.

En prenant également en compte les contributions indirectes (comme cela peut-être le cas de la TVA, par exemple) ainsi que des contributions dites non-monétaires ou non-individualisable (c’est-à-dire la participation à nos systèmes éducatif ou juridique par exemple), on constate cette fois que les classes moyennes récupèrent davantage que ce qu’elles ne donnent. Le bénéfice réel, pour cette partie de la population, provient donc des services directs et des compensations non-monétaires. 

De quoi battre en brèche l’idée que les classes moyennes seraient les seules à participer. Elles reçoivent aussi beaucoup. Mais cela suffit-il à rendre caduque tout l’argumentaire de ceux qui disent de cette partie de la population bénéficie moins des systèmes de redistribution ? Pas nécessairement et c’est là que la question devient particulièrement compliquée. Il y a deux raisons à prendre en compte. 

La première est psychologique puisque s’il est vrai qu’en agrégeant l’ensemble des contributions, évidemment on observe une situation plus favorable aux classes moyennes que ce que l’on pourrait penser. Pour autant, cela ne signifie pas que cela soit perceptible, tant pour les classes moyennes que pour le reste des contribuables. Tout un chacun a du mal à évaluer l’ensemble des services immatériels et des compensations directes perçues. Nous avons tous tendance à nous focaliser sur la dimension monétaire de l’interrogation. 

Le deuxième point important est historique. La Paris School of Economics, dont on peut pas dire qu’il s’agit d’un repère d’affreux libéraux avec peu d’estime pour les ménages les plus pauvres publiait un article assez éloquent en 2022. Il comprend en effet un graphique intéressant qui analyse l'évolution dans le temps des revenus pré-impôts et post-impôts. Ils ne prennent pas en compte les fameuses compensations que nous avons pu évoquer, c’est vrai, mais cela permet tout de même de constater le choc que les classes moyennes ont été les seules à subir.

Au cours des années 1980, nous avons constaté un important changement. Jusque là l’évolution des revenus post-transfert était comparable entre les classes les moins aisées et les catégories de population plus moyennes. Après cela, la tendance change : l’évolution de la qualité de vie des classes sociales moyennes s’est décorrélée de celles des classes les plus pauvres. Cela permet de comprendre pourquoi un certain nombre de ses représentants ont l’impression de subir un fardeau fiscal important.

Pour autant, on observe que le poids de la classe moyenne dans le revenu national, après redistribution, demeure assez stable dans le temps, notamment entre 1990 et 2021. Comment l’expliquer ?

Hors épargne nette et ajustements des autres comptesLecture : le revenu primaire élargi moyen des individus pauvres avant transferts s’élève à 12 170 euros par UC et celui des individus modestes à 21 620 euros par UC, contre 52 150 euros par UC pour les individus plutôt aisés et 134 830 euros par UC pour les individus aisés. En moyenne, les individus médians bénéficient de 21 580 euros par UC de transferts et dépenses collectives et contribuent à hauteur de 20 170 euros par UC au titre des prélèvements. Champ : France. Source : Insee, qui a lui-même ce graphique grâce à : Comptes nationaux distribués 2018 ; calcul des auteurs.

C’est exact. Le choc que nous évoquions s’est déroulé entre 1980 et 1990. Après quoi, la tendance s’est de nouveau stabilisée, ce qui implique que la rupture est invisible dès lors que l’on ne s'intéresse pas à des statistiques remontant suffisamment en arrière. En ne se basant que sur des photographies récentes (c’est-à-dire, datées de 2010, par exemple), il y a de quoi avoir l’impression que la situation évolue de façon comparable entre les différentes classes sociales. 

Ceux qui appartenaient à la classe moyenne dans les années 1980 s'aperçoivent, de fait, que leur qualité de vie a progressé depuis. Il en va de même pour leur revenu disponible. Cependant, ces deux éléments n’ont pas progressé aussi vite pour les classes moyennes que pour les plus pauvres. Il y a donc eu un effet de rupture assez similaire à ce qu’a pu observer Angus Deaton lorsqu’il s’intéresse à la classe moyenne blanche et chrétienne aux Etats-Unis : c’est elle qui a le plus souffert de la crise économique. Elle a connu une concurrence plus forte, a dû composer avec certains des mécanismes les moins flexibles de la fiscalité américaine… de quoi nourrir un sentiment de déclassement, qui s’il reste faux dans l’absolu, peut se comprendre sur le plan relatif.

Nous faisons face au même phénomène, simplement nous y sommes confrontés  avec un peu de retard.

La question est complexe parce que sur le plan statistique (et particulièrement si l’on se concentre sur le seul temps court), il est évident que la classe moyenne n’est pas la seule contributrice du bon fonctionnement de la société. Elle reçoit des compensations équivalentes à celles des autres catégories sociales. Cependant, sur le temps long, elle a souffert d’un décrochage (une baisse des inégalités à son détriment, donc).

60% des ménages, semble-t-il, recoivent davantage de l’Etat qu’ils n’y contribuent. Est-ce vrai également pour les classes moyennes ?

C’est le cas, effectivement, si l’on tient compte de l’ensemble des transferts et que l’on ne se limite pas au seul monétaire. Le surplus est financé à travers de la dette publique.

Source : Insee.

La difficulté vient du fait qu’il faut faire comprendre à la classe moyenne qu’elle reçoit, de même que les autres catégories de populations, plus qu’elle ne donne. Malheureusement, c’est quelque chose de très complexe à appréhender, particulièrement quand on appartient à cette classe moyenne qui démarre : à ce moment-là, on a rarement des soucis de santé, la retraite paraît encore très lointaine, on a pas de soucis d’emploi… De quoi avoir le sentiment d’être un contributeur net, puisque l’ensemble des bénéfices est différé ou invisible. C’est de là que naît le sentiment de contribuer sans pour autant profiter du système que l’on finance.

A cet égard, c’est l’opacité du système qui pose problème.

S’il fallait ne retenir que quelques chiffres pour comprendre les enjeux de répartition de la richesse, notamment au sein de la classe moyenne, quels seraient-ils ?

Je pense qu’il faut d’abord reprendre le premier graphique de Fipaddict, qui illustre bien la dissonance cognitive dans l’idée que la classe moyenne serait la seule à contribuer et qu’elle ne récupère rien. 

Ensuite, il faut s’attarder sur la composition des revenus, comme l’illustre l’Insee, qui montre qu’après impôt - et avant redistribution -, les revenus des classes moyennes baissent. Mais aussi qu’après redistribution, ils augmentent de nouveau, comparativement à leur niveau initial.

Thomas Piketty et ses co-auteurs de la Paris School of Economics ont aussi produit un graphique intéressant en cela qu’il montre que sur le temps long le sentiment de déclassement n’est pas tout à fait vrai mais que le ressenti ne vient pas de nulle part (et c’est pour cela qu’on ne peut pas simplement le balayer d’un revers de la main). C’est un phénomène en économie : il s’agit du paradoxe d’Easterlin. Le sentiment de bien être ne dépend pas seulement de la progression des revenus, mais aussi de la progression, plus relative, des revenus comparativement à ceux de l’entourage. 

Source : Paris School of Economics. Entre 1970-1990, les tendances entre les bottom 50% et les middle 40% prennent des directions différentes.

Dès lors que la condition de vie des catégories sociales plus pauvres augmentent plus fortement que celle des classes moyennes, alors il est logique que ces dernières éprouvent un sentiment de déclassement. Une expérience connue des économistes consiste d’ailleurs à proposer deux mondes différents aux échantillons analysés : dans le premier, ils gagnent 100 000 euros par mois et le reste de la population se contente de 50 000 euros mensuels. Dans le second, ils touchent 200 000 euros par mois mais le reste de la population a droit à 300 000 euros mensuels. Dans un cas comme dans l’autre, les prix demeurent les mêmes et l’option numéro 2 présente donc un gain objectif de pouvoir d’achat. Pourtant, l’écrasante majorité préfère la première. Certes, d’un point de vue micro-économique, cela ne semble pas avoir de sens et pourtant il faut bien en tenir compte d’un point de vue politique : c’est ainsi que l’on fonctionne et donc ainsi que l’on ressent ce genre de situation.

Comment conjuguer ce paradoxe : d’un côté les classes moyennes ne vont pas aussi mal que d’aucuns le prétendent, de l’autre, elles ne semblent pas prêtes à embrasser cette réalité… Quelles sont les options politiques ?

Tout d’abord, me semble-t-il, il y a un effort de communication à faire. A certains égards, des progrès ont été faits ! Il est maintenant possible d’aller sur le site du gouvernement pour gagner en visibilité sur comment est utilisé l’argent prélevé, comment il est récupéré. Le problème, c’est bien que personne n’y prête attention. Dès lors, il faut démocratiser le processus, peut-être inscrire sur chaque fiche de paie ce que devient l’argent récupéré sur le revenu brut. C’est indispensable pour éclairer les citoyens sur la mesure réelle de leur contribution. En outre, c’est aussi un travail de transparence qui permet à tout un chacun de juger de la pertinence du système en place et des cotisations prélevées pour le financer. Le fait que la majorité de l’argent prélevé soit réorienté vers l’assurance plutôt que vers l’éducation, par exemple, peut poser question. Quoiqu’il en soit, tant que cela ne sera pas visible au quotidien, nous ne pouvons pas espérer que la situation évolue.

Il faut aussi dépasser les discours caricaturaux. Entre ceux qui disent qu’il n’y a que les classes moyennes qui paient (qu’il s’agissent de stigmatiser les riches ou les pauvres, d’ailleurs) et ceux qui soutiennent que tout va bien et que 30 millions de personnes se trompent sur leur sentiment de déclassement, on ne peut pas avancer. Ce sentiment de déclassement est aussi corrélé à une situation géographique particulière, qu’il faut prendre au sérieux pour éviter d’aboutir à la situation que nous connaissons.

Il faudra un débat sur les montants de transferts acceptables, sur ce qu’ils doivent financer. Hélas rien de tout cela n’est possible tant que persiste la démagogie. Il faut donc éduquer les contribuables pour qu’ils puissent comprendre d’eux même où ils en sont.

Les classes moyennes, nous l’avons dit, paient davantage que les autres si l’on se limite à l’analyse des seuls transferts financiers. A quel point ce phénomène est-il marqué ?

Comme le montrent les tableaux de l’Insee, les classes moyennes contribuent davantage que les plus pauvres… parce que ces derniers ne contribuent pas. Les catégories sociales les moins aisées bénéficient d’un transfert net, ce qui n’est pas le cas des classes moyennes. 

Si l’on se borne à cet aspect monétaire, le sentiment d’être floué est total : on réalise que seuls 50% des actifs paient l’impôt sur le revenu et les classes moyennes s’appauvrissent en fin de mois quand les plus pauvres gagnent de l’argent. Mais il serait malhonnête de se contenter de cette seule analyse, il faut aussi intégrer la qualité de nos infrastructures, l’éducation, etc… et ce sont ces services qui viennent contrebalancer ce que nous venons de dire. 

Au final, en tenant compte de ces éléments, les classes moyennes apparaissent mieux loties que les catégories sociales les moins aisées.

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