2022 ou l’année des jeux du cirque … sans le pain<!-- --> | Atlantico.fr
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Des supporters argentins devant la finale de la Coupe du monde de football, à Miami.
Des supporters argentins devant la finale de la Coupe du monde de football, à Miami.
©JOE RAEDLE / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Bilan 2022

Sport, télévision, politique : le trio magique fonctionne dans l’ordre que l’on veut.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Dans la dernière livraison du « Journal du Dimanche » Teresa Cremisi qui nous permet chaque semaine de prendre une « Tasse de café » (titre de sa chronique) avec elle, commente, avec la justesse et l’intelligence qui caractérisent, entre autres qualités, cette femme de grande culture et passionnée de littérature, le comportement des Pays du Golfe arabo-persique qui recherchent, à coups de valises pleines de billets, « l’amitié » de l’Europe. Elle fait clairement référence ici au Qatargate. L’intitulé de sa chronique est explicite : « Panem et Circenses ». Ce titre nous parle d’autant plus que nous avions déjà choisi le nôtre, il y a une semaine, pour intituler notre « retour » sur l’année 2022 pour « atlantico.fr » : « Circenses sine pane ».

Fine connaisseuse du monde latin (ses racines italiennes parlent pour elle), s’assurant de ne pas se tromper en « faisant appel à un ami » comme on le faisait dans un célèbre jeu télévisé, Teresa Cremisi cite Juvenal et son fameux poème « Satire X » dans lequel le poète latin fustige les Romains en terminant ainsi sa philippique : « [les Romains] esclaves maintenant de plaisirs corrupteurs que leur faut-il ? Du pain et des jeux du cirque ». Ici figure le célèbre « Panem et Circenses » dans le vers 81 de la satire de Juvenal.

Bien plus tard, dix-huit bons siècles après Juvenal, l’écrivain polonais Henrik Sienkiewicz qui est à la Pologne ce que Victor Hugo est à la France, en termes de « monument national », publie sous forme de feuilleton, en 1895, dans l’un des principaux journaux polonais : « Quo vadis. Powieść z czasów Nerona ». Son « Histoire des temps néroniens » va être traduite en français en 1900. Dans le chapitre « Chant de Néron » la maxime « Panem et Circenses » apparait en toutes lettres. C’est Pétrone qui en fait la promesse aux citoyens.

Si « l’évergétisme », concept introduit dans l’historiographie française par André Boulanger et Henri-Irénée Marrou en 1923, peut se comprendre comme une déclinaison du « Pain et des Jeux », il trouve son origine dans la Grèce antique comme nous l’a bien montré le grand historien Paul Veyne, sans doute l’un des plus grands spécialistes français de la Rome antique, qui a disparu à 92 ans le 29 septembre 2022 et qui a, justement, publié en 1976 « Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique » (Seuil, réédition en « Points Histoire » en 1995). Renan, le grand Renan, craignait la politique des « bienfaits » des riches et des puissants envers les citoyens (ce qu’est l’évergétisme) et y voyait, fort intelligemment, l’expression d’une volonté politique d’exercer le pouvoir sur un peuple endormi par les mystères ou les miracles comme l’avait aussi pressenti Dostoïevski dans le personnage du « Grand Inquisiteur » des « Frères Karamazov ».

Beaucoup plus proche de nous et, sur le modèle de ce que le sociologue et spécialiste de géopolitique Zbigniew Brzezinski avait nommé en son temps le « tittytainment » (le divertissement abrutissant), le linguiste italien Raffaele Simone, opérant un examen au rasoir et sans concession du « système Berlusconi » dans son livre « Le Monstre doux : l’Occident vire-t-il à droite ? » (Gallimard, 2010) nous avait déjà parfaitement illustré comment les dégâts de « l’infotainment », les ravages provoqués par des programmes de télévision débilitants et les empilements de vrais jeux et de faux débats, ponctués de rires enregistrés, contribuaient, dans le « business model » de « Médiaset » (le groupe télévisuel berlusconien) à fabriquer des cohortes entières « d’imbéciles heureux ». Est-ce un hasard si Silvio Berlusconi a été dans sa carrière, tout à la fois, patron de médias, homme politique et président d’un club de football ? Certainement pas. Entre 1986 et 2016, trente années durant, même si c’était son bras droit Adriano Galliani qui était aux commandes de « l’Associazione Calcio Milan », autrement dit, pour le monde entier, le Milan AC, c’est bien le Commandatore qui était le seul maitre à bord d’un des clubs parmi les plus titrés au monde, en concurrence avec le Barça et le Real de Madrid. 

Sport, télévision, politique : le trio magique fonctionne dans l’ordre que l’on veut. Les droits de retransmission des matchs par les télévisions font tomber des nuées de dollars sur la galaxie mondiale du football au premier rang de laquelle figure la fameuse FIFA, présidée par un italo-suisse… Pour paraphraser Edgar Faure commentant la nomination de René Han à la tête de France Régions 3 en 1986, par Jacques Chirac, premier ministre : « Ils ont nommé un Chinois RPR à la tête de FR3… Je ne pense pas que c’est parce qu’il est Chinois ! »… Ce n’est sans doute pas uniquement parce Monsieur Gianni Infantino, est un citoyen helvético-italien qu’il est à la présidence de la FIFA depuis le « contentieux à mort » qui a opposé son prédécesseur Sepp Blatter à son adversaire Michel Platini. Il se peut qu’il y ait d’autres raisons à la présence de « Monsieur Gianni » là où il est…

Et les pouvoirs politiques du monde entier s’emparent de tout cela avec gourmandise. Tentant des coups tout en s’en défendant. Surfant sur les succès de leurs équipes nationales, se faisant tout petits en cas de défaite. « Rien de nouveau sous le soleil » nous a enseigné Qohélet et il avait bien raison.

Mais aujourd’hui les « jeux » sont omniprésents. Ils ont mobilisé des milliards de citoyens du monde ces dernières semaines, scotchés devant des écrans plasmas hors de prix, de Buenos-Aires à Tokyo et de Sidney à Londres en passant par Rabat et Paris. Ils ont aggloméré plus de 25 millions de Français pour le dernier match de la Coupe du Monde. Ils nous ont permis de voir les arrières petits-fils de bédouins qui élevaient encore, il y a 70 ans, des chameaux dans le désert, comme définissait, non sans ironie l’excellent connaisseur du Moyen-Orient, le regretté Antoine Sfeir, les dynasties régnantes dans la péninsule arabo-persiques, se prendre, au sens propre, pour « les rois du pétrole (ou du gaz) ». Le plus cyniquement du monde, ils ont montré au monde entier qu’il était « asservi », au sens de Juvenal, parlant des habitants du « centre du monde », Rome, de son temps. Ceux d’aujourd’hui sont « accros » au football et à ses drogues… « Dopés » aux légendes contemporaines dont certaines gagnent en une carrière le quasi-équivalent du PIB d’un état du Tiers-monde.

On pourrait croire alors, avec Teresa Cremisi, que les « jeux du cirque et le pain » font bon ménage. Que leur alliage assure aux dirigeants de la planète une rente politique aussi généreuse que l’est encore la rente pétrolière. Mais c’est là pure illusion. En réalité s’il y a beaucoup de « circenses », « panis » n’y est plus. La famine menace et les jeux la remplacent. Pour combien de temps ?

Il aura suffi qu’un conflit d’importance frappe une région de la planète troisième producteur et exportateur de blé vers le monde entier pour qu’explosent les cours des céréales, de la farine et donc du pain. L’Organisation des Nations Unies par la voix de son secrétaire général, Antonio Gutteres homme remarquable et très appréciable (cela nous change…) multiplie les signaux d’alarme. Ce n’est que péniblement que les bateaux reprennent leur route navigable qui leur permet d’exporter le blé ukrainien au-delà du Bosphore et des Dardanelles.

On a dit que tous les peuples africains étaient derrière l’équipe nationale du Maroc lors de la demi-finale contre la France, en une sorte de remake « stadisé » d’une lutte anticoloniale. Belle ironie quand on sait qu’historiquement et sur le temps long le monde arabo-musulman n’a aucune leçon à donner aux colonialistes et aux esclavagistes occidentaux ce qui n’excuse en rien les crimes de ces derniers évidemment. Ces « jeux modernes » (football, olympiades) ne tiennent même pas lieu de « subutex » pour les « Damnés de la Terre » comme les désigna tragiquement Franz Fanon. Ils sont « l’opium moderne des peuples », nouvelles religions idolâtres qui mélangent allègrement d’ailleurs piétisme et compétition. Ils « nourrissent » le monde à la place du pain. En laissant croire par exemple que l’on peut être multi-milliardaire en devenant footballeur professionnel et qu’il est plus important de taper dans un ballon dégonflé quand on est jeune brésilien, marocain, argentin, ou Français des Mureaux ou de Cergy, de Vénissieux ou de Lormont plutôt que d’aller à l’école, de faire ses devoirs, d’être aidé pour cela, pour suivre des études de bon niveau, pour « s’en sortir » par le savoir. Quand, dans le même temps, « ceux dont les parents ont eu de la chance » chantait déjà Jacques Brel, poursuivent un cursus scolaire « normal ».

Voilà où est rendu le monde en 2022, voilà où le « Mundial » a laissé le monde à l’aube de 2023, et à 18 mois des JO de Paris : « circenses sine pane ». « Les jeux du cirque sans le pain ». Viendra sans doute le temps de la révolte. Pour s’en sortir les « riches » (ceux de la galaxie footballistique, les joueurs mais surtout tous les parasites qui gravitent autour d’eux en en profitant grassement et tous les autres riches, les possédants en tous genres, les hiérarques, les ploutocrates, les oligarques, les « princes du désert » et les petits marquis de notre « petit » CAC40) devront trouver autre chose, à la place de « panis » que de proposer encore plus de « circenses ». Viendra bien un jour où le compte n’y sera plus. 

En tous les cas, inutile d’essayer la brioche. Avec Marie-Antoinette on sait où ça a fini !...

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