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"La guerre en 140 caractères" : le livre sur les guerres de demain qui se feront par réseaux sociaux interposés
©Reuters

Tweet fatal

Dans son livre "War in 140 Characters: How Social Media Is Reshaping Conflict in the Twenty-First Century", David Patrikarakos évoque l'importance prise par les réseaux sociaux dans l'évolution des conflits actuels.

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Atlantico : David Patrikarakos à travers son livre "War in 140 Characters: How Social Media Is Reshaping Conflict in the Twenty-First Century" s'est intéressé à la manière dont ont évolué les conflits et les crises à travers le monde et montre l'exemple de certains citoyens qui ont réussi à infléchir le cours de conflits grâce à leur utilisation des réseaux sociaux en modifiant en profondeur l'opinion publique. Que pensez-vous de cette analyse et à quel point les réseaux sociaux sont devenus une arme décisive sur le terrain ?

François-Bernard Huyghe : On a déjà commencé à parler de « Twitter révolution » dès 2009 en Iran quand les iraniens anti-Ahmaninedjab ont répandu les images d’une jeune manifestante tuée par la police. C’était la belle Neda, dont le visage de Madonne mourante photographié sur Smartphone et vite diffusé en ligne a bouleversé le monde. Et pendant le printemps arabe, en 2011, couplé avec un portable dans la poche, Twitter semblait l’outil idéal pour mettre instantanément en relation les manifestants face à la police, envoyer des images de la répression et des informations du mouvement à la diaspora et aux médias occidentaux. D’où l’idée que, désormais, les autocrates, avec leurs « vieilles » télés et radios d’État,  seraient impuissants face aux manifestants jeunes, souvent anglophones et pro-occidentaux, qui, avec un téléphone dans leur poche, montreraient la violence crue et mobiliseraient l’opinion internationale pour leur cause. Twitter (et d’autres plateformes) à chaque citoyen la possibilité de témoigner des horreurs du conflit, mais aussi de se coordonner que ce soit pour défiler ou pour organiser des secours. Le tout en prenant le monde entier à témoin.

Bien entendu, la réalité s’est révélée plus complexe et les armées aussi ont appris à utiliser les réseaux sociaux pour leur influence et leur guerre du sens. Ainsi Tsahal s’est livré à une véritable compétition de l’attention et des « followers » face au Hamas : tweetant dans plusieurs langues, les forces de défense israélienne renvoyaient leurs partisans vers des vidéos favorables, des liens, des informations tendant à démontrer qu’Israël faisait une guerre propre et que c’était l’adversaire qui faisait de la propagande, truquait les photos, etc.

Par la suite, comme le note Patrikarakos, que ce soit en Syrie ou en Ukraine, on a vu que ce n’étaient pas forcément les manifestants ou les ONG pro-occidentales qui gagnaient au jeu qui consiste à montrer ses victimes et à dénoncer les atrocités adverses. Soit avec des réseaux militants ou hackers « patriotes », soit en utilisant des trolls ou des « bots » (des robots qui simulent, l’activité d’un compte en ligne), les pro-Bachar ou les pro-Poutine ont pu montrer des horreurs des deux côtés, stigmatiser la désinformation adverse, contester des photos ou les récits d’atrocités qu’on leur imputait. Entraînant à leur tour la dénonciation sur les réseaux sociaux de « l’arsenalisation de l’information » (weaponization of information) par Poutine et les forces illibérales. Et ainsi de suite.

D’un schéma simple - les réseaux sociaux comme outils de dénonciation employé par les manifestants- on passe à un billard à trois bandes où chaque camp désigne l’autre comme responsable des violences et fabricateur de fake news,  metteur en scène d’atrocités imaginaires. Si bien qu’au final vous pouvez choisir la version de la réalité qui correspond à vos prises de position : vous trouverez toujours à la nourrir par des photos frappantes et des témoignages en direct.

Est-ce que les guerres de demain se gagneront plus par réseaux sociaux interposés plus qu'avec des chars ?

Employer une violence et une technologie supérieures ne suffit plus. Gagner une guerre ne consiste plus à planter son drapeau sur un bâtiment de la capitale adverse ou à obtenir une reddition en bonne forme d’un général vaincu. Encore faut-il convaincre la partie adverse jusqu’au dernier partisan qu’elle a perdu et qu’elle doit déposer les armes (ce que les Américains ou leurs coalitions n’ont réussi à faire ni en Afghanistan, ni en Irak, ni en Libye, ni en Syrie, etc.). Il est évident que la guerre comporte désormais une dimension de lutte par l’information, qu’il s’agisse de démoraliser la partie adverse ou de convaincre l’opinion internationale que le camp du Bien (vous) lutte contre la Barbarie. Outre les télévisions internationales par satellite (mais là encore, il n’y a plus de monopole de CNN) les réseaux sociaux  sont largement utilisés dans ces fonctions de victimisation, décrédibilisation du discours adverse, mobilisation de partisans hors frontière. Cette lutte idéologique par l’image et le récit semble être menée par des témoins directs, des gens comme nous sur place, et non plus par des médias ou des services de communication militaires ayant le monopole de l’information avec les médias U.S. (comme c’était le cas pendant les guerres du Golfe).

Mais au final, est-ce que ces méthodes n'ont pas toujours existé si l'on prend l'exemple de la photographie "Black Hawk Down" en Somalie ? Au final qu'est-ce qui a changé entre hier et aujourd'hui ?

On a beaucoup dit que les Américains ont perdu la guerre du Vietnam parce que leurs médias montraient les morts qu’ils faisaient et les morts qu’ils subissaient chaque soir au pays ; et, à Mogadiscio, quand l’invincible US Army a fait une bavure et perdu hélicoptères et soldats devant les caméras, Clinton a fait rembarquer ses troupes. De façon générale, les puissances occidentales (voir la France quand nous avons perdu des soldats à Uzbin en Afghanistan) vivent dans la crainte du découragement de l’opinion publique : elle réalise que les guerres ne sont pas « zéro morts », que nos petits gars meurent aussi dans des pays exotiques et que le monde entier ne nous adore pas. Occulter la dimension tragique du conflit, empêcher que l’on voie, par exemple, des victimes civiles de ses bombardements (et il y en a forcément), diaboliser l’adversaire, cela fait maintenant partie de toute stratégie cohérente. Et on le théorise à Washington comme à Moscou. La différence est qu’aujourd’hui l’outil technique pour toucher chacun derrière son écran d’ordinateur ou de téléphone s’est internationalisé, démocratisé. Il s’est même « civilianisé » en ce sens que tout groupe militant peut désormais tenter d’imposer sa vision du conflit. « Gagner les cœurs et les esprits » est devenu un jeu pluraliste ; la lutte idéologique, derrière la compétition des bombes et des missiles, se déroule aussi sur les médias sociaux accessibles à chacun. Mc Luhan disait que la télévision avait déplacé le front de la guerre dans chaque salon. Désormais, il passe aussi par l’écran de votre téléphone.

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