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100 milliards investis pour la science : effet trompe-l’œil ou vrai tournant pour transformer l’Europe en puissance scientifique ?
©PASCAL PAVANI / AFP

Investissement massif

La Commission européenne a lancé un projet intitulé "Horizon Europe", qui s'intégrera dans le prochain programme budgétaire de l'UE et prévoit une enveloppe de 100 milliards d'euros pour la recherche et l'innovation

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Atlantico : La Commission européenne prévoit de débloquer 100 milliards d'Euros pour la recherche et l'innovation en Europe. Le projet intitulé "horizon Europe" s'appuiera sur le dernier projet Horizon 2020 et devrait permettre à l’Europe de "se maintenir à l’avant-garde de la recherche et de l’innovation à l’échelle mondiale et au-delà". Mais n'est-ce pas là très optimiste au vu de la concurrence internationale ?

Philippe Crevel : La question n’est pas de se maintenir mais d’exister dans les techniques de l’information et de la communication, dans le numérique et les objets connectés, dans la biotechnologie. Dans le numérique, l’Europe ne place aucune de ses entreprises dans les 10 premières mondiales. Le vieux continent est le terrain de chasse des Américains, des Japonais, des Chinois et des Coréens. L’Europe est un marché commercial de première ampleur mais sans producteur. Les GAFA, Microsoft mais aussi les entreprises chinoises y règnent en maître.

Pour la production de cellules solaires, dans les 10 premières sociétés, 6 sont chinoises. Les États-Unis, la Corée, Taïwan et le Brésil arrivent à en placer une. L’Asie accapare le classement des producteurs de batteries électriques (3 sociétés japonaises, 2 coréennes et 5 chinoises). Au niveau de l’automobile électrique, seul Renault se hisse parmi les premières sociétés mondiales mais loin derrière Tesla (26 000 voitures contre 57 000). L’Union européenne est mieux représentée dans le secteur des producteurs d’équipement éolien avec 4 représentants dans les 10 premiers (une firme danoise, deux firmes allemandes et une firme espagnole).

L’aéronautique figure comme une exception avec la présence d’Airbus qui fait jeu égal, depuis 15 ans, avec Boeing. En la matière, Airbus est une décision politique de coopération européenne et demeure pour le moment unique.

L’Europe dispose, hors technologies, de positions de force dans plusieurs secteurs : l’assurance, la banque, le bâtiment et le verre, l’énergie… De même dans les secteurs de la pharmacie et de la chimie, plusieurs groupes européens figurent dans les premiers mondiaux. Enfin, l’Europe reste bien représentée dans le luxe. L’Europe est mieux placée dans les anciens secteurs économiques que dans les nouveaux qui exigent au départ des capitaux. Les coûts marginaux décroissants nécessitent au préalable un vaste marché intérieur servant de base pour le déploiement à l’international.

À la différence de la Chine ou des États-Unis, l’Europe est pénalisée par l’absence de langue commune, voire d’une culture commune, ce qui freine l’essor de grandes compagnies numériques. En Europe continentale, le financement étant essentiellement bancaire, il pénalise le développement des start-ups. Les banques sont plutôt réticentes à prêter à des jeunes entreprises en forte croissance compte tenu du niveau de risque. Le financement par le marché qui est la règle aux États-Unis serait plus en phase avec l’économie digitale. Néanmoins, le Royaume-Uni dont le financement des entreprises est assuré majoritairement par le marché et qui n’a pas le problème de la langue n’a pas été à l’origine de firmes à dimension internationale opérant sur le secteur digital. Au-delà des questions de fonds propres, le dimensionnement du marché domestique constitue un des facteurs expliquant le retard de l’Europe. La fragmentation du marché constitue un handicap majeur pour l’émergence de nouveaux acteurs. La capacité à être présent dans plusieurs États en même temps pour bénéficier d’un effet de masse est plus faible en Europe. Une firme chinoise ou américaine peut s’appuyer sur l’expérience acquise sur un marché de plusieurs centaines de millions de consommateurs avant de se lancer à la conquête de clients en-dehors des frontières nationales.

Le recours au régime juridique de société européenne devrait être facilité. Par ailleurs, les échanges entre grands centres d’enseignement supérieur européens devraient être renforcés pour faciliter l’émergence d’équipes multinationales. De même, la mise en place d’un marché de capitaux unifié, au moment même où celui-ci a une tendance à se segmenter est une autre priorité.

L’Europe est à la traîne pour l’industrie 4.0. Ce concept renvoie à l’idée que l’industrie serait engagée dans sa quatrième révolution. La première qui a commencé au XVIIIe siècle a été marquée par la mécanisation et par le recours aux machines à vapeur. La deuxième qui s’est étalée de la fin du XIXe au début du XXe s’est caractérisée par la production de masse et le déploiement de l’énergie électrique. La troisième s’est construite autour de l’automatisation des tâches et l’informatique. La quatrième repose sur la gestion des données, la connectivité des objets et l’intelligence artificielle. Dans le cadre de l’industrie 4.0, les usines fonctionnent en réseaux à la fois avec leurs clients et leurs fournisseurs. Les modes de production flexibles et reconfigurables permettent une personnalisation des produits en temps réel. À travers des systèmes itératifs, la production intègre facilement les corrections et les modifications communiquées du fait des données transmises automatiquement par les consommateurs. L’industrie 4.0 consiste également à la mise en place de moyens de maintenance prédictive avec un suivi fin des besoins énergétiques et de tous les intrants.

Selon une étude menée en 2018 par PwC, 10 % des entreprises industrielles mondiales sont à la pointe de l’industrie 4.0 quand, dans le même temps, près des deux tiers n’ont pas engagé de mutation digitale de leur activité. Si 20 % des revenus actuels des entreprises proviennent déjà totalement ou partie du digital, ce ratio devrait être de 30 % d’ici 5 ans. Sans surprise, en raison de leur création plus récente et de la forte croissance de l’industrie, les entreprises asiatiques sont les plus en pointe en matière de digitalisation. 19 % d’entre-elles ont des process de production totalement digitalisés contre 11 % sur le continent américain et 5 % en Europe.

La diffusion des nouvelles technologies est plus rapide en Asie et aux États-Unis qu’en Europe. Le déficit de personnel qualifié constitue une entrave au développement du digital sur le vieux continent. L’écart entre l’Asie, les États-Unis et le reste du monde est également lié à l’appétence des populations. En Europe, le goût pour la technologie s’étiole. En France, le recours au smartphone pour le paiement est lent par rapport à ce qui est constaté au sein de plusieurs pays émergents. De même, notre pays est un des rares pays à ne pas avoir déployé la radio numérique et à avoir conservé la FM. En France, la petite taille des entreprises constitue également un frein à la mise en œuvre des techniques digitales.

Est-ce que le projet de la Commission intitulé « Horizon Europe » permettra de changer la situation et de rattraper le retard ? Ce projet s’intègre dans le prochain programme budgétaire de l'Union européenne (2021-2027) et prévoir une enveloppe de 100 milliards d'euros pour la recherche et l'innovation. Il reprend la philosophie du programme Europe 2020. Si pour les autorités européennes, ce dernier a répondu à leurs attentes, au vu des résultats on peut en douter. Dans le cadre du futur programme, la Commission a indiqué son intention de mettre en place un nouveau Conseil européen de l'innovation afin de moderniser le financement de l'innovation de rupture en Europe. Ce Conseil européen de l'innovation (CEI) aura comme mission de faciliter la sélection des projets. Un guichet unique sera institué pour assurer la transition des technologies à haut potentiel et des innovations de rupture. Le Conseil pour l’innovation est censé apporter un soutien direct aux innovateurs au moyen de deux instruments de financement principaux, l'un pour les phases initiales et l'autre pour le développement et le déploiement sur le marché.

Quels sont les freins à la réalisation de cet objectif ? N'ya-t-il pas un risque que les centres d'intérêt et les acteurs soient trop nombreux pour garantir de réelles avancées technologies et scientifiques ? 

Le programme précédent avait abouti à ce que l’Union européenne soutienne plus de 18 000 projets et accordé plus de 31 milliards d'euros. Pour obtenir l’accord des Etats membres, le saupoudrage est bien souvent de règle. Chaque Etat reçoit son dû. La remontée des projets obéit à des conditions géographiques et politiques, ce qui n’est pas un gage d’efficacité. Par ailleurs, l’obtention des aides, des appuis, des soutiens européens suppose la soumission de projets. Or, c’est un métier de déposer une demande soutien. Certains Etats, certaines entreprises sont meilleurs que d’autres. La France et surtout certaines régions françaises sont connues pour la non consommation des crédits européens faute de projets déposés à temps et respectant les conditions fixées par les autorités européennes. La dilution des aides sur un grand nombre de domaines de recherche empêche une réelle spécialisation. La Commission européenne devrait avant tout travailler sur les infrastructures, éducation, formation, unification des espaces financiers afin de faciliter l’émergence et le développement des start up. La constitution de réseaux d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche européens pouvant concurrencer les grandes universités américaines ou chinoises est indispensable. Il faudrait également simplifier la création de société européenne.

N'ya-t-il pas un risque, en finançant le développement de ces entreprises, qu'elles attirent des convoitises étrangères et, qu'in fine, elles soient rachetées pour leurs technologies ce qui entrainerait une perte totale de l'investissement initial pour l'Europe ? 

Les start-ups européennes sont rachetées car leurs dirigeants ont des problèmes d’accès au financement en fonds propres ou parce qu’ils souhaitent réaliser une belle plus-value. A la différence des Etats-Unis, il n’y a pas la culture de l’entreprise qui naît dans un garage et qui finit au Nasdaq. Le capitalisme européen repose sur des grandes entreprises historiques qui achètent les pépites tant pour se régénérer que pour éviter d’avoir de nouveaux concurrents. Il n’y a pas d’esprit far west, de conquête. L’étroitesse des marchés intérieurs expliquent également la nécessité de passer par une entreprise étrangère pour changer de dimension. Evidemment, le risque est que l’Union européenne favorise des pépinières de start-ups, de gazelles qui seront après rachetées par des grands groupes américains, chinois, japonais ou coréens. De ce fait, le plan de soutien doit s’accompagner de mesures visant à faciliter la croissance des entreprises européennes et de leur facilité l’accès aux marchés mondiaux. Il faut épauler comme les Etats-Unis savent le faire (ministère de la défense par exemple) les entreprises de pointe en-dehors des frontières européennes. L’Europe manque de commandes publiques. Elle a certes développé quelques programmes de recherche fondamentale mais il en faudrait plus et faciliter la diffusion des innovations au sein de la sphère des entreprises. L’Europe reste pour le moment une mosaïque qui doit affronter des blocs structurés. Il faut donc qu’elle soit plus agile, plus innovante pour rester dans la course à défaut de s’engager dans la voie du fédéralisme.

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